La veille de notre départ du Rwanda, le père Élie, directeur de l’antenne rwandaise des Œuvres pontificales missionnaires, nous a invités au restaurant. Il voulait nous faire oublier nos tracas en nous faisant découvrir une nouvelle table. Face à notre silence persistant, il a insisté :
« Nous allons au restaurant. Ce n’est pas loin. Vous avez compris ?! »
Pour tout dire, nous aurions été prêts à jeuner pour nous rendre directement à l’hôtel. Nous voulions nous connecter au wifi le plus rapidement possible afin de prendre les dernières nouvelles. Nos vols de retour étaient prévus le lendemain.
Après avoir quitté Kigali, nous devions passer par les aéroports d’Addis-Abeba et de Francfort pour finalement atterrir, si Dieu le voulait bien, à Montréal.
Il ne suffisait que d’une annulation de vol pour que nous nous retrouvions coincés, pour un temps indéterminé, loin de la maison.
Par égard pour le père Élie, nous avons accepté l’invitation. Le vin aidant, nous nous sommes détendus et avons pu profiter, une dernière fois, de sa compagnie.
Rester au Rwanda pendant quelques semaines, voire des mois, n’aurait pas été dramatique. Notre sécurité n’était pas en jeu. Puisque nous étions déjà en lien avec l’Église locale, nous aurions été accueillis avec égards. Nous avions aussi les moyens de couvrir nos frais de subsistance. Personne n’allait mourir de faim.
Il n’empêche que la simple possibilité de l’exil forcé m’a donné le vertige.
Les voyageurs canadiens rencontrés à l’aéroport de Francfort avaient aussi l’œil anxieux. Un couple à qui j’ai parlé m’a dit voir son dernier vol être annulé moins de vingt minutes avant l’embarquement. Quand notre avion est finalement décollé, nous avons soupiré en chœur, soulagés.
Changement de plan
J’étais allée au Rwanda pour documenter la réalité des camps de réfugiés congolais et les projets qui y sont menés par L’Enfance missionnaire. Dès mon arrivée en sol africain, j’ai compris qu’il se tramait une crise que je n’avais pas vue venir.
J’avais circulé en Espagne entre festivals et carnavals où, insouciantes, de nombreuses personnes déguisées en coronavirus trinquaient à la vie. Ces scènes me paraissent aujourd’hui surréalistes.
Au Rwanda, début mars, on prenait déjà la menace au sérieux.
À l’aéroport de Kigali, on mesurait la température de tous les voyageurs. Des gardiens s’assuraient que les clients des restaurants, des hôtels, des musées et autres lieux publics se lavent les mains avant d’y pénétrer. On a maintes fois refusé de me serrer la pince. Candide, j’ai d’abord cru que c’était parce que je suis une femme. Je réalise aujourd’hui que je représentais un danger réel pour la santé de mes hôtes, leurs familles et leurs communautés.
Il va sans dire que, compte tenu du contexte, on nous a interdit l’accès aux camps de réfugiés. Nous avons dû nous contenter d’entrevues dans les paroisses voisines.
Une satire qui n’en est pas une
Au moment où la situation italienne s’aggravait, un journal satirique titrait « Éthiopie : 35 touristes italiens refusent de rentrer chez eux ». On y citait un Francesco d’invention :
« Un des touristes prétend avoir perdu sa grand-mère en raison de cette épidémie de coronavirus. Il dit qu’il regrette [de ne pas l’avoir] amenée [plus tôt] en Éthiopie. Selon lui, seul un fou retournera dans un pays qui a des problèmes ».
On peut lire entre les lignes une critique des arguments avancés contre l’accueil des réfugiés. Je n’aurais pas été surprise si le contenu de cette nouvelle, qui se voulait humoristique, s’était appuyé sur des faits réels.
Face à l’aggravation de la situation dans de nombreux pays occidentaux, je suis certaine que plusieurs se sont reclus dans les anciennes colonies comme d’autres dans leurs maisons de campagne. La moquerie se termine ainsi : « l’Afrique ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».
À chacun son histoire
En 2018, on comptait environ 70 millions de personnes déplacées en raison de guerres ou de persécutions, dont environ 25 millions sont reconnues comme réfugiées.
On aura tendance à englober les autres sous le terme « immigration de masse ». Comme si ces personnes ne fuyaient pas, elles aussi, l’insécurité.
À l’heure de la pandémie, la vie de ces personnes est particulièrement menacée.
Confinées depuis longtemps dans des camps aux infrastructures précaires, il leur sera impossible d’adopter des mesures d’hygiène rigoureuses.
Comment se laver les mains quand l’approvisionnement en eau potable représente un défi quotidien ?
Pour la majorité des Rwandais dont j’ai croisé la route, j’ai été une mzungu, une blanche comme les autres. Tout ce par quoi je me définis habituellement n’avait pour eux aucune importance. Je ne m’en plains pas, car cela fait partie de la réalité du voyage.
Quand mon séjour a failli devenir exil, même temporaire, j’ai paniqué. Je me suis sentie vulnérable, à la merci d’un autre de qui je deviendrais le prochain.
À l’aéroport de Francfort, j’étais une parmi une masse inquiète de mzungus. Nous étions des centaines, mais chacun avait déjà son histoire de coronavirus.
Tout le monde était d’abord quelqu’un.