Un texte de Luc Phaneuf
Notre époque est celle du rire, peut-être parce que les enjeux qui la traversent sont si graves qu’on préfère se divertir pour les oublier. Peut-être, aussi, en raison de l’air du temps, de la mort des grandes illusions – le salut par les idéologies politiques. Ou d’une panne d’espérance, les récits des grandes religions étant rejetés par le plus grand nombre au prétexte qu’il s’agirait là de « contes pour enfants ». (Le seul grand récit admis et cru étant celui de la Science, qui s’écrit tous les jours.) Peu importe pourquoi il en est ainsi, le fait demeure : le rire a la cote. Cela admis, peut-on rire de tout, n’importe comment ? Retour sur les évènements du Charlie Hebdo.
La critique de la religion au Québec
Le magazine Charlie Hebdo n’a jamais eu d’équivalent au Québec, et pour cause : ici, le rire, l’humour, depuis plusieurs décennies, est assez consensuel, gentil; ses sujets de prédilection sont le plus souvent tirés de la vie courante; on se tient loin, règle générale, des critiques sociales ou politiques corrosives; quant à la religion, puisque la majorité semble s’en foutre comme de leur première chemise, que l’institution chrétienne n’a pratiquement plus aucune influence dans la vie concrète des gens, elle est de moins en moins la cible des humoristes (lesquels, d’ailleurs, sont le plus souvent incultes sur le plan religieux).
Pour toutes ces raisons, la religion – chrétienne ou autre – n’est pas moquée ou ciblée de façon régulière au Québec comme elle l’est dans un magazine satirique du type de Charlie Hebdo. Cela admit, lorsque l’actualité les y oblige, les journalistes, caricaturistes, commentateurs et blogueurs québécois ne se gênent pas pour la critiquer, parfois avec dureté, ou mauvaise foi. Cela dit, il est rarissime que leurs coups de gueule dépassent les normes de l’acceptable, du bon gout que leurs papiers ou caricatures soient des provocations bêtes et méchantes, jusqu’au blasphème (on pense ici à certaines caricatures de Charlie Hebdo qui représentaient les Personnes de la Trinité chrétienne dans des positions sexuelles outrancières).
Au Québec, la liberté de pensée et d’expression autorise de critiquer ou de rire des religions, de ses aspects jugés rétrogrades, réactionnaires, voire ridicules. Et pour cause : les religions, bien qu’elles se réclament d’une Révélation divine, n’en demeurent pas moins menées presque exclusivement par des hommes, qui sont loin d’être toujours parfaits… Pour cette raison, certaines des critiques qui leur sont adressées sont souvent justifiées ! (D’ailleurs, même le pape François critique son Église…)
Dans les pays démocratiques, qui respectent les droits fondamentaux de la personne, ceux et celles, journalistes ou autres, qui se prévalent de ce droit ne risquent rien – sinon la désapprobation orale ou écrite (le plus souvent silencieuse) des quelques milliers de personnes offensés par leurs propos. Pour peu que leurs propos respectent les lois normales encadrant la liberté d’expression.
Cette libre expression fait partie du débat d’idées nécessaire dans toute saine démocratie, même si parfois, certaines des idées exprimées choquent, voire scandalisent.
Peut-on rire des religions n’importe comment ?
En Occident, en droit comme en pratique, on a le droit de rire des religions. Cependant, ce n’est pas parce que j’ai le droit de rire ou de critiquer quelque chose qu’il est sage, toujours pertinent et raisonnable de le faire.
La liberté d’expression n’est pas un passe-droit pour la connerie, la bêtise, la vulgarité, la méchanceté et, pire, la provocation (jusqu’au blasphème). L’exercice de notre liberté d’expression ne doit jamais nous faire oublier que nous utilisons des mots, des idées, des concepts qui peuvent construire comme détruire, jusqu’à devenir des armes d’offensives qui nient en partie ou totalité la dignité de l’autre, les valeurs qu’il juge les plus belles et essentielles, qui attaquent les fondements de son identité, de son histoire ; ces idées que j’exprime peuvent blesser, enrager, susciter des réactions fort négatives, voire violentes…
Personne n’a le droit d’oublier la dimension éthique – la recherche du plus grand bien possible pour le plus grand nombre – liée à toute prise de parole signifiante. Car la parole dans un dialogue n’est jamais neutre: elle engage celui qui la prononce et celui qui la recevra. Ma parole est un acte qui engage ma responsabilité morale; en conséquence, je n’ai pas le droit de dire n’importe quoi, même dans le respect des lois, sans me soucier des conséquences prévisibles de mes actes.
