Est-ce de l’art?

L’art contemporain nous laisse souvent perplexes. Certaines performances, parfois à la limite du supportable, nous dérangent. Notre blogueuse lance ici une riche réflexion sur l’art « extrême ».

Une salle de concert. Un public. Sur la scène, un piano. Le musicien entre, s’assoit devant l’instrument. Il ferme le couvercle du clavier. Quelques instants plus tard, il ouvre le couvercle. Le referme. Silence. Le rouvre. Le referme, silence, et l’ouvre à nouveau. C’est la fin du morceau. Cette pièce, c’est 4’33’’, de John Cage.

Un homme et une femme en relation veulent rompre. Ils se rendent aux extrémités opposées de la Grande Muraille de Chine. Ils marchent l’un vers l’autre. Après 90 jours et 2000 km, ils se rejoignent. Ils rompent. Repartent chacun de son côté. C’est la fin de leur relation. Cet homme, c’est Ulay; cette femme, c’est Marina Abramovic.

Une femme fait le tour de sa ville, utilisant les transports en commun, nue comme un vers. Sur son corps, des mots écrits au marqueur, évoquant les vêtements qu’elle aurait portés. « Pants » sur ses cuisses et mollets, « shirt » sur son torse, « bra » sur sa poitrine, et alouette. À l’épaule, son sac à main. Sur son nez, des lunettes. À ses pieds, des sandales à talons. Cette femme, c’est Milo Moiré.

Ils sont artistes. Pas comme dans « brouillon », « émotifs », « intenses » ou « dérangés ». Ils sont des artistes. Et ils pratiquent ce qu’on appelle l’art-performance.

Ma réaction, la première fois que j’en ai entendu parler: « Euh…? ’Sont pas ben!? ». Et si je me souviens bien, je devais autant parler des artistes que de ceux qui les considéraient comme tels. C’est qu’une fille qui monte une échelle dont les barreaux sont remplacés par des lames de rasoir semble bien difficile à accrocher dans un salon. Quoique…

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Vers la fin du XIXe siècle, les artistes décident de se distancier de la notion de beauté dans l’art. À cause, entre autres, de la hiérarchisation des genres et des pratiques, et de la discrimination basée sur la formation et la maitrise des techniques. On se met à faire de l’art pour l’art. De l’art à propos de l’art, aussi. Les décennies qui suivent témoignent de l’appropriation du concept par les différentes générations, et surtout, selon les différents contextes socio-politico-économiques.

L’art n’est plus seulement tableaux et sculptures, mais tantôt un urinoir autographié, tantôt un immeuble emballé dans du papier-cadeau.

Ainsi, les manifestations artistiques changent et se transforment selon l’évolution (pas au sens d’amélioration, mais au sens de modification) de la société. Rapidement, l’art n’est plus seulement tableaux et sculptures, mais tantôt un urinoir autographié, tantôt un immeuble emballé dans du papier-cadeau, tantôt une pièce où sont alignés des rectangles de vêtements éclairés par des néons.

La performance (1), pour sa part, est née, entre autres, d’une lassitude des artistes de laisser des objets parler à leur place, d’un besoin d’agir concrètement, de vivre et d’être, et de se présenter selon ce qu’ils pensent du monde. Le contexte de la guerre du Viet Nam n’y est pas étranger.

Les artistes de la performance mettent toujours leur corps en action, souvent à l’épreuve, repoussant les limites et les contraintes imposées par la nature et/ou la société.

Certains, comme les actionnistes viennois, à l’époque, se font littéralement violence en réponse à l’absurdité de la réalité politique autrichienne de l’époque, qu’ils considèrent étouffante; avec le Body Art, des femmes artistes telles que Marina Abramovic, Gina Pane ou Orlan s’infligent des traitements particulièrement pénibles en espérant récupérer le contrôle de leur corps, que leur a pris la société.

Mais la performance n’est pas obligatoirement souffrante pour l’exécuteur (et le regardeur, par le fait même). Parfois, il ne peut s’agir que de manger exactement le même repas au même endroit pendant X jours, de suivre des étrangers dans la rue jusqu’à ce qu’ils s’en rendent compte. Ou alors de s’assoir tous les jours sur une chaise dans un musée, sans bouger, de l’ouverture à la fermeture de celui-ci, en observant les gens qui se succèdent devant soi.

