Illustration: Félix Antoine Leroux / #ArtHorg
Illustration: Félix Antoine Leroux / #ArtHorg

Sortir du trou, être un bon screw

Version numérique du texte publié dans le numéro d’été 2017 du magazine Le Verbe d’été 2017.

En prison, c’est la loi de la jungle. Regard sur l’univers hermétique des milieux carcéraux à travers les yeux de deux screws dont la foi a tout changé dans leur façon d’y travailler.

Ce n’est pas tous les jours qu’un screw s’ouvre à vous. Pardon! Un «agent des services correctionnels», mieux connu sous le nom de «gardien de prison».

Marilyn et François* l’ont fait. Nous avons parlé quelques heures. Nous aurions pu étaler ça sur des jours. Chacun pourrait écrire un livre à sensation, ou plutôt un guide de survie.

«Une prison, c’est comme une ville; nous, on est les policiers, et tous les citoyens sont des bandits», lance François.

Combien y a-t-il de bandits dans votre ville?

— Disons que le nombre de gardiens est totalement disproportionnel!

— Tu veux dire insuffisant?

— Vraiment! Les gars sont laissés à eux-mêmes. C’est ce que j’ai trouvé le plus difficile quand j’ai commencé ce métier-là…

Avant d’atterrir ici, François travaillait en centre d’accueil, où il devait intervenir physiquement presque quotidiennement auprès des jeunes en crise, souvent plus vieux, plus grands et plus fous que lui. Ce n’était pas rare qu’il se blessait.

«Au moins, en prison, quand on sort à l’extérieur avec les détenus, on est armé et on a un gilet pare-balles… Et on est mieux payé! En centre d’accueil, on est à mains nues, c’est plus dangereux, mais au moins, on pouvait développer une relation avec les jeunes; on passait la journée avec eux, on discutait et mangeait ensemble. Ici, une fois la porte de la wing fermée, ils sont de leur côté, et nous du nôtre.»

Il n’y a pas de relation possible? «Pas la moindre. C’est la culture correctionnelle. Dans une wing, il y a de 30 à 60 détenus – en fonction de la surpopulation – pour seulement de 4 à 8 gardiens. On fait cinq rondes par jour. Le reste du temps, on est en dehors et on surveille par caméra, mais il n’y a pas de caméras partout. On ne peut pas savoir ce qui se passe dans les cellules.»

Ça fait quoi? «Ben… ça fait que l’autre jour, un détenu s’est fait battre presque à mort. Il avait toute la face tailladée par un pic. On est intervenu juste avant qu’il se fasse arracher les yeux…»

Les bourreaux

François reste silencieux, puis poursuit, comme pour se vider le cœur: «Depuis que les détenus n’ont plus droit à la cigarette – même pas dans la cour –, la violence a décuplé. Notre prison est un grand réseau de drogues. Il y a des gars qui rentrent juste pour faire de l’argent. Depuis l’interdiction des cigarettes, les non-fumeurs se font taxer. Quand ils arrivent, ils doivent déclarer qu’ils sont fumeurs pour pouvoir réclamer les timbres antitabagiques fournis par le gouvernement. Les gars ramassent les patchs, les grattent et les fument. Ce n’est pas rare que des drones viennent livrer du tabac aux fenêtres des cellules. La blague à tabac se vend 300 $… Il y a même eu un mort dans le réseau l’an passé à cause de ça.»

Comment peut-on souhaiter devenir agent dans la vie? Comment travailler dans un monde pareil? François dit qu’il est arrivé là par hasard et que c’est le cas de la plupart de ses collègues.

Illustration: Félix Antoine Leroux / #ArtHorg
Illustration: Félix Antoine Leroux / #ArtHorg

«Les agents sont issus de notre société, et pour la plupart d’entre eux, le bandit est une vidange. Depuis quelques années, il y a plus de jeunes: eux, ils veulent vraiment faire ça dans la vie. La plupart ont fait une technique d’intervention en milieu carcéral ou une technique policière. Ça donne des agents plus heureux. La jeunesse amène une autre vision, mais bon, ce n’est pas toujours mieux non plus.»

Dirais-tu que les agents sont, comme dans les films, des espèces de bourreaux? «C’est sûr qu’il y en a des pas fins, comme dans n’importe quel milieu. Moi, je ne suis pas un bourreau. Je suis un gardien. Je m’appuie sur la Parole de Jésus: «Des militaires lui demandaient: “Et nous, que nous faut-il faire?” Il leur dit: “Ne faites ni violence ni tort à personne, et contentez-vous de votre solde”» (Lc 3,14).

«Mais les véritables bourreaux, ici, ce sont les détenus envers les détenus. Je suis là depuis 10 ans, mais il y a tellement de violence, de détresse, de suicides… Je suis de moins en moins à l’aise avec ce milieu. Il y a un mois, un gars s’est fait poignarder juste à côté de moi à cause des guerres de gangs.»

