Guide pratique pour une saine censure

On l’a vu dans les dernières semaines, les mots et les images ont un poids. Ils sont chargés. Ils pèsent sur les nerfs tendus de notre équilibre émotif. Les mots mettent en colère. Que ceux qui ont pour occupation de mettre des idées sur une feuille se le tiennent pour dit. Il suffit d’une minute d’inattention et on se met les pieds dans les plats. Ou pire.

Ce sont toutefois deux choses bien différentes que de connaitre les tabous et de les éviter en toute circonstance. Pour ce faire, il est absolument nécessaire d’exercer une vigilance sans faille.

Petit exercice en trois étapes faciles pour y arriver :

La première est de bien connaitre la liste des mots interdits. La seconde est d’apprendre à parler de ce qu’ils désignent sans les formuler. La troisième est de les mettre à sécher définitivement sur la corde à linge de la rectitude linguistique.

1. Connaitre les termes controversés

Nous ne publierons pas ici une liste exhaustive des mots qui mériteraient de passer à la guillotine. Ce sera à la discrétion de chacun. Mentionnons simplement que certaines locutions controversées devraient être évitées avec le plus grand soin. On pense tout de suite au mot en « V », par exemple. C’est péjoratif, ça ramène la personne à sa date de péremption, ça la diminue. Vaudrait mieux parler de personne âgée, les ainés, les gens d’expérience, ces intrépides parcoureurs de temps, etc. 

Incidemment, un « v**** » peut être jeune de cœur et d’esprit. Et une v****** bagnole peut avoir encore pas mal de gaz dans tinque. Il est donc important de nous méfier des stéréotypes. Soyons sensibles aux manifestations de l’impérialisme linguistique qui nous entoure. Par impérialisme linguistique, nous entendons l’imposition d’une arrogance de classe dans la trame structurelle du discours ambiant. La chanson de P. Latraverse, « v**** nègre », par exemple, ne serait plus socialement acceptable aujourd’hui. 

Face à ces agressions sournoises, il est important d’être offensés. De n’accepter ni la ségrégation lexicale consciente ni la subconsciente. De dénoncer l’outrage systémique. Certains délinquants vous diront que leur intention était bonne. Il faudra alors questionner leur intelligence et leur jugement.

Reste que la qualité première d’un communicateur est sa vigilance, son attention aux détails et sa prévoyance. Un peu de pratique vous aidera à éviter les écueils.

2. Dire sans dire

Une fois que vous avez bien identifié et absorbé ce que nous appellerons les « mots-pièges », l’étape suivante est de savoir en parler sans en parler. La façon la plus simple est d’utiliser seulement la première lettre et de dire « le mot commençant par la lettre … ». C’est rapide, efficace et élégant. Ça démontre que vous avez bien compris les enjeux sociopolitiques entourant l’expression fautive et que vous êtes prêts à faire des concessions terminologiques pour apaiser les tensions.

Le mime est aussi possible, à condition d’être en présence de support visuel. On oublie ça à l’écrit.

Une autre option est d’effectuer un trait sur le mot, comme pour le punir. On pourrait écrire vieux par exemple. Cette solution est moins efficace, toutefois. On peut encore voir le mot autour du trait. 

3. Mettre de côté

Bien sûr, aucune de ces mesures n’est parfaite. Cette constatation nous mène à la troisième étape, la censure en bonne et due forme. N’ayons pas peur des mots : les mots font peur. Voilà pourquoi il est nécessaire, après les avoir désinfectés le mieux possible, de les mettre sèchement à l’index et de ne plus y revenir.

Ce protocole est essentiel afin de créer et de maintenir un sain climat social. La pensée humaine, débarrassée de ses déchets lexicaux grâce à cette lente déconstruction symbolique, n’ayant plus de repères pour identifier le mal et le vice et se voyant refuser tout accès aux mots qui les désignent, se verra libérée des réalités contenues dans ces contenants subversifs. La haine, au bout du compte, aura disparu. Ce monde sera meilleur. Il sera le meilleur des mondes.


Gabriel Bisson

Physiquement bellâtre, intellectuellement ambitieux, socialement responsable, moralement innovateur, Gabriel croit aux choses qu'on peut prouver, mais aussi à certaines choses qu'on peine parfois à rationaliser. Ingénieur, il met son amour des lettres et du dessin au service de notre média.