Photo: Une partie de l'installation de Christian Boltanski - tirée de Youtube
Photo: Une partie de l'installation de Christian Boltanski — tirée de YouTube

Personnes

Mis à jour le 15 juillet 2021.

Alors que dans son dernier billet, Florence Malenfant abordait l’épineuse question de l’art performance, cette fois-ci elle réfléchit sur l’installation en art contemporain. Parce qu’en plus d’être complexe, l’art contemporain est un sujet intarissable, composé de plusieurs facettes. Analyse de l’installation Personnes, de l’artiste Christian Boltanski.

L’installation, qu’est-ce que c’est ?

En fait, les artistes s’appropriant cette forme d’art créent généralement des œuvres qui investissent l’ensemble d’un espace donné avec (ou parfois sans) des structures plus ou moins grandes, accompagnées ou non de sons, d’odeurs, ou d’autres éléments stimulant les sens. Tout cela dans le but de faire vivre une expérience sensible nouvelle.

Dès lors, le visiteur se retrouve, souvent à son insu, littéralement immergé dans l’œuvre.

Un peu d’histoire

L’installation artistique est une pratique qui, quoiqu’on l’associe principalement aux cinquante dernières années, ne date pas d’hier. On pourrait très bien en trouver des traces dès le Moyen Âge ; certains considèrent les cathédrales gothiques comme les premiers ancêtres de l’installation.

En effet, si l’on s’attarde un peu à ces œuvres architecturales, on peut facilement faire des liens. Les églises avaient pour but avoué d’être une présentation terrestre du Ciel : tout était conçu pour susciter chez les fidèles un sentiment de ferveur toujours plus grand, par la stimulation de tous leurs sens. On voulait que quiconque pénétrait dans l’église se sente entièrement impliqué, corps et âme, afin qu’en ayant ainsi un avant-gout de l’expérience divine, il désire et cherche sans cesse à faire ce qu’il faut dans sa vie pour reposer dans l’Éternité.

Concrètement et pratiquement, les jeux de lumière créés par les vitraux (qui sont orientés et teintés selon des calculs et des desseins précis), la hauteur vertigineuse des plafonds, les fragrances littéralement divines de l’encens, l’acoustique exaltant toute note chantée ou jouée, etc. sont autant de moyens pour faire vivre au visiteur/fidèle une expérience totale et complète.

Un cas intéressant : Boltanski

Le fait est qu’il y a aujourd’hui autant de styles ou de types d’installations que d’artistes qui la pratiquent. Évidemment, dans une perspective plus spirituelle, tous ne sont toutefois pas aussi intéressants.

Christian Boltanski
Christian Boltanski. Photo : Bracha L. Ettinger

Penchons-nous, pour cette fois, sur le travail de Christian Boltanski. Artiste contemporain dont la réputation n’est plus à faire, ce dernier s’intéresse beaucoup aux thèmes de la mort, de l’absence et du souvenir. Son travail invite toujours le visiteur/spectateur à se questionner par rapport à ces sujets, à réfléchir sur sa propre existence et sur un sens à donner à tout cela.

Comme Boltanski est juif, on a souvent tendance, dans la critique artistique, à analyser ses œuvres en faisant des liens avec l’Holocauste. Mais rares sont les allusions directes de l’artiste à la Shoah. Il est hanté, comme chacun d’entre nous, Juif ou non, par la mort, et tente par son art d’y trouver un sens.

Pour ce blogue, je vous propose l’analyse d’une de ses œuvres les plus importantes, présentée à la Monumenta 2010 : Personnes1.

Nous sommes au Grand Palais de Paris à l’hiver 2010. En entrant, un mur de boites de métal parfois rouillées empilées les unes sur les autres, d’une longueur presque sans fin. Sur chaque boite, un numéro. Des battements de cœur résonnent tel un orchestre chaotique. Dans l’espace central, glacial, des vêtements à perte de vue. Ils sont disposés en rectangles de dimensions égales, alignés à égale distance les uns des autres. Au-dessus de chacun, un néon suspendu. Plus loin, d’autres vêtements, ceux-là placés en une montagne immense. Une main, une grue, en prend de façon aléatoire, les élève, puis les relâche. À répétition. Toujours ces battements de cœur qui retentissent.

L’énumération

L’installation s’articule autour de plusieurs thèmes, dont certains nous intéressent ici davantage. Ainsi, en premier lieu, parce qu’il est physique, le thème de la liste, de l’énumération. Ce mur infini de boites, ces vêtements innombrables, ces rectangles selon lesquels ils sont disposés, tout aussi difficiles à dénombrer, encore d’autres vêtements en un monticule invraisemblable.

Il s’agit d’une œuvre sur l’humanité, et il semble que Boltanski tente de montrer l’ampleur de son sujet par des quantités excessives de choses. Et en fait, toutes ces « choses » représentent des corps, des humains.

Au sujet de l’énumération, Umberto Eco déclare que « face à quelque chose d’immense, ou d’inconnu, dont on ne sait encore peu de chose ou dont on ne saura jamais rien, l’auteur nous dit qu’il n’est pas capable de dire, et par conséquent, il propose une énumération conçue comme spécimen, exemple, allusion, laissant au lecteur le soin d’imaginer le reste2 ».

