Grues de bon augure, 1112, Empereur Huizong. Encre et couleurs sur soie. Musée provincial du Liaoning. (wikimedia - CC)
Grues de bon augure, 1112, Empereur Huizong. Encre et couleurs sur soie. Musée provincial du Liaoning. (wikimedia - CC)

Être méconnu des hommes

Ce n’est pas un malheur d’être méconnu des hommes, mais c’est un malheur de les méconnaître.

Confucius

(Ce texte est la suite de Simon Leys, le navigateur entre les mondes)

De Simon Leys (1935-2014), on connaît peut-être tel ou tel titre (Les Habits neufs du président Mao, Ombres chinoises, La forêt en feu, George Orwell ou l’horreur de la politique, L’ange et le cachalot, Protée et autres essais, Les naufragés du Batavia), mais peut-être pas.  Et peut-être pas Simon Leys non plus.

Comme le dit Philippe Paquet, son biographe, « Simon Leys (et a fortiori Pierre Ryckmans [c’est le vrai nom de Simon Leys]) n’est pas un nom qui parle d’emblée au grand public, en particulier aux générations qui tendraient à confondre la Révolution culturelle et le mouvement hippie » (1).

Quant aux spécialistes, sociologues du champ littéraire, professeurs de lettres modernes et autres historiens de la littérature, des intellectuels ou de la culture, ils ne lui ont pas forcément rendu justice dans leurs gros grimoires, leurs publications savantes et leurs papiers poussiéreux.

Sans l’ignorer totalement, des historiens par ailleurs éminents semblent en tout cas ne voir en l’auteur des Habits neufs qu’un personnage de second plan. Ils ne vont certes pas jusqu’à en faire un figurant sans importance, juste bon à servir de faire-valoir, mais ils le rangent parmi les acteurs mineurs de l’histoire des intellectuels.

Ni Sartre ni Foucault

Ainsi, Leys serait de ces écrivains dont le rayonnement n’eut et n’aura jamais rien de comparable avec celui des notabilités littéraires et/ou philosophiques du xxe siècle que furent Gide, Sartre ou Foucault, trois tonitruants ténors du milieu germanopratin, tous très en vogue en leur temps.

Si on regarde d’un peu plus près combien de fois le nom de Simon Leys est mentionné en comparaison de celui de Jean-Paul Sartre dans l’imposant Siècle des intellectuels de Michel Winock (un livre qui retrace l’histoire à la fois glorieuse et pitoyable des intellectuels français au xxe siècle), on mesure l’écart.

Alors que le nom de l’essayiste belge formé en sinologie classique à Taipei, Hong Kong et Singapour dans les années 50 et 60 n’est répertorié que trois fois dans l’Index des noms de personnes qui se trouve en fin d’ouvrage, celui de Sartre dépasse le cap des 100 mentions.

Si on compare ensuite Simon Leys à un auteur qui est à peu près de la même génération que lui et qui commence à prendre part aux débats intellectuels à peu près au même moment, en l’occurrence Michel Foucault, la marginalité de Leys apparaît toujours de façon évidente.

Simone Leys (photo tirée de Facebook)
Simone Leys (photo tirée de Facebook)

Le nom du penseur de L’archéologie du savoir revient presque trente fois sous la plume de Winock, soit dix fois plus souvent que celui du discret sinologue devenu, au début des années 70, un pamphlétaire au style incisif, décidé à pourfendre les intempestifs thuriféraires du maoïsme.

À en juger par la place que lui réserve Michel Winock dans Le siècle des intellectuels, Simon Leys apparaît donc bel et bien comme un personnage de second, voire de troisième plan.

N’étant pas né en France, Pierre Ryckmans n’a évidemment pas eu droit à une entrée dans le fameux Dictionnaire des intellectuels français de Julliard et Winock (2). On retrouve toutefois son nom en page 259 et en page 260 de l’ouvrage, sous l’entrée Chine populaire (ombres chinoises), puis à la page 1112, sous l’entrée Tiers-mondisme (crise du).

On peut juger excusable et même tout à fait justifiable ce tour de passe-passe éditorial rendant possible la mention de l’auteur belge dans un dictionnaire consacré aux intellectuels français. Après tout, il permet de ne pas faire totalement l’impasse sur un écrivain apparemment « périphérique », ayant évolué aux antipodes, et qui est finalement devenu incontournable avec le recul du temps pour avoir dénoncé, avant tout le monde, et mieux que quiconque, l’imposture d’une « « Révolution culturelle » qui n’eut de révolutionnaire que le nom, et de culturel que le prétexte tactique initial » (3).

Reste que Pierre Ryckmans n’a pas sa propre entrée dans le Dictionnaire des intellectuels. Il ne semble trouver place dans la mémoire historienne que de manière incidente, grâce à l’événement sanglant qui motiva son engagement et ses attaques contre le maoïsme bêlant des cénacles gauchistes d’Occident et contre toutes les complaisances et outrecuidances politiciennes, journalistiques et universitaires qui, de part et d’autre de l’Atlantique, perpétuèrent indûment, pendant dix ans, le mythe d’une Chine maoïste au service du genre humain (4).

