Jusqu’aux limites du monde

Confins. Du latin confinium : « frontières ».

Le Grand Confinement a eu l’heur de nous poser bien des questions, dont celles que je retiens ici : quel rapport entretenons-nous avec les lieux que nous habitons, avec ceux où nous nous réunissons pour travailler, avec ceux où nous prions en communauté ? Les limites qui bordent ces espaces sont-elles des entraves étouffantes ou un cadre duquel nous pourrions tirer grand profit ?

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L’enjeu des limites, des frontières — ou parfois de leur absence — est peut-être l’un des plus formidables pour penser notre époque.

Nous la pensons, cette époque, si souvent en termes relatifs au temps : tout va si vite, la vie accélère sans cesse, on n’a plus le temps de prendre le temps. D’ailleurs, les derniers mois que nous avons passés, où nous étions plus ou moins assignés à résidence, ont profondément modifié notre rapport au temps. Plus rarement, par contre, pensons-nous notre ère en termes géographiques.

La pertinence de cette perspective s’impose d’elle-même.

Dans les journaux du matin, je lis que des familles entières de réfugiés doivent reprendre la route, sur l’ile grecque de Lesbos, parce qu’un incendie déclenché par d’autres migrants en guise de protestation a embrasé tout le camp.

Ailleurs, un excellent reportage[1] paru dans la revue XXI nous apprenait que, moyennant la modique somme de trois-millions de dollars, vous et moi pouvons acheter un passeport chypriote et ainsi avoir accès, sans visa, à 158 pays. Quinze-millions pour un autrichien. Et pour les petits portefeuilles, il faut prévoir 200 000 dollars pour un passeport de Vanuatu, mais celui-ci ne vous ouvre la porte qu’à 125 pays[2]. Désolé.

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En 1943, la philosophe d’origine juive Simone Weil pensait l’exil en des termes qui ne se limitaient pas à l’expatriation, mais qui embrassaient aussi les déracinements plus symboliques (mais non moins destructeurs).

« Quoique demeurés sur place géographiquement, [les ouvriers français] ont été moralement déracinés, exilés et admis de nouveau, comme par tolérance, à titre de chair à travail. […] Ils ne sont chez eux ni dans les usines, ni dans leurs logements, ni dans les partis et syndicats soi-disant faits pour eux, ni dans les lieux de plaisir, ni dans la culture intellectuelle s’ils essayent de l’assimiler. »

Tant de fois réduit au statut de consommateur, le citoyen du 21e siècle n’est pas beaucoup plus « chez lui » que le journalier de l’entre-deux-guerres.

Intellectuelle ouvrière, conseillère du général de Gaulle, mais avant tout véritable prophétesse des temps modernes, Simone Weil rêvait déjà d’une technologie qui permettrait aux travailleurs de produire leur ouvrage à domicile, près de leurs enfants, dans des quartiers qui seraient plus que des dortoirs.

« Il faut aussi avoir en vue avant tout […] un arrangement permettant aux êtres humains de reprendre des racines. Cela ne signifie pas de les confiner. Jamais au contraire l’aération n’a été plus indispensable. L’enracinement et la multiplication des contacts sont complémentaires. Par exemple, si, partout où la technique le permet – et au prix d’un léger effort dans cette direction elle le permettrait largement –, les ouvriers étaient dispersés et propriétaires chacun d’une maison, d’un coin de terre et d’une machine […], le malheur de la condition prolétarienne disparaitrait. »

L’auteure de ces lignes déchanterait surement en réalisant l’infâme aliénation que peut représenter une journée à enfiler les visioconférences les unes après les autres. Cela dit, la nouvelle vague nommée « télétravail » s’approche drôlement de l’idéal décrit plus haut.

Les enfants peuvent maintenant revenir diner à la maison. Le lavage peut se faire pendant la pause-café, libérant ainsi les weekends pour davantage de moments avec nos proches (ou avec Netflix). Moins de temps passé dans le trafic, dans l’espace qui sépare la maison du bureau. Encore faut-il avoir l’espace à la maison pour mettre un bureau…

Tout en restant vigilant devant le risque de dépendance accrue au monde virtuel, l’opportunité de « réenracinement » est manifeste : plusieurs d’entre nous avons peut-être l’occasion de redéfinir les lieux, leurs fonctions et leur rôle dans notre bonheur terrestre.

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Le mathématicien Olivier Rey concluait ainsi son analyse de la « situation exceptionnelle » que nous traversons : « Quand on ne peut plus donner sa vie, il ne reste plus qu’à la conserver. »

Si l’espérance consiste à avoir ses racines plantées dans la patrie céleste, le plus triste exil est sans doute cette perte de l’horizon véritable, ce déracinement spirituel, cette désespérance d’investir dans un trésor qui est périssable en ce monde. Contrairement à celui de la Moldavie, de Saint-Christophe-et-Niévès ou de la Grenade, le passeport pour la terre promise ne peut s’acheter à aucun prix. Aussi, il faut dire que la frontière entre ce monde et l’autre est aussi franchement définie que son franchissement est indésirable.

Et pourtant, le dernier numéro spécial sur l’Exil du magazine Le Verbe regorge de témoignages de femmes et d’hommes qui sont morts à quelque chose pour gouter à une vie plus pleine, qui sont allés aux limites du monde et ont touché Dieu du bout du doigt dans des rencontres, qui ont laissé le Christ transformer les routes de l’exil en chemins de salut.



[1] Selon une enquête menée par les journalistes Aurélie Darbouret et Camille Le Pomellec («Achetez votre nationalité préférée», revue XXI, printemps 2020).

[2] Difficile de trouver meilleure illustration de ce que David Goodhart a démontré dans Les deux clans: il y a dans le monde les Anywhere (ceux de partout et de n’importe où) et les Somewhere (ceux de quelque part); ceux qui sont mobiles, branchés, mondiaux, ouverts sur le monde… et les autres.

Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.