Les Gagnon ont 16 enfants. Lydie est la petite dernière. Elle a dix ans. Avec ses yeux bridés, son rire contagieux et son visage tout rond, on la reconnait: c’est la trisomique.
Pour vous couper l’herbe sous le pied, elle se présente, tout sourire: «Bonjour, je m’appelle Lydie et je suis trisomique.» Nécessairement, on passe à une autre question.
Pour un chromosome de plus
Pour Monique et Alain, avoir 15 enfants n’allait pas de soi, mais en recevoir un 16e qui, selon les dires, est un malheur garanti, ça leur faisait porter un joug pas léger du tout.
«Après l’échographie, on avait regardé une émission. Une dame avait adopté 15 enfants trisomiques. Chaque année, deux clowns se rendaient chez elle, bénévolement, pour faire un spectacle. Ces enfants-là, disaient-ils, étaient leur meilleur public et ils auraient payé pour être là!
Nous, au lieu de nous réjouir, on pleurait, raconte Alain. On était sûr que c’était épouvantable d’avoir un trisomique. Un grand malheur!
Quand le personnel médical a vu l’anomalie, c’était le branlebas de combat et la lecture catastrophée du dossier de madame: 47 ans, 16 enfants.
«Ils se sont surement dit: “Tiens? Une folle. On va l’éclairer de notre science”, s’exclame Alain. Quand j’ai vu la technicienne faire 15 fois la même mesure, j’ai compris et j’ai demandé c’était quoi, le problème. Elle m’a répondu sèchement: “Je n’ai pas le droit de vous le dire.” La radiologiste est entrée, l’air terriblement grave, et s’est mise à parler à Monique: “Votre bébé a de grandes chances d’être trisomique. Vous avez 47 ans. Pensez-y! Il n’y a pas de risque à prendre. Avec l’amniocentèse, vous déciderez…” Je posais des questions, on m’ignorait totalement; je n’existais plus! On est sortis. Monique pleurait.»
«C’était la hantise de toutes mes grossesses, raconte-t-elle: comment allais-je pouvoir l’aimer? Je criais vers Dieu: “Tu le sais, Seigneur, que je ne sais pas aimer!”
— Mais tu en avais déjà 15!
«Oui, mais ils étaient normaux! Beaux! Fins! Intelligents! Comment j’allais faire avec une trisomique? La vérité, c’est qu’il me restait deux idoles dans ma vie: la Beauté et l’Intelligence. Une trisomique, c’était pour moi l’opposé de tout ça!»
L’enfer, c’est nous autres
Lydie est née avec un souffle au cœur, comme la plupart des trisomiques.
«Il fallait qu’elle atteigne un certain poids pour que les médecins puissent procéder à l’opération», explique Monique. Je devais m’occuper d’elle à temps plein, mais c’était une grâce de Dieu! Sans elle, je ne sais pas comment j’aurais passé au travers de notre enfer!»
En effet, un des fils était tombé dans la drogue. «Ça a duré sept ans! Seule Lydie réussissait à me faire oublier. C’était un cadeau du Seigneur! Comme s’il m’avait dit: “Moi, je vais m’occuper de ton fils. Toi, occupe-toi de ma fille.”
«J’y ai mis toute mon énergie. Comme Lydie ne pouvait pas entrer dans la routine familiale normale, je l’assistais en tout. J’ai appris le langage des sourds pour le lui enseigner. Je n’avais pas le temps de penser à mon garçon, à la police, à la cour… Il s’en est sorti, grâce à Dieu. Lydie a tant prié! Elle est persuadée que sa prière l’a sauvé.»
Après la toxicomanie d’un fils est survenue l’anorexie d’une fille. «La famille, c’est comme une microsociété; on ne peut pas être épargné des maux du monde! L’anorexie, c’était très difficile. C’est une maladie mentale. Je n’arrivais pas à comprendre. Là encore, Lydie m’a aidée à entrer dans cette faiblesse-là. Ma fille s’en est sortie elle aussi, tout en sachant qu’elle restera fragile.»
Lydie avait une mission: comme un ange, elle montait la garde. «Elle m’aidait à décompresser, parce que, quand il y a un problème, j’ai tendance à vouloir le régler tout de suite, mais la vie n’est pas comme ça! Le “problème” de Lydie ne se règlera jamais: elle est trisomique, et moi impétueuse!
«Elle m’a appris à attendre; tout est plus lent avec Lydie. Et avec n’importe quel enfant aussi – ils ne comprennent pas du premier coup! J’ai vu les enfants autrement; ce ne sont pas des adultes! Ils doivent apprendre, mais lentement et doucement.»
On connait la chanson
Lydie a rapidement pris du mieux. Au gré des jours, le clan Gagnon a été pris de court.