Celui qui use de sa liberté d’expression pour critiquer une religion, certains de ses dogmes ou coutumes, rituels, etc., a donc le devoir moral, s’il est sage (compris ici au sens philosophique), d’anticiper les conséquences de ses dires sur les publics visés (et, secondairement, par ricochet, sur lui-même). Agir autrement relève de l’irresponsabilité, ou pire : de la provocation pure. Certains diraient : de la folie !
La critique des religions exige un grand doigté
Rire des hommes ou des femmes, des moustaches, de certaines manies individuelles ou sociales est une chose; rire des religions en est une autre. Pourquoi donc?
C’est que les religions ne sont pas que des institutions sociales extérieures aux individus qui y adhèrent : elles sont liées de façon vitale à ce qu’une personne humaine a de plus précieux : sa vie intérieure, le sens qu’elle donne à sa vie, sa relation à un Dieu sauveur, son espérance; en somme, à son identité personnelle et collective, à sa famille, à son histoire, à son peuple. Rien que ça!
C’est tout ? Non. Puisque les religions affirment tenir leur légitimité non pas des hommes, mais d’un Dieu, les critiquer ou moquer revient à s’en prendre à … la divinité elle-même. Or, pour un croyant, rien n’est plus sacré que la personne de Dieu!
Heureusement, l’immense majorité des croyants de la Terre s’accommodent fort bien des critiques adressées à leur religion, pour toutes sortes de raisons : ils estiment que leur Dieu se moque bien des critiques; ou qu’Il a lui aussi le sens de l’humour; ou encore qu’Il punira les mécréants ou blasphémateurs à leur mort. Hélas, d’autres croyants, de la frange radicale, n’hésiteront pas à utiliser la violence en guise de représailles pour les blasphèmes proférés. Ils chercheront réparation et vengeance. C’est ce qui est arrivé le 7 janvier dernier à Charlie Hebdo, tout comme les jours et semaines suivants alors que la presse occidentale en remettait une couche en (re)publiant les caricatures du prophète Muhammad – s’ensuivirent de nombreux actes de violence symbolique et réelle, et d’autres morts et assassinats. Une spirale en apparence sans fin !
Quelques balises encadrant la critique des religions
Quiconque désire critiquer un aspect ou l’autre d’une religion devrait toujours bien réfléchir avant de le faire, et se poser quelques questions préalables:
1) ma critique est-elle vraiment justifiée, fondée?
2) Comment sera-t-elle reçue et interprétée par ceux qui la recevront?;
3) Est-ce qu’elle fera progresser les choses?
4) Est-ce le bon moment pour la formuler?
5) Au final, engendrera-t-elle plus que de bien que de mal? Ai-je prévu toutes les conséquences possibles qui découleront de ma prise de parole, tant pour moi que pour les autres?
Si, après analyse, la prise de parole semble plus nécessaire que l’abstention – ou le report –, il faut alors y aller, avec courage et sérénité.
En guise de référence, il existe en morale ce qu’on appelle la règle d’or (ou plus savamment : l’éthique de la réciprocité), qui se résume à ceci : traite les autres comme tu voudrais être traité. Or, cette règle prudentielle devrait aussi s’appliquer à la liberté d’expression. Ainsi, avant de m’exprimer, sous quelque forme que ce soit, on devrait toujours se demander : « comment seront reçus, interprétés mes propos? » Si après réflexion, un doute subsiste quant aux effets bienfaisants (positifs) de ce qu’on s’apprête à dire, n’est-il pas alors plus sage d’abstenir, ou de chercher une autre façon de le dire ? (Bien sûr, dans certaines situations, notre conscience morale peut nous obliger à formuler une parole qui sera mal reçue, mais qui n’en demeure pas moins nécessaire…)
Résumons-nous. Oui, en principe comme en droit (dans les limites imposées), nous pouvons tout dire, tout critiquer, y compris Dieu, les religions et leurs fondateurs. Toutefois, comme la prise de parole engage la composante éthique de la personne humaine, elle devrait toujours rechercher le plus grand bien possible. Ce qui exige minimalement de traiter les autres comme on désire être traité, de respecter ce que l’autre considère sacré pour lui (et cela même si cela ne l’est pas pour soi).
À contrario, manquer à ce devoir et à cette responsabilité, c’est déconsidérer l’autre, atteindre à sa dignité, c’est enfreindre la loi morale (au sens kantien du terme) inscrite au coeur de chaque personne humaine.
Jésus a dit : heureux les artisans de Paix, le Royaume des cieux est à eux ! Les chrétiens ont le devoir moral de rechercher la paix d’abord par leurs paroles, puis par leurs actes.
Voilà la voie de la plus grande sagesse, celle qui unira les hommes plutôt que de les diviser.