Salut pop Jésus

À la petite école, on nous a saturés de l’expression «Bonne Nouvelle» dans les cours de catéchèse (ou étaient-ce des cours de bricolage, je ne sais trop). Tellement qu’on ne peut plus entendre ces deux mots sans imaginer madame Ghislaine nous distribuant des silhouettes du Jésus/Ken Barbie à colorier, le teint rose, les sourcils bien épilés et les cheveux blonds, propres comme une pub d’Herbal Essence.

Bien sûr que Jésus devait avoir la peau des avant-bras bien douce. Mais est-ce là une caractéristique distinctive du Fils de Dieu? Je connais des tas de bonnes personnes autour de moi qui ont la peau douce, les dents blanches et les oreilles propres. Elles ne sont pas des messies pour autant.

Alors, s’il n’est pas une sorte de croisement génétique entre Leonardo DiCaprio et Che Gevara, qui est Jésus? Qui est ce Messie? Un ami? Un frère? Le Fils de Dieu le Père?

Comment peut-on annoncer à quelqu’un que «Jésus est son ami» quand son expérience de l’amitié est une suite de trahisons?

Comment peut-on annoncer que «Jésus est un frère» à quelqu’un qui a été écrasé par le sien sa vie durant?

Comment dire à une femme que «Dieu est son père» alors qu’elle a vu le sien boire jusqu’à plus soif avant d’humilier sa mère?

De quel dieu-de-la-promesse peut-on témoigner devant celui qui n’a plus une once d’espérance? Quel dieu-amour présenter à celle qui n’a gouté, dans sa chair, que des versions perverties de l’amour?

Qu’est-ce que cette «Bonne Nouvelle» de l’annonce d’un messie mort et ressuscité par amour pour nous sauver?

Loin de me faire penser à un bibelot en papier mâché, Jésus, pour moi, résonne plutôt comme trois tounes populaires attrapées sur les ondes FM, coincé dans ma voiture sur la 40 en construction.

Le sourire de Lisa

«Ma vie, c’est de la marde!» s’époumone la chanteuse néobrunswickoise Lisa LeBlanc.

«Alors, bienheureuse es-tu!» lui répondrait le Christ s’il la croisait sur la rue principale à Moncton.

Bienheureux ceux dont la vie c’est de la marde, car le Royaume des cieux est à eux? Je ne me risquerai pas à faire dire au Messie des mots qu’il n’a jamais prononcés. Mais je me plais à l’imaginer traverser notre époque, s’y mêlant aux poqués et paumés des quartiers oubliés.

Il aurait été proche des larrons défigurés par le mal commis et enduré. Il aurait écouté cette prostituée lui raconter pendant des heures comment son grand tannant de neuf ans s’en sort pas si mal à l’école. Il aurait fait du porte-à-porte dans les CHSLD pour jouer au backgammon avec des vieux esseulés.

Il aurait partagé un Kraft Dinner avec Lisa LeBlanc dans son appart’ pas meublé.

Jésus Christ n’a jamais dit: «Débrouillez-vous avec vos troubles!»

Bienheureux ceux dont la vie c’est de la marde? Jésus Christ n’a pas retenu jalousement sa dignité (cf. Ph 2,6-11). En d’autres mots, il n’a jamais dit: «Débrouillez-vous avec vos troubles!» En tout cas, j’ai eu beau chercher, je n’ai lu ça nulle part dans la Bible.

Ceux qui trouvent que leur vie sent mauvais peuvent certainement trouver réconfort en ce Dieu si proche qu’il est né au milieu d’odeurs d’étable.

Ne pas se sauver du Leloup

«Mais je préfère toujours recommencer. Faut-il tellement aimer pleurer.»

Jean Leloup a eu un autre instant de luci-di-di-té. Après avoir clamé – précurseur de Lisa Leblanc – que «la vie est laide», et s’être questionné à savoir s’il devait «partir ou bien rester» dans ce triste monde, l’excentrique et improbable chanteur de Sainte-Foy prêche un réalisme aussi rare que précieux.

Je partirais tellement aujourd’hui, je partirais au milieu de la nuit.

«Je partirais tellement aujourd’hui, je partirais au milieu de la nuit», chante Leloup dans «Recommencer». Qui n’a jamais ressenti cet irrépressible désir de fuir, de lever les feutres, de se prendre un aller simple pour Katmandou?

M’en aller chaque fois que mon enfant pleurniche (ou hurle) pour rien, dérange mes plans, ma journée bien planifiée, m’arrache à moi-même. M’en aller chaque fois qu’une énième incompréhension mutuelle survient dans le couple, avec les collègues, dans la fratrie. M’en aller chaque fois que le travail et les responsabilités me pèsent, me tourmentent, m’angoissent, m’insomniaquent.

Se sauver? Verbe équivoque.

Ici, curieusement, prendre ses jambes à son cou est l’antithèse du salut. Quand un tigre vous poursuit, le salut passe par la fuite. Mais pour tant d’autres occasions, le salut passe par la croix: «N’es-tu pas le Messie? Sauve-toi toi-même, et nous avec!» lui lance son compagnon d’infortune.