«On s’est rendu compte que cet enfant-là chantait tout le temps, raconte Alain. En camion – un 15 passagers! – elle chantait et nous interpelait sans cesse: “Allez, papa! Ton tour!” J’étais bien obligé de chanter! Impossible de mettre la radio; Lydie chantait! Et elle nous faisait chanter, toute la famille! Aucun enfant n’avait accompli un tel exploit!»
Un jour qu’elle entrainait tout le camion à chanter, elle s’est mise à improviser, provoquant l’hilarité générale. «On s’est regardés et on s’est dit: “Coudon! C’est l’fun d’être avec elle!” On avait du plaisir, on riait! Pourquoi avait-on tant pleuré? Au fond, c’était juste des préjugés. On nous avait dit qu’un trisomique était un grand malheur – et on y avait cru!»
Ces mêmes préjugés avaient rendu infernales les sept premières grossesses de Monique. Québécoise instruite et cultivée, elle avait cru, comme bien d’autres, que les enfants nuisent à la carrière et à l’épanouissement personnel.
À chaque grossesse, tout en elle se rebellait. Le discours dominant et bien des femmes autour d’elle lui rappelaient qu’elle gâchait sa vie. En même temps, au fond d’elle-même, elle sentait que l’accueil de la vie, tel qu’elle se donne et se présente, était source du vrai bonheur. D’autant plus qu’elle désirait sincèrement vivre ce que l’Église propose dans son enseignement (voir encyclique Humanae vitae).
«J’ai eu plein d’enfants, et chaque fois, c’était une occasion de me connaitre, me dit Monique, de me découvrir: mère imparfaite, oui, mais la mère qu’il faut à ces enfants-là.»
Alain en rajoute: «C’est de ces enfants-là que nous, nous avions besoin! C’est notre conviction profonde. Accepter et accueillir les enfants que Dieu voudra nous donner.
«On ne manquait de rien; on avait suffisamment d’argent, on était tous en santé, on avait une maison qui s’agrandissait toute seule… Il n’y avait pas de raison d’arrêter! Un jour, on a compris que c’était ça, notre mission!»
Le vieil homme
Pourtant, Alain, comme Monique, a eu ses combats.
«Ma carrière de prof s’est tassée pour laisser la place à ma véritable carrière: aimer ma femme, mes enfants, puis mes étudiants.
En 1999, j’ai eu un grave accident de voiture. J’ai frôlé la mort. J’ai subi une commotion cérébrale et j’ai perdu beaucoup de facultés, dont la mémoire. Ça m’a aidé à faire une croix sur ma carrière.»
C’est tout un deuil! «Ça m’a aidé, si l’on veut, à sacrifier l’idole.
— Laquelle?
— La performance! Jeune, chez nous, le sport était notre religion. On jouait au golf. Mes frères, plus vieux, plus grands, frappaient plus fort. Je forçais pour les égaler, mais je n’y arrivais pas. Je piquais des colères, lançais mes bâtons, sacrais! C’était ma vie: replié sur moi à envoyer promener tout le monde!
«Je méprisais les autres parce que, au fond, ce qui se passait en moi, c’était la crainte d’entrer en relation, de peur qu’on ne découvre à quel point je n’étais pas bon.
«Les enfants me forçaient toujours à sortir de mon nombril! Je n’étais pas fait pour avoir des enfants – ou plutôt, j’étais “défait” pour ne pas en avoir… Par exemple, l’été, j’allais à la pêche de 4 h à 16 h, puis c’était la sieste. Je n’étais jamais avec les enfants. Je faisais des petits trucs, mais la relation père-enfant, j’ignorais ce que c’était. Ç’a été une lutte terrible en moi. C’était quoi, être père? Il nous arrivait bien de prier le dimanche en famille, mais ça dérangeait toujours ma bulle. Malgré tout, j’étais persuadé moi aussi, de la sagesse de l’Église: chaque enfant était donné par Dieu, peu importe la raison.»
Tu luttes encore? «Oui, c’est mon combat contre le vieil homme en moi. Si j’arrête de prier, d’aller à l’Église (le couple fait partie d’une communauté du Chemin néocatéchuménal), d’écouter la parole de Dieu, je perds! J’ai 16 enfants, 16 petits-enfants et… 140 étudiants. Je suis tout le temps avec du monde! C’est limpide: Dieu me picosse sans cesse pour tuer le vieil homme!»
Socrate pour les nuls
Après ce témoignage d’une sincérité désarmante, Alain reste pensif au bout de la table. Soudain, il dit, conquérant: «Je parle toujours de Socrate dans mes cours! De la simple et de la double ignorance, tu connais?» Euh… non.
