L’amour ignore le respect

Chère Irène,
Les mots me manquent… ou bien est-ce parce que je ne suis pas capable de clarifier mes pensées, de leur donner une certaine consistance et une structure moins anarchique que de coutume? Que pourrais-je bien te raconter alors? La question me ronge depuis un mois (presque deux déjà)…

Beau temps, mauvais temps

2015 est partie comme une balle. L’expression est faible. Ce mois de janvier gardera une amertume immarcescible pour l’Occident.

C’est en direct du Caire, cette immense capitale égyptienne, que j’ai suivi les évènements du Charlie Hebdo et leurs retombées. Je ne te mens pas en disant que tout cela m’a profondément ébranlé. Est-ce parce que c’était la France ; parce que c’était des crimes d’une froideur marmoréenne; parce que c’était contre le luisant flambeau de la liberté d’expression?

Certes, tout cela n’est pas étranger à mon sentiment, mais ce n’est pas le nœud de mon angoisse… Ce qui me trouble n’est rien d’autre que ce cadavre exquis, ce jeu pathologique propre à notre ère: un enchevêtrement inextricable de confusions et de vacuités, qui va de la vengeance au nom d’Allah (ici il conviendrait de préciser lequel, car c’est ainsi aussi que l’on nomme le Dieu des chrétiens arabes) au lobby politique de la pitié, en passant par la fatuité et le cynisme français, la médiocre tolérance et le victimisme musulman.

Ah! cette comédie humaine dont il est si dur d’être à la fois acteur et spectateur. Bref, ce drame et ses coulisses me donnèrent le vertige, j’étais en proie à une nausée existentielle.

Il ne convient peut-être pas que je déverse ma bile dans cette lettre, et pourtant le besoin se fait sentir, quitte à être un peu aigre et à te choquer. Saint Bernard proclamait dans un de ses sermons sur le Cantique des cantiques que l’amour ignore le respect. Parole magnifique et hardie qui, à première vue, semble bien difficile à comprendre et à chérir. Ladite sagesse moderne aura toujours du mal à comprendre ces apophtegmes des saints, puisque non seulement elle ne pratique plus ou presque plus cette méthode de dire avec clarté en peu de mots, mais en plus elle n’entend que selon son schème de «valeurs». Pour l’heure, chère amie, garde cet adage en mémoire, il sera tracé en filigrane tout le long de cette lettre.

Je vais revenir à mes noires pensées, et nous verrons s’il est possible ultimement de les faire exulter et de louanger la création et son Créateur.

Avant son Action de grâces, le psalmiste (114-115) se souvient de ses lamentations et d’où Élohim le tira :

«J’ai cru lors même que je disais : je suis trop malheureux,

dans ma souffrance j’en étais à dire tout homme n’est qu’un mensonge.»

Et j’enchaine:

«L’homme est non seulement une vile créature, mais il est en outre enflé de fourberies. Homo homini lupus [l’homme est un loup pour l’homme], disait Plaute, soit! Cependant le loup conserve une simplicité dans sa férocité qui est tout animale, tandis que l’homme, lui, y raisonne, s’y convainc, s’en tire même un droit, un devoir et ainsi une légitimité. En fait, on a toujours beaucoup de bonnes raisons pour en vouloir à l’autre… le seul fait de son existence nous frustre, c’est l’enfer!»

La verve acerbe ne se méprend pas sur l’homme, elle sait que nul n’est à l’abri de cette folie simplement humaine. Je pourrais parler de péché et d’une liberté qui trop souvent se perd en poursuivant des chimères. Souvent le contempteur de l’homme est en fait son plus grand amant, son aiguillon est une parole de vie, afin qu’il ne succombe pas à ses instincts de morts.

Tu sais Irène, tomber dans ce genre de pessimisme n’est pas toujours chose néfaste, encore faut-il en revenir; là est peut-être le problème du polémiste endurci et du moraliste invétéré. Il y a tout de même ici quelque chose qui lie ces derniers au chrétien, comme un humanisme plus profond, ou du moins une tangente commune, celle d’être la mauvaise conscience du siècle. À la différence près, que le chrétien l’est, la plupart du temps, malgré lui, et ce parce que son chemin consiste à prendre sa propre croix et à suivre le Christ, qui est cette pierre d’achoppement, cet Amour véritable qui remet l’homme face à lui-même.

C’est pourquoi le pain du chrétien authentique est la persécution, puisqu’il porte sur lui comme tatoué le visage de son Seigneur. Ce qui confond les nations et les accule au pied du Golgotha, face au Scandale du Crucifié.