Comment fais-tu pour garder la foi? «La prière et le silence. Je demande à Dieu de les bénir. Dans mon gilet pare-balles, à gauche, j’ai ma Bible, et à droite, j’ai ma médaille miraculeuse. Je ne peux pas toujours aller en profondeur, mais souvent, juste leur dire que je sais que ce n’est pas facile, et que je vais prier pour eux, ça change leur regard.»

La bonne wing

La wing de Marilyn, François dit que c’est la «bonne wing» parce qu’elle a toujours les mêmes détenus sous sa garde, et qu’elle peut les accompagner du début jusqu’à la fin de leur incarcération.

«Ça ne veut pas dire que c’est plus facile… Quand elle a découvert un pendu dans sa cellule, et qu’elle a dû le sortir, elle a été en état de choc pendant des semaines…»

La réalité de Marilyn est celle d’une «femme en prison». Son sourire change les choses et désamorce les situations critiques.

Les gars me disent: “Souriez, madame Bertrand! Vous nous faites du bien!”

«Les gars me disent: “Souriez, madame Bertrand! Vous nous faites du bien!” Même avant ma rencontre avec Jésus, ils aimaient mon sourire.»

Et depuis?

«Ils viennent me voir plus souvent. Il y a un gars, un gros tough. Il portait une croix à l’envers. Je lui ai dit: “Pourquoi tu la mets à l’envers? Faut que tu montres que tu es un tough? Que tu es pour le diable? Ça fait hot, hein? Tu dis souvent qu’il n’y a rien qui marche dans la vie… Ben, peut-être qu’elle changerait si tu mettais sa croix à l’endroit. Penses-tu que tu ne fais pas de la peine à Dieu? Tu es son enfant…”»

«Il me regardait, méfiant, mais quelques semaines plus tard, il est repassé avec sa croix à l’endroit cachée dans sa chemise. J’ai dit en chuchotant: “Tu es gêné de montrer qu’elle est à l’endroit? Crains pas. Je le dirai pas!” C’est ça, mon approche. Je pourrais me taire, mais non…»

La mère

«Une fois, sans faire attention, je suis entré dans le local de leur groupe de prière. L’aumônier, discrètement, m’a fait signe de rester. Pendant le Notre Père, je me suis retrouvée main dans la main avec eux. Ce sont des choses qui ne se font pas. Un détenu a dit: “Je veux remercier le Seigneur d’avoir une gardienne avec nous!”

«Certains savent que je vais à la messe; alors, quand ils y vont et que je suis dans mon quart de travail, je leur dis en souriant: “Prenez-en deux! Une pour moi aussi!”»

Illustration: Félix Antoine Leroux / #ArtHorg
Illustration: Félix Antoine Leroux / #ArtHorg

Ils communient pour toi? «Oui… Quand je faisais les dossiers pour libération conditionnelle, plusieurs s’en allaient devant le Comité tout déguenillés! Je leur disais: “Regarde de quoi tu as l’air! Tu vas te faire la barbe et te laver! Tu vas démontrer que tu es motivé. Tu dois être présentable. Fais comme si c’était une entrevue.” Ça ne leur plaisait pas de se faire dire ça, mais tranquillement, ils venaient tous me voir et me disaient, tout fiers: “Je vais être clean à soir, Mme Bertrand!” La joie, c’était quand ils revenaient: “Je l’ai eue! Je l’ai eue! Merci! Vous êtes comme une mère pour moi!”»

Marilyn les accompagne aussi de façon «interdite»: «Un monsieur est tombé malade. Il fait du temps depuis 1972. Un vieux bougonneux. Il prend des médicaments, achète ceux des autres et mélange tout ça. Il est tout le temps stone. Il a eu un cancer et a dû se faire opérer au visage; on lui a enlevé un œil… Je lui ai pris la main et lui ai dit: «Je suis avec toé, Lucien.» Je lui ai payé un café… On n’a pas le droit de faire ça, mais des fois, il y a des cas… tu n’as pas le choix… Il est seul au monde. Il a juste nous autres.»

L’arrivée

Les plus durs envers Marilyn, ce ne sont pas les détenus, mais les autres agents. Certains détenus ont remarqué que des agents malmenaient Mme Bertrand. Elle ne peut que constater que, depuis sa conversion, certains collègues avaient changé d’attitude envers elle, passaient des commentaires désobligeants sur Dieu ou sur la «faiblesse d’esprit» des croyants…

Pourquoi, selon toi? «Parce que je me tiens avec les prêtres! Je fais partie des “pro-détenus”, dans leur façon de voir les choses. Nous croyons en la réhabilitation, à l’éducation.

«Je me suis fait demander si j’étais dans une secte. J’ai répondu que j’étais catholique, que j’allais à la messe et que je lisais la Bible. J’ai juste plus d’amour, c’est grave, ça?

«Ils ne me reconnaissent plus. J’ai beaucoup changé. Je ne parle plus de mes ébats sexuels, je ne sacre plus… Ils me trouvent plate et prude! Ah! moi, je me trouve tellement plus hot qu’avant! Je suis en paix. Toujours joyeuse!»

