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Patience et « langueur » de temps

Hormis les travailleurs de la santé et les livreurs d’Amazon, nombreux sont ceux qui ont eu l’impression de passer la dernière année à attendre : attendre la réouverture des salles de classe ou des salles à manger, attendre pour se faire tester ou vacciner, attendre pour se visiter ou pour voyager. Notre rapport au temps s’est allongé et notre patience a été plus d’une fois éprouvée.

Pourtant, avant les mesures de guerre sanitaire, les jeux de démineur et de patience avaient perdu la cote. Résignation facile des faibles pour les uns, vice bourgeois du statuquo pour les autres, cette vertu d’un autre temps serait devenue une force d’inertie réactionnaire dans un système où la vitesse et le changement sont devenus la mesure du succès.

École d’humilité et d’abandon, la patience est un pied de nez à la dictature de l’instantanéité et probablement notre dernier rempart contre l’empire du contrôle systémique. 

Il faut dire que le mot lui-même ne partait pas avec une longueur d’avance. Apparenté au grec pathos, le mot « patience » renvoie à l’idée de souffrir. Mais n’oublions pas trop vite que, sans pâtir, il est impossible de compatir. La patience est le courage de celui qui aime avec passion. Car qui patiente, en file à la SAQ ou derrière son masque, révèle la valeur qu’il accorde à ce pour quoi il sacrifie son temps.

Cet article est aussi paru dans notre magazine de juillet/aout 2021. Cliquez sur cette bannière pour y accéder en format Web.

Déjà chez les Grecs, Pénélope a attendu fidèlement 20 ans qu’Ulysse son époux rentre à la maison. Darwin, lui, disait que les muscles des épaules sont ceux de la patience. (Comme quoi on peut évoluer et devenir fort même en ne faisant rien !) Les chrétiens ne sont pas en reste, eux qui chantent avec l’apôtre Paul que « l’amour prend patience » et qui prêchent depuis sainte Catherine de Sienne que « la patience est la mère de la charité ». Voilà pourquoi le penseur danois Kierkegaard renversait l’argument du plus fort : la patience est l’arme du faible, car elle n’est pas une possession, mais une dépossession. « C’est lorsque je suis faible que je suis fort. Heureux les pauvres ! »

Pour le philosophe juif Emmanuel Levinas, la patience est une vertu par laquelle une créature finie peut s’ouvrir au Dieu infini. En expérimentant ses limites, l’homme découvre son besoin de recevoir d’autrui. Cette épreuve de l’altérité, qui peut se vivre aussi bien dans l’amitié, dans la maladie ou dans la recherche de la vérité, renverse nos prétentions à l’autosuffisance. Je ne peux tout me donner à moi-même immédiatement. Mes désirs tyranniques doivent se soumettre à la médiation d’autrui et du temps.

N’est-ce pas aussi l’enjeu de la prière, où ma volonté se bute à celle du tout Autre qui peut donner maintenant, jamais ou avec délai ? Dans tous les cas, l’attente creuse paradoxalement une ouverture à l’inattendu. Quand l’impatient perçoit le temps comme une menace, le patient le contemple comme une promesse.

École d’humilité et d’abandon, donc, la patience est un pied de nez à la dictature de l’instantanéité et probablement notre dernier rempart contre l’empire du contrôle systémique. Patienter c’est, à temps et à contretemps, s’exercer à espérer ce que l’on ne peut que recevoir : être aimé d’autrui et sauvé de soi.

Écoutez cette chronique de Simon à On n’est pas du monde.

Simon Lessard

Simon aime engager le dialogue avec les chercheurs de sens. Diplômé en philosophie et théologie, il puise dans les trésors de la culture occidentale, combinant neuf et ancien pour interpréter les signes des temps. Il est responsable des partenariats au Verbe médias.