Un esprit libre

L’éloge senti que Jean-Claude Michéa fit de Simon Leys (5) quelques semaines après la disparition de ce dernier, survenue le 11 août 2014, tranche nettement avec cette offuscation historique ( « offuscation » est ici à entendre au sens de « cacher à la vue ») de l’auteur des Habits neufs du président Mao.

Pour Michéa, Leys est ni plus ni moins que « le plus grand essayiste de langue française de ces cinquante dernières années » et son œuvre se situe « clairement […] au même niveau d’importance philosophique et politique que celle d’un Pasolini, d’un Orwell ou d’un Liu Xiaobo. »

Son « indépendance d’esprit et son intransigeance morale absolue » face à la terreur révolutionnaire et face à la bêtise des chantres de la Chine des charniers en font, à n’en pas douter, un des grands auteurs de la littérature antitotalitaire du xxe siècle, aux côtés de Boris Souvarine, Victor Serge et Alexandre Soljenitsyne.

En apprenant la mort de Leys, le critique Pierre Assouline lui rendit cet hommage appuyé: « On commettrait une erreur de jugement en ne voyant en Simon Leys qu’un grand sinologue. Ou uniquement l’expert qui a pourfendu les illusions meurtrières des maoïstes occidentaux. Ou le lanceur d’alertes des China watchers. Celui qui vient de disparaître à l’âge de 78 ans des suites d’un cancer était tout cela, bien sûr, mais c’est celui qu’il était en sus et au-delà de ces qualités de spécialiste qui nous manquera. Entendez : un intellectuel d’une remarquable tenue intellectuelle et d’une rare exigence morale. De ceux qui mettent leurs actes en accord avec leurs idées, espèce en voie de disparition. »

Le 12 avril 2014, Philippe Paquet eut pour sa part ce commentaire : « L’Histoire ne mettra pas longtemps à le reconnaître de la race des Albert Camus, Raymond Aron ou Jean-François Revel (une amitié sincère le liait au demeurant à ce dernier). Car Simon Leys n’était pas qu’un prodigieux érudit qui puisait ses références chez Zhuangzi, Chesterton, Unamuno, Orwell ou Simone Weil, un écrivain qui ciselait des bijoux en français, en anglais et en chinois, un esprit tour à tour drôle et caustique, subtil et raffiné, qui n’aurait pas fait honte à un prix Nobel de littérature.

« Il était aussi une conscience, toujours prête à se mobiliser contre l’injustice et le mensonge, qu’il s’agisse de condamner les violations des droits humains en Chine ou de combattre les bourdes d’une administration belge stupide et bornée. »

Un homme de vérité

Bernard Pivot réagit quant à lui à la disparition de l’écrivain en gazouillant ces quelques mots : « Homme de vérité, de courage, intellectuel intransigeant avec le crime, l’imposture et la bêtise, tel était Simon Leys ».

Deux ans plus tôt, en 2012, alors que l’auteur des Habits neufs du Président Mao était encore parmi nous, Pivot avait indiqué à ses lecteurs où Simon Leys se situait dans son panthéon des écrivains vivants :

Simon Leys est l’écrivain vivant que j’admire le plus au monde.

Bernard Pivot, Les mots de ma vie

Pas Michel Houellebecq. Pas Patrick Modiano. Pas Mo Yan. Pas Mario Vargas Llosa. Pas J. M. G. Le Clézio. Pas Orhan Pamuk. Pas John M. Coetzee. Pas V. S. Naipaul. Pas Günter Grass. Pas Kenzaburō Ōe. Simon Leys.

[Pour lire la suite de la présentation de Simon Leys par Alex La Salle, lisez son billet Leçon d’autodéfense anti-maoïste.]

Notes :

(1) Philippe Paquet, Simon Leys. Navigateur entre les mondes, Gallimard (coll. La suite des temps), 2016, p. 501.

(2) Un ouvrage de référence passionnant, qui mériterait, vingt ans après sa première parution, d’être revu et augmenté pas les historiens une fois encore (après la mise à jour de 2002).

(3) Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao, dans Écrits sur la Chine, 1998, p. 13.

(4) Parmi les nombreuses personnalités de l’époque qui prirent des vessies pour des lanternes, et virent dans la République populaire de Chine une antichambre du paradis alors qu’elle n’a été, durant les dix ans qu’a duré la « Révolution culturelle », qu’un goulag immense, il faut mentionner Maria-Antonietta Macciocchi, Alain Peyrefitte, Philippe Sollers, Julia Kristeva, John K. Fairbank, ainsi qu’un paquet de journaliste sérieux, travaillant pour des journaux sérieux (Le monde, Le Nouvel Observateur, Le Monde diplomatique, etc.). La palme de la sottise revient cependant au Président français Valéry Giscard d’Estaing, qui fit de Mao ni plus ni moins que « Le Phare de la pensée humaine ».

(5) L’entretien accordé par Michéa au Nouvel Observateur est à lire.

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.