Illustration: Félix Antoine Leroux / #ArtHorg
Illustration: Félix Antoine Leroux / #ArtHorg

Comment étais-tu avant la prison? «Ahhh… J’étais douce, aimante et j’avais du caractère. Quand je suis arrivée ici, la première chose qu’on m’a demandée, c’est si j’étais en couple. J’ai répondu oui. On m’a dit que, dans deux ans, j’allais rompre et perdre ma maison. J’ai demandé pourquoi. On m’a dit: «Parce que la prison, ça change.»

Horaire de travail: une fin de semaine de congé sur cinq pour commencer, puis une sur trois; de 7 h à 15 h, et retour à 23 h pour la nuit. L’agent qui refuse se retrouve au bas de la liste.

«Dans le fond, on fait de la prison, nous autres aussi… Tu en viens à te déconnecter du monde parce que tu ne peux jamais aller nulle part; les gens se disent que tu dois travailler et ne t’invitent plus. On n’a plus d’amis.»

Et puis, c’est vrai, finalement?

— Quoi donc?

— As-tu perdu ton conjoint et ta maison?

— Plus encore… Je ne faisais que travailler. La prison est devenue mon milieu. Je n’avais plus de vie. J’appartenais à la prison et je devenais comme elle: chialage, intolérance, impatience, jugements. Au début, tu te dis que ce ne sont pas tes valeurs, mais à la longue, elles le deviennent.»

Le trou

Le trou, ce peut aussi être celui de l’existence. «J’avais une belle maison, une belle auto, plein d’argent, me confie Marilyn. Je suis tombée dans l’alcool. J’avais toujours plein de questionnements. Je me demandais comment j’en étais arrivée là, mais je n’avais pas de réponse, alors je continuais.

«Je me suis mise à avoir une vie sexuelle assez active. Je me sentais si vide en dedans, comme si le sexe apportait un baume sur mon malêtre. J’étais accroc à la porno.

«J’étais dans l’occultisme, toujours rendu chez les médiums. Un soir, j’ai senti une “présence” dans mon lit… J’ai eu tellement peur! J’ai commencé à faire des crises de panique jusqu’au moment où j’ai voulu en finir.»

Un matin, alors qu’elle travaillait au trou, elle a demandé à sa supérieure l’autorisation d’aller faire du bureau. «J’étais incapable d’être là. Faut avoir le moral pour travailler au trou. Bref, je voulais en finir… J’étais en train d’étouffer. J’ai quitté le bureau pour aller chercher un dossier, et dans le corridor, je me suis mise à manquer d’air. Au loin, j’ai vu l’aumônier qui approchait… Nous étions seuls dans le corridor. Lui non plus n’avait pas l’air de bien aller… Arrivée à côté de lui, le cœur m’arrête, je tombe à genoux en m’accrochant à son col romain: “Aide-moi… j’vais mourir!”»

Qu’est-ce qu’il a fait? «Il m’a répondu: “Ah! C’était toi, mon mal de tête? J’ai failli ne pas rentrer ce matin!”»

Il a trainé Marilyn dans son bureau. Elle est restée là, à pleurer sa vie. Le Christ l’avait sortie du trou.

François aussi. Né dans une famille catholique, issu du milieu des HLM, il abandonne l’école à 15 ans pour devenir délinquant. Toujours tiraillé entre ces deux mondes.

«Une fois, j’avais emmené une fille chez nous. Quand elle a vu le bénitier au mur, la Bible ouverte sur une table, avec des petits pains de la Parole, elle m’a dit: “T’es qui, toé?”»

Dans ma poche de jeans, j’avais toujours mon crucifix avec, derrière, ma bit de hash collée dessus.

Elle ne connaissait que le pusher, avec ses tresses longues jusqu’aux épaules et son couteau. «Dans ma poche de jeans, j’avais toujours mon crucifix avec, derrière, ma bit de hash collée dessus. J’allais au confessionnal comme ça. La nuit, je me levais pour consommer… et j’en profitais pour prier.»

À trois reprises, le Christ lui a fait signe. Un jour, il a compris, avec le cœur, que Jésus était mort pour lui et que, même s’il n’y avait eu que lui au monde, il serait mort quand même. Un jour, il a eu peur de ne plus être capable de revenir à Dieu, à force de mener sa double vie. Un jour, en pleine prière, il s’est vu, comme en rêve, assassiner un ennemi et s’en réjouir.

«J’ai vu que le Seigneur m’avait préservé de ce futur-là. Qu’à cause de mon intensité, j’en serais venu à ça. J’ai vu que je n’étais pas mieux que tous ceux qui ont tué pour vrai et qui entrent ici.»

Que ce soit par le parcours du combattant ou bien par une chute inopinée, même les screws peuvent sortir du trou et ressusciter.

Note:

* Les noms ont été changés pour préserver l’anonymat.

Brigitte Bédard

D’abord journaliste indépendante au tournant du siècle, Brigitte met maintenant son amour de l’écriture et des rencontres au service de la mission du Verbe médias. Après J’étais incapable d’aimer. Le Christ m’a libérée (2019, Artège), elle a fait paraitre Je me suis laissé aimer. Et l’Esprit saint m’a emportée (Artège) en 2022.