Un texte de Valérie Roberge-Dion
[Portrait publié dans la revue d’automne 2016, Vulnérabilité]
Roselyne ouvre une petite boite intrigante. Franchement émue, elle y découvre un bracelet précieux, orné d’une ballerine en argent. Une carte accompagne le cadeau, un florilège de mots remplis d’amour. La scène se déroule dans un lieu inusité: au gym! Toute l’équipe du centre de mise en forme Profil, à Québec, a offert un présent à leur membre la plus spéciale. Spéciale parce que trisomique. Spéciale parce que rayonnante.
Roselyne Chevrette est épanouie, attentionnée, généreuse. Sa présence, tout en simplicité, a un impact lumineux dans les milieux qu’elle fréquente, notamment au centre où elle s’entraine.
Comment explique-t-elle ce phénomène? «Je crois que je surprends les gens… Je vais vers eux, je leur dis souvent que je les apprécie, je les encourage, ils aiment que je leur offre des cartes. Ce n’est pas habituel dans un endroit comme ça. Il y a un attachement réel qui s’est produit.»
Intégration plus que réussie pour cette femme de 38 ans qui vit avec une déficience intellectuelle. Le rêve de sa mère s’est réalisé, évoque Roselyne: «Maman a voulu me stimuler au maximum, pour que je développe mon plein potentiel. Pas de demi-mesure. Elle m’a même fait subir, à l’âge de cinq ans, une opération pour que je puisse mieux parler.»
Des années d’orthophonie ont suivi, de même que l’école, sans oublier les innombrables cours de danse! «J’étais hyperélastique, ça a donné l’idée à ma mère de m’inscrire à des ateliers de danse dès que j’ai eu trois ans», se remémore-t-elle, enthousiaste.
Ces années-ci, elle développe sa passion pour la poésie: «Écrire des poèmes me permet de m’exprimer. Il y a un déclencheur, une chute, un arbre… Je gribouille, et ça part! Ce qui est nouveau pour moi, c’est que j’ai commencé à écrire au “je”. Avant, je parlais toujours des autres dans mes textes. C’est toute une étape de vie…»
Elle vient tout juste de publier son quatrième recueil, Portraits. Au fil des voyages. La jeune créatrice fréquente l’organisme Entracte, qui offre un milieu artistique aux personnes ayant une déficience intellectuelle.
L’amour inconditionnel
Le parcours de Roselyne, marqué par la persévérance et la joie de vivre, l’a menée de London en Ontario à Aylmer au Québec, puis à Joliette. Elle y est demeurée durant toute sa scolarité avec ses parents et sa sœur Anne-Hélène. Les deux filles ont créé une chimie peu banale, au fil des péripéties vécues ensemble.
Roselyne se rappelle un moment charnière: «Ma sœur, c’est elle qui m’a expliqué pourquoi j’étais différente des autres, pourquoi je suis comme ça, moi. Je comprenais enfin pourquoi le monde riait de moi et avait des mots blessants.»
L’amour inconditionnel et la confiance réciproque ont fleuri, et aujourd’hui, c’est Anne-Hélène qui est la tutrice de sa protégée.
Extrait de «Vivre»
Recueil Nos fichus rouges. Au fil des différences.
Vivre avec une différence,
c’est faire visiter un autre monde,
un avenir qui nous appartient
auquel on pense avec espoir
sans attendre demain.Côtoyer la déficience,
c’est découvrir une réalité
où il y a tant de choses à apprendre,
pour réussir à nous aborder.Lorsqu’on se sent fragile,
il faut beaucoup de courage
pour vivre, pour survivre
avec l’étiquette d’une image.Nous ne l’avons pas choisie
Mais il reste…La vie
Donnons-nous la peine de faire des efforts
Car il reste à déterrer beaucoup de trésors.
La complicité quasi fusionnelle entre les sœurs a ouvert la porte à un projet particulier, à l’âge adulte. L’ainée, devenue mère, a suivi une intuition qui l’habitait: acheter une maison trop grande! À Québec, elle a rassemblé trois générations sous le même toit, pour créer un harmonieux milieu de vie, «un beau rêve de collaboration, avec beaucoup d’entraide». Il y a un étage pour les grands-parents, un autre pour la famille d’Anne-Hélène et un petit loft pour Roselyne.
