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Photo : Brendan Church / Unsplash.

Le retour de la perception symbolique

L’histoire des deux disciples en route vers Emmaüs reçoit actuellement des échos intéressants en sciences cognitives.

On se rappellera ce passage de l’évangile de saint Luc, où deux disciples sont en route après la mort de Jésus et sa disparition du tombeau. Jésus s’approche d’eux, mais ils ne le reconnaissent pas. Ils ne voient qu’un étranger non identifié. Ce n’est qu’après leur avoir expliqué les écritures et avoir partagé du pain avec eux qu’ils réalisent soudainement qui se tient devant eux. L’information que leurs yeux reçoivent n’a pas changé, mais ce n’est pourtant qu’à ce moment que les choses cliquent et qu’ils voient réellement.

Il s’avère que ce mystérieux passage de la confusion à l’intelligibilité ne se limite pas à la perception spirituelle. On constate actuellement dans les sciences cognitives que la perception en général est symbolique – qu’elle consiste en l’appréhension de formes intelligibles derrière une multiplicité de détails confus.

La perception des objets

Contrairement à ce que nous pourrions croire, les nourrissons ne naissent pas avec une vision entièrement fonctionnelle1. Ce n’est pas seulement qu’ils n’ont pas encore toute la physiologie requise, mais aussi qu’ils n’ont pas encore assez pratiqué. Au début, les nouveau-nés voient surtout du chaos.

C’est difficile à imaginer pour des adultes, mais il est possible de reproduire cet état primordial en enfilant des dispositifs spéciaux. 

Le neuroscientifique américain Paul Bach-y-Rita2 a développé un casque spécial avec une caméra montée reliée à des électrodes qui vont sur la langue. Lorsque vous mettez cet appareil pour la première fois et fermez les yeux, vous ne voyez d’abord rien. Vous ressentez simplement des picotements électriques sur votre langue. 

Mais lorsque vous essayez d’interagir avec votre environnement, vous commencez progressivement à percevoir des formes derrière les données électriques atteignant votre langue. Les formes sont très grossières et chaotiques au départ, mais vous finissez par apprendre à percevoir des formes de plus en plus précises. En une heure, vous pouvez discerner votre environnement, marcher et même attraper des objets. 

Vous êtes passé du chaos à l’intelligible.

Les participants décrivent généralement l’expérience comme une vision du monde à travers des bulles.

Un peu de jiujitsu

Et ce processus d’apprentissage perceptuel ne se limite pas qu’aux enfants et aux expériences de laboratoire. Vous pouvez le remarquer dans la vie quotidienne, en prêtant attention. C’est le cas lorsque vous regardez un sport complexe avec lequel vous n’êtes pas familier. Vos yeux reçoivent toutes les données, mais vous êtes aveugle aux formes impliquées. Vous ne voyez qu’un tas de détails confus. 

Prenez un match de jiujitsu brésilien par exemple.

Si vous ne connaissez pas le sport, tout ce que vous observerez, ce sera deux personnes qui font des mouvements mystérieux jusqu’à ce que l’une d’elles abandonne. Vous ne percevrez pas ce qui s’est passé entre les deux. Vos yeux reçoivent des données, mais vous ne pouvez pas comprendre les formes ordonnant ces données. Ce n’est qu’après avoir pratiqué et regardé le sport que vous apprenez à voir. Si vous regardez un match après ce processus, vous pourrez saisir des mouvements intelligibles, et non pas juste une multitude de détails chaotiques.

La perception morale

Montons la réflexion d’un cran. Il existe de solides travaux en psychologie morale montrant que nous développons également notre perception morale. Tout comme nous naissons avec des yeux grâce auxquels nous apprenons à voir les objets, nous naissons également avec certaines émotions primitives grâce auxquelles nous apprenons à reconnaitre des vices et des vertus3. À travers nos tentatives d’interactions morales avec le monde, nous développons cette perception.

Par exemple, les enfants qui mentent doivent apprendre que ce n’est pas moralement bien. Peut-être que par une réprimande de ses parents après avoir menti, par exemple, un enfant comprend que le mensonge est quelque chose de mal. Dans un acte où l’enfant confus ne percevait auparavant rien de moral ou d’immoral, il en vient ainsi à voir un acte clairement mauvais. 

En vieillissant, nous discernons des vérités morales de plus en plus complexes. Quand on y pense, on constate que c’est le cas même chez nous, les adultes. Ne sommes-nous pas trop souvent surpris de réaliser que telle action qui nous semblait auparavant anodine, ou même bonne est en réalité manifestement mauvaise, voire dégoutante ? 

La pratique narrative

Les récits jouent un rôle important dans ce processus de développement. En visionnant un film ou en lisant un roman, par exemple, nous acquérons une expérience de vie accélérée et améliorons ainsi notre perception morale. Grâce à l’empathie, nous ressentons ce que ressentent les personnages d’un récit. Nous imitons leurs émotions morales au fur et à mesure qu’ils parcourent le schéma narratif. 

Nous payons collectivement des milliards et des milliards chaque année pour réaliser et regarder des films qui nous permettent de faire l’expérience de ces réalités condensées. Celles-ci constituent des terrains d’entrainement très précieux pour nos perceptions morales. Nous assistons même volontiers à des tragédies déchirantes, car elles sont si précieuses à l’amélioration de notre perception.

Si vous y pensez, vous pourrez probablement vous rappeler avoir fait l’expérience d’une œuvre qui vous a ainsi transformé. Peut-être que depuis que vous avez lu Crime et Châtiment de Dostoïevski, par exemple, vous n’avez plus jamais vu le monde de la même façon. Des situations où vous étiez moralement confus se présentent maintenant à vous comme bonnes ou mauvaises.

Entrer dans un récit

Il est naturel de vouloir aller plus loin. Afin de pratiquer leur perception morale, un grand nombre d’adultes vont jusqu’à se déguiser en superhéros ou supervilains pour participer à des évènements du type Comicon. C’est un genre de liturgie séculière, où on peut, comme des enfants, entrer dans une histoire afin de développer davantage sa perception. 

Mais bien sûr, cet instinct liturgique ne trouve son apogée que dans la liturgie proprement dite. En allant à la messe, nous entrons corps et âme dans un récit authentique. Ce n’est pas une fiction comme Comicon. 

Tels les disciples en route vers Emmaüs, quand nous allons à la messe, nous apprenons à voir Dieu à travers les écritures qu’il nous ouvre et dans le pain qu’il nous rompt. Quand la messe se termine et que nous retournons dans le monde, c’est alors avec une vision spirituelle accrue – avec la capacité de mieux voir l’unique créateur du monde qui agit à travers l’infinité de phénomènes autour de nous.

Jean-Philippe Marceau

Jean-Philippe Marceau est obtenu un baccalauréat en mathématiques et informatique à McGill et une maitrise en philosophie à l'Université Laval. Il collabore également avec Jonathan Pageau au blogue « The Symbolic World » et à sa chaine YouTube «La vie symbolique».