Vouloir descendre de la croix est une tentation qui guette autant le missionnaire jésuite au Japon que l’ado qui fait du skate sur le parvis de Saint-Roch. Vouloir fuir loin de ce pour quoi on est fait, pour quoi on erre, pèlerins, ici-bas, c’est le lot de tous.

Fuir dans un téléroman, vécu ou visionné. Partir dans un instagrammesque voyage de fuite de soi déguisée en découverte de l’autre. Aller se perdre dans les bois. S’en aller loin de la vaisselle, ou de cette satanée porte-fenêtre qu’il faudrait bien que je répare un jour au lieu d’atermoyer sur Facebook.

La vie confortable et le divertissement permettent peut-être de contourner la souffrance. Elles nous privent aussi, habituellement, de la joie de la résurrection.

Souffrant, de réparer une porte-fenêtre? Surtout si c’est ma femme qui m’en supplie, sous forme d’une récurrente revendication aussi patiente qu’assurée. Ça viendra, chérie… Mais avant, laisse-moi m’évader un peu dans la vie virtuelle de mes amis.

Recommencer, donc. Aimer, avoir mal, se faire mal, faire du mal. Puis, demander pardon, pardonner, et aimer encore.

Et on trompe. Et on se trompe. Et on se plante. D’ordinaire, par égoïsme. Par orgueil encore plus souvent.

Le parcours du baptisé n’en est pas un d’excellent ni de champion. Ou plutôt, si. Il s’agit d’apprendre à tomber de manière excellente, à se bêcher en champion. C’est-à-dire s’enfoncer à la manière de ce grognon de saint Pierre dans les eaux tumultueuses du lac de Galilée: les yeux fixés sur son Sauveur-sauveteur.

«Faut-il tellement aimer pleurer?» Leloup est brillant. Il sait qu’aimer fait mal. Que l’amour est plus souvent tragique que romantique. Enfin, un simplissime conseil du poète insolite: «Ne partez jamais sans lui dire: “Je t’aime.” Ne fuyez jamais devant les problèmes.» C’est, en quelque sorte, ce que le Christ a fait sur la croix.

De la tête aux pieds

Quand on se marie, on fait une folie. Il arrive aussi qu’on fasse, en marge de cette grande folie d’amour, de petites folies. Permettez le partage d’un souvenir de l’une de ces coquetteries qui ont ponctué ce jour béni.

Comme trame sonore accompagnant l’écrasement des orteils de l’autre, ma tendre M. et moi voulions autre chose que du Tchaïkovski. N’en déplaise aux puristes. Nous avons donc choisi innocemment, pour inaugurer la valse nuptiale, la pièce «Crown of Love» du groupe montréalais Arcade Fire.

You gotta be the One / You gotta be the Way / Your Name is the only Word that I can say.

Si j’écris innocemment, c’est parce que je n’avais pas mesuré la portée des paroles avant de la choisir. Disons que, pour donner le ton à plusieurs décennies de vie commune, ce choix de pièce était un brin hardi.

L’amour entre époux dépasse bien souvent les cadres rationnels. Ça relève même parfois du mystère. (Comment se fait-il que Ginette et Lucien soient toujours ensemble?) Mais Paul de Tarse écrit que l’amour des époux a ceci de particulier qu’il est le reflet d’un plus grand mystère encore: l’amour du Messie pour nous.

Et quel amour? Quel diadème ce Jésus – ô combien plus viril que Ken Barbie! – a-t-il reçu pour couronner son championnat de l’amour? Une couronne d’épines.

*

La «Bonne Nouvelle» alors? En dépit de nos médailles et de nos défaites, de nos limites et de nos vergognes, nous sommes aimés de la tête aux pieds.

D’abord la tête. Une couronne d’amour. Des épines bien enfoncées dans le plan cartésien. Transperçant les raisons du projet. Éclatant le programme. Jésus a payé, une fois pour toutes, le prix de nos mépris et de nos justifications foireuses.

Ensuite les mains. Des mains fixées, des bras écartelés. Des mains trouées qui embrassent le monde entier. Des mains étendues à l’infini dans l’axe horizontal de notre finitude. Jésus a traversé, une fois pour toutes, nos misères pour les transcender, les transfigurer.

Puis les pieds. Les pieds immuables, cloués sur le bois qui empêche la fuite. Jésus sur la croix a, une fois pour toutes, détruit la mort. C’est comme ça que le Christ aime, sur la croix.

Une croix qui, comme chacune de nos croix lorsque nous laissons le Christ nous sauver, devient une planche de salut.

NDLR Texte publié dans le numéro d’été du magazine Le Verbe. Disponible ici.

Pour aller plus loin:

Rien de ce qui est inhumain ne m’est étranger, Martin Steffens, Seuil, 2016.

[Dans vos oreilles: «Aujourd’hui, ma vie c’est de la marde», Lisa LeBlanc, Lisa LeBlanc, Bonsound, 2012. «Recommencer», Mille excuses Milady, Jean Leloup, Dare to Care Records, 2009. «Crown of Love», Funeral, Arcade Fire, Merge Records, 2004.]

Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.