Cette cohabitation particulière ouvre la porte à de nouvelles expériences. «Depuis que mon neveu Francis est né, je peux jouer un vrai rôle de tante, raconte Roselyne. Quand il était bébé, je me rappelle que je le prenais sur moi dans une écharpe kangourou et on dansait ensemble. Maintenant, il a huit ans, je lui ai appris plein de choses. Moi, je ne pourrai pas avoir d’enfants; je suis heureuse d’avoir une relation spéciale avec mon neveu.»
L’autonomie de Roselyne s’est développée peu à peu, favorisée par la proximité de son entourage. Cette débrouillardise se manifeste notamment dans son aisance à prendre l’autobus pour vaquer à ses occupations. Prendre un bon lunch au Café Castello de la 1re Avenue, à Limoilou, en compagnie de son complice Francis, par exemple. «Ça fait huit ans qu’on est amoureux, il est extraordinaire. C’est un cœur en or, il est gentil, respectueux, attentionné, il prend soin de moi… Je l’aime tellement!» s’exclame-t-elle, les yeux pétillants. Qui se ressemble s’assemble?
La duchesse de Charlesbourg
Le quotidien de Roselyne est aussi ponctué par du bénévolat, beaucoup de bénévolat… L’apport de Roselyne à sa communauté est indéniable. À la paroisse Saint-Rodrigue de Charlesbourg, d’une part. «Je suis lectrice à la messe et je donne la communion… La foi est très importante dans ma vie. Peu importe où je vais, je prie. À l’église, ailleurs, je prie partout, en moi.»
Pour cheminer dans sa spiritualité, Roselyne aime participer au groupe de partage Foi et lumière, qui implique des personnes ayant une déficience intellectuelle. «La foi me vient de mon grand-père irlandais, qui était très croyant», confie la passionnée. Son père a été prêtre, aussi, avant de fonder son foyer.
De cet héritage catholique infusé dans la famille découle un art de vivre savoureux: «La spiritualité, ça change bien des choses chez nous. Elle peut prendre toutes sortes de formes, comme la musique. Elle se traduit par de vrais gestes. Quand ma sœur prend du temps pour m’accompagner quelque part, c’est normal pour moi de monter lui plier une brassée de linge…»
De vrais gestes? Roselyne rend de nombreux services à sa tutrice, directrice de l’école de violon Anne-Hélène Chevrette: photocopies, travail sur ordinateur, rangement des locaux, présentation des numéros lors des concerts, accueil du public. Cette façon de collaborer est en soi un message… En effet, une mission spéciale anime les deux complices: sensibiliser la population à l’intégration des gens différents.
Sa participation à l’édition 2016 de la décapante Revengeance des duchesses a été remarquée. Depuis 2010, pendant les deux semaines du Carnaval de Québec, la parole est donnée à des femmes de tous âges, prêtes à sillonner leur quartier pour en faire connaitre les trésors. Un projet brodé par l’amitié, l’expression, la créativité, l’authenticité.
Pour la première participante trisomique de l’évènement, l’expérience a été exigeante, mais motivante: «C’était enrichissant pour moi de connaitre d’autres gens. Il y avait une belle complicité. Mon activité préférée a été la tournée des bars avec les autres duchesses. Vraiment, c’était super!»
La représentante officielle du «duché» de Charlesbourg a profité de cette tribune haute en couleur pour donner de la visibilité à des commerces, des organismes, des écoles qui
sont à ses yeux des champions de l’accueil des personnes vivant avec des limitations. C’est ainsi que son blogue s’est retrouvé truffé d’articles, de poèmes, de réflexions mettant à l’honneur la pharmacie Uniprix du coin, la Maison du Renouveau, le Centre du Rembourreur, le studio Danse Attitude…
Une culture à transformer
Roselyne prend le micro chaque fois qu’elle le peut, quand il est question de promouvoir la cause qui lui tient à cœur.
L’étonnante femme est devenue porte-parole de l’Association pour l’intégration sociale de la région de Québec (AISQ). Un rôle qui la garde occupée! «J’ai fait des apparitions à la télévision, passé des entrevues… J’ai donné des témoignages pour l’organisme de financement Centraide. J’ai aussi sensibilisé les élèves du secondaire à la différence, avec le programme pilote Visite d’un autre monde.»