«Prends la mort. L’idée que les gens s’en font. Ils ont peur parce qu’ils croient que c’est l’hadès, les enfers. Socrate dit d’arrêter d’avoir peur, car on ignore ce qu’est la mort. On pourrait supposer que c’est un séjour heureux! On l’ignore. C’est la simple ignorance. La double ignorance, elle, c’est de prétendre savoir ce qu’est la mort.
«Je suis le parfait exemple de ça: j’ai pleuré et j’ai gâché un an de ma vie parce qu’on m’a dit qu’un enfant trisomique était un malheur. J’étais sûr de savoir ce qu’était un trisomique, mais je l’ignorais; il n’y avait pas de trisomique autour de moi, et je m’étais toujours tenu à l’écart si j’en croisais…
«Maintenant, je connais la trisomie. Je dis à mes étudiants qu’ils ont devant eux un prof de philo qui répète sa théorie de la simple et de la double ignorance depuis 30 ans et qui ne se rendait pas compte qu’il était lui-même dans la double ignorance… Ça m’a pris Lydie pour comprendre ça!
«On réfléchit ensemble sur les trisomiques qui se font avorter à 95 % parce que notre société est certaine de savoir ce que c’est.»
Sauver le clan Gagnon
Lydie trisomique, maman rebelle, papa colérique, et une sœur, un frère, fragilisés par l’anorexie et la toxicomanie; c’était quoi, la différence?
«Quand on a un enfant qui se drogue, je te dis que c’est triste dans une maison, raconte Alain. Je m’amuse à dire qu’il existe des «bisomiques» qui font suer leurs parents bien davantage que des trisomiques! La drogue rend toute la famille malade. C’était le désespoir complet ici.
«Puis, Lydie est arrivée! On s’est mis à chanter et tout est redevenu comme avant.
«C’était clair qu’elle était envoyée – Dieu venait sauver notre famille à travers elle. J’imagine qu’un jour Dieu s’est dit: “Bon. Comment va-t-on aider les Gagnon?” Et il nous a envoyé Lydie.»
Toute la maisonnée réalisait qu’elle possédait des qualités remarquables. «Elle est 16 fois “matante”, de dire fièrement Monique. Avec les enfants, elle est unique: un trisomique ne se sent jamais attaqué; les petits peuvent leur faire n’importe quoi, ils demeurent calmes et doux.
«Je dis souvent qu’il n’y a rien de mieux qu’un bébé pour un adolescent; il arrive de l’école un peu grognon, et quand il voit le bébé, il sourit, joue, sort de lui-même, participe à la vie de famille. Lydie faisait cet effet-là; chacun participait à sa croissance: bricolage, vidéo, sport, chanson, piano. Tout ça, sans qu’on le demande; ça s’est fait naturellement.»
Les Gagnon se sont adaptés à Lydie, et la simplicité s’est installée.
«Tout est devenu simple, beau, drôle; on peut faire des niaiseries, dit Alain en souriant. À table, elle lance: “Aujourd’hui, à l’école, je suis allée en éducation physique! Bon! Ton tour!” Et on doit faire son compte rendu. Lors de moments de prière en famille, elle prie pour chacun, puis elle dit: “À toi!” Alors, tout le monde est bien obligé de prier!
«Elle m’a simplifié la vie. C’est tellement fort en moi, la performance, le calcul… J’étais coincé là-dedans. Dieu m’a donné des trucs pour me décoincer, dont Lydie.»
On avait totalement perdu le contrôle de notre famille.
«On avait totalement perdu le contrôle de notre famille, souligne Monique. On avait peur, nos réactions n’étaient pas toujours bonnes, on avait transmis nos idoles à nos enfants… Avec Lydie, tout s’est simplifié.»
Samson et Lydie
Alain est encore pensif. «Tu sais, je me prenais pour ce gars dans la Bible qui s’appelle Samson!
— Quoi?
— Oui, tu sais, le mâle, la chevelure, la virilité… Mais au fond, Samson, il était sans Dieu. Il savait qu’il était de Dieu, mais il s’en foutait un peu. Après avoir tout perdu – chevelure, virilité, force, et même ses yeux –, il demande à un petit enfant de le guider dans le Temple. Là, il sait qu’il est faible. Là, il se fie à la force de Dieu.
«J’ai joué à Samson. J’ai toujours cru que j’étais fort, extraordinaire, beau, intelligent! C’est ça, cheminer. C’est long. Ça prend du temps. Et Lydie est une des personnes qui m’ont le plus aidé dans ma vie – grâce à qui je peux dire qu’au fond je suis le vieux Abraham, le stérile qui n’a pas de terre, qui est trop vieux, qui ne peut plus rien faire.»
Heureusement, Dieu aimait Abraham avec sa faiblesse, et lui a même confié un fils, une terre, une descendance. À presque 60 ans, ça tombe bien pour Alain.
C’est une grâce que les trisomiques ne soient pas vites.