Un peu d’histoire sainte

Ce scandale salutaire eut lieu au cœur du Moyen-Orient, dans une Palestine (ce qui englobe actuellement tout l’État d’Israël, la bande de Gaza, une partie du Liban et de la Jordanie) tout aussi chamboulée qu’elle l’est aujourd’hui. Il était le point culminant — et de partance — du Drame, c’est-à-dire qu’en Christ toute l’Histoire prenait un nouveau sens, un sens inusité, car ce n’est plus en une figure impériale ou révolutionnaire que l’homme doit espérer et de laquelle il doit attendre son salut et sa libération, mais dans celle plus que banale et infâme d’un supplicié politique.

Rien de glorieux pour le commun des mortels, la folie de Dieu vient confondre la sagesse du monde.

En effet, le Christ n’est pas mort comme un parjure et un apostat, ce à quoi on réservait la lapidation, mais plutôt comme un fomenteur de rébellion et un agitateur. Il est mort couronné d’opprobre, roi pour son peuple, de la main des païens par les magouilles d’une aristocratie sacerdotale dévoyée, les saducéens, qui siégeaient au Sanhédrin (le Grand Conseil des Anciens) et dont le grand-prêtre Caïphe était le chef. Le rôle de ce dernier, tout aussi politique que religieux, lui confiait la plus haute charge rituelle du Temple, celle de rentrer seul dans le Saint des Saints pour présenter le sacrifice au jour du Grand Pardon (Yom Kippour), et la charge de ministre-diplomate, par laquelle il devait représenter le peuple hébreu devant le Gouverneur romain. Ainsi, du haut de sa chaire, le grand-prêtre pouvait convaincre le reste du Sanhédrin et se présenter légitimement devant l’autorité romaine pour faire ses demandes.

Selon les écrits évangéliques, il en aurait été de même pour la condamnation d’un certain Jésus de Nazareth. L’élite politicoreligieuse, craignant un soulèvement populaire dû aux attentes messianiques du peuple, décida que ce Jésus n’était pas le Messie — et en plus il se disait le Fils de Dieu! — et elle en conclût qu’il fallait mieux « qu’un seul homme meure pour le peuple et que la nation ne périsse pas toute entière » (Jn 11, 50). Caïphe, tel un prince machiavélien, prévoyait les malheurs qui s’abattraient sur lui si la plèbe se soulevait et que les Romains la soumettaient à l’asservissement: les jours de fastes et d’agrément du grand-prêtre seraient définitivement révolus.

De séducteur du peuple — il se prétendrait le Messie — on travestit Jésus en agitateur politique — il se serait dit le roi des Juifs — ce qui lui vaudrait d’être condamné par le préfet Ponce Pilate sur qui son sang retomberait. De la sorte, aucun juif n’est souillé par la mort et ainsi tous peuvent fêter la Pâque (Pessah). De plus, ce ‘’faux prophète’’ servirait d’exemple et d’avertissement pour tous ceux qui seraient tentés de blasphémer Adonaï, le Seigneur des armées. La crucifixion était la mort la plus déshonorante et la plus aberrante pour un fils de la Promesse, puisqu’il est dit dans le livre du Deutéronome que «celui qui était suspendu au gibet était maudit de Dieu» (21, 22).

Mais que sont les desseins de l’homme devant l’impénétrabilité des pensées de Dieu? Il fallait que le Fils de l’homme soit élevé comme gibier de potence par les hommes pour qu’Il puisse lui-même les élever jusqu’au Père. Enfin, si on juge un arbre à ses fruits, on doit juger un homme de Dieu (même l’Homme-Dieu) selon son témoignage, selon la justesse de son discernement (Heureux les cœurs purs, car ils verront Dieu – Mt 5,8). C’est ainsi que le grand-prêtre fut dépossédé de son office, et que par sa chair le Christ présenta lui-même l’Ultime Sacrifice d’expiation.

Suite: une histoire (qui pourrait être) sainte

D’ores et déjà, le bois du supplice a été glorifié par un si grand Hôte. Ce qu’on ne réservait qu’aux malfrats et aux esclaves devient le trône du Rédempteur, autel très saint où l’agneau sans tache fut immolé. Le Fils se donne comme nourriture éternelle afin que l’esclave prenne place au Banquet céleste.

La croix, qui est le socle même de l’amour, — n’y a-t-il rien de plus vulnérable qu’un homme qui aime en étendant ses mains — reste à jamais marquée du témoignage écarlate du Christ purifiant l’humanité.

Cet étendard merveilleux de notre salut est une fois de plus l’objet de railleries et de profanations. Deux redoutables ennemis le persécutent: le premier est nul autre que le très mensonger confortabilisme-nihiliste de l’Occident, et le second, le Djihad, cette guerre «sainte» que des groupes comme Daech (E.I.), Boko Haram et Al-Qaïda, ainsi que tous leurs sympathisants individuels mènent contre tout ce qui n’est pas strictement eux.

Mais le mal est plus profond, il y a un dénominateur commun à toutes les grandes pathologies que nous vivons: notre âme est anesthésiée. C’est que peu importe sa culture, sa race et sa religion, l’homme n’aime pas. Il ne sait plus écouter sa passion première et originelle (celle qui vient bien avant le péché, car c’est de toute éternité que l’homme porte l’image de Dieu) qui est l’amour de l’amour, ou si on préfère le désir d’aimer. En ce sens, l’homme est souvent en contradiction avec son cœur, n’arrivant pas à s’accorder au rythme de ce principe aimant pour lequel il fut créé.

Le théologien suisse Hans Urs von Balthasar écrivait à propos, dans son indépassable ouvrage Le cœur du monde que «L’amour lui-même à figure de croix, car tous les chemins se croisent en lui. C’est pourquoi, Père, tu as donné à l’homme, lorsqu’il étend les bras dans l’amour, la forme de la croix, afin que dans le signe du Fils de l’homme le monde soit jugé et orienté vers toi, et par là sauvé.»

Et maintenant, l’amour se trouve pris entre deux feux: celui de la molle tolérance et celui de l’intolérance radicale. Dans ce cas, je ne sais pas s’il y a un juste milieu entre le manque et l’excès? Il me semble que la lutte se joue à un autre niveau, beaucoup plus haut.

Bref, pendant qu’on enlève les croix partout au Québec au nom de la «laïcité» et de la «liberté», on en jette de nombreuses à bas en Syrie et en Irak et on en profite pour démolir les Églises, même (surtout) s’il y a du monde dedans. Le Liban est probablement le prochain sur la liste. Même s’il reste encore le haut fleuron de la diversité et du vivre ensemble, n’empêche que l’ennemi est à ses portes. Un dilemme essentiel se pose:

Quel est donc le choix des chrétiens orientaux?

Fuir vers les sociétés «libres» en répondant à l’appel du doux chant des sirènes de leur néant immanentiste? Ou bien rester, vivre sous l’ombre d’une épée de Damoclès, d’être surement persécuté et d’y laisser peut-être sa peau? Le choix semble aller de lui-même pour toute personne ayant un peu de bon sens, mais non, ces peuples ont de fortes racines dans cette terre qui est le berceau du christianisme, le terreau de leur foi et de leur vie, et avec la grâce, Dieu leur permet de suivre le Christ jusqu’au martyre.

Il y a une semaine, 21 chrétiens coptes étaient décapités en Libye pour le simple fait d’être fidèle au Christ, et avant-hier (mardi le 24 février), dans deux petits patelins assyriens du nord-est de la Syrie, des djihadistes de l’État islamique ont enlevé environ 90 chrétiens chaldéens (femmes, vieillards et enfants), en profitant de l’occasion pour bruler leurs maisons et une de leurs églises. Telle peut être la passion des rescapés de Dieu.

Dis-moi Irène, toi dont le nom signifie la paix, quel sens prend la souffrance de ces innocents? N’est-ce pas le comble de l’absurdité que toute cette souffrance sous laquelle l’humanité ploie depuis la chute d’Adam? Bah! Comme on dit mieux vaut en rire qu’en pleurer! C’est tant pis pour ces gens-là, moi je suis relax à la maison, et quand la vie deviendra plate une p’tite piqure et tout est fini.

Ça ne peut être comme ça! Le sang des victimes est minutieusement recueilli dans le calice du salut que le Christ a bu jusqu’à la lie la veille de sa Passion afin de racheter une fois pour toutes la dette du péché, car telle était la volonté de son Père. Ainsi, ces pauvres gens ne souffrent pas en vain, mais ils sont un témoignage vivifiant du Verbe fait chair et crucifié, qui a embrassé la faiblesse de l’homme dans sa liberté. Voilà ce qui parle directement au cœur de l’homme et ce qui lui révèle sa déchirure intérieure profonde. De cette façon, le chrétien oriental est une vigne fructueuse et un modèle pour tout homme.