L’effet est puissant : on est littéralement « saisi par le vertige […] de l’énumération ».

Avec Personnes, on peut croire que l’artiste, devant l’immensité de l’humanité, n’en présente qu’un échantillon, par l’accumulation incalculable d’éléments qui y réfèrent. Ces vêtements/humains deviennent comme les étoiles que Kant observe et devant lesquelles il est pris de vertige, non pas tant parce qu’elles sont nombreuses, mais bien parce que leur nombre ne fait que rappeler l’infini que le philosophe est incapable de se figurer ou de comprendre subjectivement. « D’où un plaisir inquiet [du spectateur], qui nous fait éprouver la grandeur de notre subjectivité, capable de vouloir quelque chose que nous ne pouvons avoir.3 »

D’une part, celui qui entre dans le Grand Palais aménagé par Christian Boltanski se retrouve face à des quantités concrètes et finies d’objets. D’autre part, il sent que cette abondance trahit l’innombrable, l’infini. Il est coincé entre ce qu’Eco distingue comme la liste pratique et la liste poétique, où la première dresse un inventaire de choses tangibles et données, alors que la seconde renvoie davantage à un « effet d’inachevé ». L’effet est puissant : on est littéralement « saisi par le vertige […] de l’énumération ».

L’absence

Un second thème susceptible d’éprouver le spectateur est celui de l’absence. En fait, le visiteur est pris dans une autre puissante dialectique : alors que Personnes tente de représenter des personnes, l’œuvre ne montre néanmoins personne précisément. C’est la cohabitation à la fois de la présence et de l’absence qui trouble.

De la même manière qu’une photographie montrant la mère de Barthes en rappelle cruellement, par la même occasion, sa disparition, les vêtements étalés de façon systématique sur le sol du Grand Palais évoquent les hommes à qui ils ont pu appartenir tout en décriant leur absence du décor. C’est le ça a été4, au sens où ces morceaux de tissus ont été portés par des personnes, les évoquent, mais ne les sont pas.

De même le retentissement des cœurs que l’on entend ad nauseam. Ces battements résonnent sans cesse, insistant sur la vie dont ils témoignent, mais on ne peut que rester inquiets de ne jamais voir leur réelle source. S’agit-il de bruits réalisés en temps réel, ou alors d’enregistrements captés il y a déjà quelque temps ? Et dans ce dernier cas, les cœurs interceptés battent-ils encore au moment où ils sont entendus ?

La mort

Ces inquiétudes mènent au troisième thème qui nous intéresse. Sous-entendue précédemment, la mort est sans doute le thème principal de l’installation de Boltanski. D’abord, justement, par l’absence paradoxalement omniprésente et palpable dans l’ensemble du lieu visité. Le mort, c’est celui qui n’est plus là, celui dont on se souvient, qu’on rappelle. Tout ce qui lui appartenait devient dès lors artéfact, empreinte de sa personne, des masques mortuaires, des imagos sans visage précis. Des cendres aussi, comme celles évoquées par les boites qui accueillent les visiteurs, semblables aux centaines de casiers dorés recouvrant les murs d’un columbarium.

Et puis il y a la grue. La routine de cette main métallique qui descend, prend au hasard quelques morceaux, remonte, et s’ouvre pour les relâcher. Geste inévitable, aléatoire. « C’est une réflexion sur l’arbitraire de la mort […] », répond la commissaire du projet à une question sur la pertinence de Personnes dans l’ensemble des travaux de Boltanski, sur sa place dans « cette lignée thématique » que l’artiste poursuit à propos de la mort. Ce dernier propose aussi, pour parler du caractère cruellement aléatoire du destin, l’analogie de la traversée du champ de mines, où un tel mourra et pas l’autre. On ne peut y échapper d’aucune manière ; la mort nous attend tous, à un moment ou à un autre, qu’on s’y attende ou pas, qu’on l’attende ou pas.

* * *

L’efficacité de cette œuvre de Christian Boltanski réside dans sa capacité de nous faire vivre ce qu’on appelle en esthétique l’expérience du sublime. Le sublime, ce n’est pas quelque chose de très beau, comme on l’entend dans le langage populaire. Pour faire simple, c’est plutôt un vertige, où l’on est face à quelque chose qui nous dépasse, qui nous rappelle notre petitesse, notre impuissance. Et dans ce cas-ci, l’artiste provoque en nous ce vertige par la profondeur de son discours.

Enfin, il serait particulièrement intéressant de comparer la réaction du visiteur d’une cathédrale gothique à celle d’un spectateur de Personnes… Comme quoi, presque mille ans plus tard, les hommes sont toujours préoccupés par les mêmes questions. Et les artistes utilisent pratiquement les mêmes procédés pour en témoigner.


Florence Malenfant

Détentrice d'un baccalauréat en histoire de l'art à l'université Laval et d'un certificat en révision linguistique, Florence a une affection particulière pour le bouillon de poulet et un faible pour la littérature russe!