Elle lutte contre les préjugés et la méconnaissance, expliquant inlassablement l’apport des gens différents: «Par la nature même de ce qu’elles sont, les personnes vivant avec une déficience intellectuelle sont importantes dans la société. Leur limitation fait en sorte qu’elles sont proches des vraies valeurs humaines qui rendent heureux. La simplicité, la spontanéité, l’intégrité, l’humilité, la joie de vivre, le courage, la persévérance, l’amour inconditionnel… Ces personnes vivent de l’essentiel. Leur intégration transforme le sens de l’humanité pour les gens qu’elles côtoient. Elles les invitent à être plus généreux, plus compréhensifs, plus patients, plus simples, plus vrais… Elles transforment leur entourage en un monde meilleur… C’est leur mission de vie, et l’une des plus importantes!»
Extrait de «Naitre»
Recueil Balade vers l’enfance. Au fil des générations.
Pour les personnes trisomiques,
Combat d’une place dans la société
Difficile intégration des chemins
Regards des gens qui pointent du doigt
Richesse de la différence qui devrait être un droit
Pourquoi ne pas prendre le temps d’aller leur tendre la main
C’est si dommage qu’on leur enlève leur dignité
Pourquoi faut-il les éliminer?
Roselyne nage à contrecourant. Elle remarque au quotidien la crainte des gens qu’elle croise: «Ils ne savent pas comment interagir avec nous et se ferment. Nous sommes pourtant des personnes, d’abord et avant tout! Ils pensent qu’on est des enfants, mais non, on grandit nous aussi, on fait notre vie comme tout le monde. Je connais les besoins de ces personnes, et certains n’ont pas accès à des activités passionnantes, à une bonne alimentation, ils n’ont rien pour être fiers d’eux et contribuer dans leur milieu. C’est très difficile de trouver des tâches, un travail dans une culture qui met tellement l’accent sur la performance.»
Elle aimerait contribuer à faire changer les mentalités, pour qu’on reconnaisse la force des gens qui ont une déficience intellectuelle.
Accueillir des petits trésors
Son plaidoyer résonne avec insistance dans le contexte où le dépistage de la trisomie 21 durant la grossesse est devenu la norme. Roselyne a été invitée à prendre la parole à ce sujet à l’Assemblée nationale, comme porte-parole de l’AISQ. Elle y a dénoncé un manque d’accompagnement et d’information pour les futurs parents.
Quand le risque de mettre au monde un enfant trisomique est accru, l’incitation à interrompre la grossesse va souvent de soi, ne serait-ce qu’implicitement: «Les médecins sont humains, ils peuvent apporter des préjugés. C’est sûr que, s’ils donnent juste les pires exemples, ceux qui font peur, les parents ne peuvent pas deviner qu’on peut avoir une belle vie. Je veux sensibiliser à cette réalité. S’il y avait des dépliants positifs dans les présentoirs des hôpitaux, ça aiderait.»
L’infatigable porte-parole rappelle que l’amniocentèse, l’intervention qui sert à préciser davantage les probabilités de déficience, n’est pas sans risque. Et finalement, «les statistiques, les chiffres, ça fait peur et ce n’est pas mignon, pas attachant, pas surprenant. Moi, j’ai été chanceuse. Maman a décidé de me garder. Elle me trouvait jolie…», témoigne-t-elle, reconnaissante.
Elle rêve donc que plus de parents se lancent dans l’aventure et apprivoisent la différence.
Pour l’entourage de Roselyne, la clé a toujours résidé dans le fait de se créer un réseau de soutien, branché sur les ressources disponibles. Sa sœur confirme que «ce n’est pas lourd pour un grand groupe de soutenir une ou deux personnes qui ont des besoins spéciaux!» L’exemple des groupes de parrainage qui se sont formés pour accueillir des familles de réfugiés syriens sourit aux deux sœurs: «C’est ça qui a besoin d’exister, pour soutenir les personnes qui ont une déficience!»
Et finalement, il ne reste qu’à oser… «Laissons les gens faire leur expérience, propose Roselyne avec simplicité. Un enfant différent, ce n’est pas un fardeau. C’est un petit qui a beaucoup d’amour à donner, qui a besoin d’être en contact avec les autres.»
Elle ajoute en chuchotant: «On est comme des perles. Des petites perles…»
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On peut obtenir les quatre recueils de poésie de Roselyne Chevrette par courriel: roselyne.chevrette@gmail.com.
Pour écouter l’entrevue de Valérie Roberge-Dion et Roselyne Chevrette à l’émission du 5 décembre 2016 d’On n’est pas du monde: