Ces saints qui n’ont pas connu Dieu

Une réflexion sur le film Whiplash de Damien Chazelle. (2014)

Le film est acclamé par les critiques, mais comme souvent pour les mauvaises raisons. On aime la musique, la direction, le jeu des acteurs. On retient une critique des enseignants abusifs, et en même temps, sans trop y voir de contradictions, on applaudit la quête de l’excellence dans un monde de médiocrité. Whiplash est l’histoire d’un jeune musicien de jazz (Andrew) et de son professeur (Fletcher), tous deux prêts à tout pour laisser leur marque en passant sur cette terre.

Mais Whiplash ne parle ni de Jazz, ni de pédagogie, ni de perfectionnisme. Whiplash est un film profondément eschatologique, un film sur les raisons de vivre, de souffrir et de mourir. Whiplash est un film sur la sainteté sans Dieu. Si Dieu n’existe pas, pour quoi trimer et suer? Si Dieu n’existe pas, toute passion semble démesurée. Whiplash montre la laideur et l’absurdité d’une telle sainteté au sens d’héroïcité.

Sans Dieu, les âmes faibles se réfugieront dans une vie poursuivant le bienêtre mondain et fuyant la souffrance. Les âmes folles se rueront vers l’or comme des Midas des temps modernes. Mais les âmes d’élite, les âmes passionnées, celles qui étaient créées par Dieu pour devenir de grands saints, ces âmes chercheront la gloire. Peu importe le trophée: de musique, de science ou de politique, ce qui compte c’est de passer à l’histoire, d’être reconnus par leurs pairs et leur père. Mais l’histoire qu’ils cherchent à écrire disparaitra aussi avec la figure de ce monde. Leur marque sur cette terre n’est que traces dans le sable.

Les étoiles vaines

Si Dieu est ignoré, une âme passionnée est condamnée à poursuivre une étoile de trottoir hollywoodien. Tout exploit semble vain face à la mort, tout absolu devient ridicule. Si Dieu est ignoré, voilà que la passion se déchaine sur une idole qui défigure celui qui la poursuit, qui rend absurdes tous ses sacrifices. Quelle différence au fond entre le courage des Olympiens, des politiciens et des musiciens coupés de Dieu? Verser son sang pour de la musique ou pour n’importe quelle autre créature oscille toujours entre le comique et le tragique. Si Andrew et Fletcher sont des monstres, c’est parce qu’ils sont des saints en puissance qui ne connaissent pas Dieu.

Fletcher veut pousser ses élèves au-delà des limites, les rendre quasi surnaturels, au-dessus d’eux-mêmes. « I was there to push people beyond what’s expected of them. I believe that’s an absolute necessity. » Très bien! Dieu ne veut-il pas la même chose de nous?

Dieu veut certes pour ces âmes passionnées l’excellence, il veut qu’elles deviennent des étoiles qui brillent au firmament et non sur le trottoir. Mais voilà que l’excellence de Dieu n’est pas dans le « Citius, Altius, Fortius » des dieux du stade. L’excellence des « stars » de Dieu se trouve dans les relations d’amour. Le saint vit, souffre et meurt d’amour. Le saint renonce à tout pour jouer en harmonie avec sa famille, ses amis et son Dieu : trois cercles que ne connaissent ni Andrew ni Fletcher.

Andrew et Fletcher auraient été saint François et saint Ignace s’ils avaient canalisé tous leurs désirs pour atteindre la perfection de la charité, la perfection des relations à l’école de Dieu. Dieu, le seul père dont la reconnaissance nous fait vraiment vivre. Dieu, le seul historien dont la mémoire soit éternelle.

Whiplash n’est pas un autre film de génie par la naissance. La perfection que recherchent Andrew et Fletcher n’est nullement reçue comme un don de la nature. Leur perfection est pur fruit de l’effort, pure autoconstruction d’eux-mêmes, comme un pur mérite en justice. Sans Dieu, il n’y a que moi, ma liberté et ma volonté. Sans Dieu je me sculpte moi-même et je contemple le résultat de mes efforts à la fin. Tout le travail, tout le mérite (et tout l’échec!) ne sont que pour moi. Mais avec Dieu la perfection est une œuvre communautaire. Avec Dieu la perfection inclut l’imperfection. Avec Dieu la justice est d’accueillir la miséricorde. Avec Dieu le sommet est donné plus qu’escaladé.

Qui applaudir ?

Le coup de fouet (Whiplash) nous frappe à la fin quand la question nous est enfin posée. Le film coupe après une performance parfaite d’Andrew devant un prestigieux public dans l’instant de silence qui précède le tonnerre d’applaudissements attendu devant un tel exploit.

Mais moi, vais-je applaudir ou pas? Moi qui connais son histoire, vais-je applaudir l’excellence de son jeu ou pleurer l’échec de sa vie? Et moi, pour quoi m’applaudit-on? Qui m’applaudit? Le coup de fouet, c’est le Christ qui me le donne, comme lorsqu’il dénonce le détournement de la vocation du Temple. Et toi quelle est ta vocation? Pour quoi es-tu fait? Pour qui vis-tu, souffres-tu et meurs-tu? Si tu réponds autre chose que Dieu, te voici aussi laid que le maitre et l’esclave du conservatoire.

« Aucun d’entre nous ne vit pour soi-même, et aucun ne meurt pour soi-même : si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. » (Rm 14,7)

Whiplash est l’histoire de deux saints qui jouent faux, deux héros ratés parce qu’ils n’ont pas su vivre au tempo de Dieu.

Simon Lessard

Simon aime engager le dialogue avec les chercheurs de sens. Diplômé en philosophie et théologie, il puise dans les trésors de la culture occidentale, combinant neuf et ancien pour interpréter les signes des temps. Il est responsable des partenariats au Verbe médias.