Vile mairie

Quand les murs de nos mairies seront tous beiges, purs et propres, lisses et fades, vides d’histoire, d’art, de sang et de larmes, mais pleins de présomption de neutralité.

Quand les places de nos villes seront des centres d’achat, des boutiques, des foires et des cirques parce que nous aurons enfin déboulonné les dernières statues des oppresseurs, bouffeurs de « territoires non cédés » et autres conquérants en délire mystique.

Quand, pour accueillir le malheureux, le dépouillé des droits élémentaires et alimentaires, la veuve, l’orphelin et l’étranger, quand pour l’inviter à prendre un repas à la maison et à se reposer autour de notre table familiale, nous constaterons déconfits que ce sera compliqué parce que celles-ci, la table et la famille, ont été vendues au plus offrant sur Kijiji en échange d’une télé plusse grosse pour rien manquer du fond de teint en HD de Denis Lévesque. (De toute façon, on mangeait au comptoir depuis longtemps.)

Quand nous aurons achevé, à grands coups de compassion intraveineuse et de charité-bien-ordonnée-qui-commence-par-autrui, ce qu’il reste de mémoire à grand-maman. (Ça faisait un petit bout, d’ailleurs, qu’elle ne nous cuisinait plus rien.)

Quand, à force d’expier les fautes de nos pères, et des pères de nos pères, nous aurons autant épuisé les raisons d’avoir honte que les motifs d’être debout.

Quand nous aurons fini de tuer la littérature, le théâtre, la musique et quand il ne restera que des films adaptés de livres adaptés de films adaptés de la vie vaguement héroïque d’un inventeur de bébelles qui nous pourrissent la vie intérieure depuis trente ans.

Quand la classe dépensière aura terminé de dilapider ce qu’elle n’aura pas à léguer aux enfants qu’elle n’a pas eus et qu’elle ne saura pas, lorsque sera venu le moment de demander la mort digne, à qui vendre le condo hip aménagé dans la sacristie bâtie avec les économies de papi.

Quand, devant la souffrance, la dureté du monde, les fleurs qui poussent comme des miracles chaque jour, le ciel et la terre, une naissance, une mort, un élan déraisonnable de passion ou une envie d’en finir, quand devant cela le père proposera à son fils de se trouver un bon RÉER « car la vie est si fragile ».

Quand nous aurons passé plus d’heures et de jours et d’années à nous demander quoi faire pour valoriser le « patrimoine industriel » d’une ville qu’à veiller avec un minimum de décence et de respect aux seuls lieux où il est encore possible de s’assoir gratuitement, en silence. (À condition que la porte ne soit pas barrée.)

Alors, on pourra mesurer comme il se doit le poids de ce qui aura été perdu. Alors, et seulement à ce moment, je le crains autant que je l’espère, ce sera l’occasion d’annoncer comme jamais qu’un crucifix n’est pas qu’une décoration muséale.

Alors, le Christ en croix, vainqueur de la mort, de tout ce qui nous tue, pourra être proclamé, comme une Pentecôte à Place Ville-Marie ou au carré Saint-Louis.

Alors, il se trouvera des oreilles neuves et curieuses, intriguées, pour accueillir cet amour infini d’un Dieu qui se laisse broyer, clouer, flageller, qui se laisse mettre dans une garde-robe, dans une poubelle, dans un musée.


Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.