De la religiosité à la Foi

La mission des Églises d’Orient est grandissime, elle doit par son ardeur et son zèle être l’héraut de l’Évangile dans un monde de plus en plus draconien et reclus. Que ce soit le maronite, le melkite, le syrien, le copte, l’arménien, le chaldéen, l’assyrien, ou le latin (il y en a quand même quelques-uns), ils doivent se reconnaitre non comme ayant reçu une identité religieuse de façon héréditaire (ce qui au niveau spirituel ne vaut rien, pire ce n’est parfois que l’assise d’une sorte de légalisme et d’un amour-propre bien léché), mais comme les héritiers des arrhes d’une vie nouvelle en Christ.

Pour défendre sa foi, faut-il encore en avoir un peu, ne serait-ce que comme une graine de sènevé. Le pharisaïsme qui souvent sévit en Orient doit faire place au sacrifice de la propre vie, c’est-à-dire mourir à soi-même pour l’autre, et particulièrement pour ceux qui ne connaissent pas la Miséricorde incarnée.

Plus de morgues, ni de faux-semblants, mais une foi et une espérance enracinées dans le martyre, le témoignage des saints. C’est d’ailleurs pourquoi le chrétien ne convertit pas l’autre et n’est en guerre qu’avec lui-même, c’est la disposition de l’âme et la charité des frères ensemble qui toucheront le cœur des Gentils. L’annonce de la Bonne Nouvelle se fait par des hommes et des femmes qui tout en étant pécheurs configurent leur vie sur l’Évangile, avec simplicité et communion. C’est en ce sens que le Christ a dit : «si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit» (Jn 12, 24).

C’est dans cet esprit, je crois, qu’il faut entrer dans le Carême afin d’y voir la grâce immense d’être chrétien et de tout faire pour garder notre foi. Ces quarante jours sont une bénédiction et le lieu favorable à la lutte spirituelle qui renouvèle l’homme par la kénose de sa chair. Je lisais jeudi dernier dans le lectionnaire une lettre attribuée à saint Jérôme dont je me suis fait un devoir de te retranscrire quelques lignes; c’est une prophétie pour notre temps: «De même que le soldat s’exerce toujours au combat et que, par des coups simulés, il se prépare pour les véritables blessures, de la même manière toute la vie des chrétiens a besoin d’abstinence, mais plus particulièrement lorsque l’ennemi se fait proche et qu’il mène son armée contre nous. En tout temps le serviteur de Dieu doit jeuner, mais encore plus lorsque nous nous préparons à l’immolation de l’agneau, au mystère du baptême, à recevoir le corps et le sang du Christ.»

Que par ce Carême nous puissions nous unir dans la prière, l’aumône et le jeûne à tous les hommes, spécialement les chrétiens, qui sont persécutés à cause de leur foi. Et que, comme disait le pape François dans son homélie du mercredi des Cendres, nous puissions demander à Dieu le don des larmes, pour que notre chemin de conversion soit authentique et sans hypocrisie, pour que nous supportions l’humanité qui souffre et que nous confions à Dieu les victimes comme les bourreaux. Que les larmes qui viennent du cœur soient notre secret et notre réconciliation avec le Père.

Enfin Irène, je te quitte avec une mémoire dévote à saint Jean-Paul II, lui qui a toujours vu l’importance des traditions antiques de l’Église dans toute sa diversité et qui exhorte les chrétiens à l’unité. C’est un petit extrait de sa Lettre apostolique Orientale lumen :

«Très chers amis, nous avons ce devoir commun, nous devons dire ensemble de l’Orient à l’Occident: Ne evacuatur Crux (cf. 1 Co 1, 17). Que ne soit pas vidée de son sens la Croix du Christ, parce que si la Croix du Christ est vidée de son sens, l’homme n’a plus de racines, il n’a plus de perspectives, il est détruit! C’est le cri de la fin du XXe siècle. C’est le cri de Rome, le cri de Constantinople, le cri de Moscou. C’est le cri de toute la chrétienté des Amériques, de l’Asie, de tous. C’est le cri de la nouvelle évangélisation.»

 

Je t’embrasse et je prie pour toi.

Salam al Messiah maek.

Emmanuel

Beyrouth, 26 février 2015

 

Emmanuel Bélanger

Après avoir commencé son cursus théologique et philosophique au Liban, Emmanuel Bélanger a complété son baccalauréat en philosophie à l'université pontificale Angelicum. Sa formation se ponctue de diverses expériences missionnaires au Caire, à Alexandrie, au Costa-Rica et à Chypre.