Comment savoir, alors, qu’il s’agit d’art performatif? L’art contemporain, c’est une étrange créature qui pose toujours plus de questions sans jamais donner beaucoup de réponses d’elle-même. Souvent, la clé, c’est le discours. Ce qui est dit de l’action posée, son sens, son évocation lui donnent sa légitimité… Mais le discours de qui? De l’artiste, oui, mais pas seulement. Parce qu’encore là, certains s’amusent à remettre ces concepts en question en changeant leur discours d’une entrevue à une autre… Les historiens de l’art sont peut-être alors les mieux placés pour assurer la valeur artistique de telles manifestations.

Ou bien le regardeur?

Umberto Eco propose que l’oeuvre soit ouverte (2), c’est-à-dire qu’elle a autant de signifiants qu’elle peut avoir d’observateurs. Où, au-delà des discours savants, l’oeuvre évoque souvent (lire: toujours) beaucoup plus que ce que son auteur a pu souhaiter dès l’origine, de toute façon.

Si d’emblée, face à une performance, on se dit: « ’Sont pas ben!? », l’oeuvre, ou ce qui pourrait en être une, perd tout son potentiel évocateur, et dès lors ne peut plus nous servir à comprendre notre monde, sauf peut-être les lacunes de notre système en matière de santé mentale…

Mais quand je dis: « ’Sont pas ben!? Pourquoi? ». Déjà, un infini de possibilités se déploie devant moi. C’est kitsch, mais c’est ça. Se poser des questions, c’est peut-être s’approcher un peu plus de réponses que paniquer et ne rien faire.

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Okay, je me mouille.

Par exemple, il y a cette artiste que j’ai mentionnée au début. Milo Moiré. Elle a un discours féministe où elle revendique le droit d’être assez bien dans son corps pour se libérer des carcans de la société. Dans son cas, ce sont les vêtements, qui ont, même pour les hommes, un caractère discriminatoire. Dans la société, on juge les gens d’abord par ce qu’ils portent. Alors elle s’en débarrasse. Déambule flambant nue dans la ville, dans les bus, dans les musées. Elle le fait en pleine heure de pointe. Pour critiquer aussi la routine infinie dans laquelle notre quotidien nous emprisonne. Et que peu perturbe, à voir les visages étonnés, mais en même temps pas tant dérangés que ça, des gens qui la croisent. L’effet est réussi. Le résultat confirme le discours.

Le discours qu’elle a. La raison pour laquelle elle « crée ». Le sens de son oeuvre, de l’implication directe de son corps dans son art. Elle dit en faisant. Elle performe.

Face à une telle manifestation, il y a quelques réactions possibles:

  1. « Hein? Une fille tout’ nue! ».
  2. « Elles n’y comprennent rien: c’est de l’art! », en parlant des vieilles dans l’autobus, offusquées de voir tant de peau.
  3. « Si c’est de l’art, qu’est-ce que ça dit? »

Pour servir mon article, je me suggère d’étayer un peu la troisième réaction.

N’y a-t-il pas un autre exposé que celui que propose de l’acteur-médium? Au-delà de ce que Moiré dit de son travail?

Son corps est d’une incontestable perfection occidentale du XXIe siècle (par cette description, je vous évite une visite sur Google): des seins bien fermes dont on remet en question l’authenticité, des mensurations dignes de Barbie, pas un poil, etc. L’artiste n’est-elle pas alors elle-même emprisonnée dans des dictats sociaux? Comment manifester pour le bienêtre corporel en ayant autant modifié son apparence naturelle? Est-ce que son art en est moins crédible? Ce qu’elle en dit ne perd-il pas un peu de son sens?

Si, comme Didi-Huberman le dit si justement, l’art est un symptôme de la société (3), que peut-on comprendre de la performance? De ce besoin d’utiliser son corps comme médium, d’en repousser toujours les limites?

Ça dit qu’on a besoin de se sentir illimité. Immortel, peut-être. Qu’on doit se prouver qu’on a le dessus et le contrôle sur son corps, sur soi-même. Sinon sur quoi?

Peut-être que c’est un moyen comme un autre de devenir dieu de sa vie. Un symptôme de la société.

Après tout, Dieu, le Créateur absolu, n’est-il pas un artiste? Pourquoi les artistes ne seraient-ils que des images, et pas eux-mêmes des dieux?

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(1) Pour en savoir davantage sur l’art-performance, je vous suggère d’aller visiter ce site du Centre Pompidou de Paris.

(2) Eco, L’oeuvre ouverte.

(3) Didi-Huberman, L’image survivante.

Florence Malenfant

Détentrice d'un baccalauréat en histoire de l'art à l'université Laval et d'un certificat en révision linguistique, Florence a une affection particulière pour le bouillon de poulet et un faible pour la littérature russe!