Bien connue des lecteurs de la Tribune dans les Cantons-de-l’Est autant que de ceux du Devoir où elle collabore chaque semaine, la psychologue Nathalie Plaat détonne par son approche en porte-à-faux avec notre époque. La psychologie, selon elle, ne saurait se limiter à un coffre à outils rempli de méthodes et de techniques de gestion de la souffrance émotive. Elle nous a généreusement accordé cet entretien où il a été question du corps, du mystère et d’un épisode très personnel qui a tout chamboulé dans sa vie.
Ceux qui te lisent dans les journaux savent que le corps compte parmi tes sujets de prédilection. C’est un peu paradoxal pour une psychologue, qu’on attendrait plutôt sur le terrain de l’esprit. Comment la psychologie s’intéresse-t-elle au corps ?
Je pense que ce que l’on néglige revient souvent par ce qu’on va appeler un « retour du refoulé » en psychanalyse. Donc le corps souffrant, dans la clinique, pour moi, porte le fait qu’on lui accorde moins d’importance, ou qu’on le méprise, ou qu’on ne l’honore pas autant qu’il en a besoin. Et donc, les symptômes vont être physiques. Mais comme on est dans une société très rationaliste, très technique, peut-être que le corps réclame son dû par la souffrance.
Le corps crie ?
Oui, il crie. Par exemple, les troubles alimentaires, les symptômes anxieux sont dans le corps, les adolescents qui vont se mutiler. Je ne fais pas des liens de causalité. C’est plutôt une réflexion globale qui nous pousse à nous demander : « Ah ! qu’est-ce qui se passe ? » Peut-être que ces symptômes sont la porte d’entrée, finalement, pour se poser cette question-là du corps.
En 2020, alors que le monde entier traversait une pandémie, tu as traversé un cancer fulgurant. Forcément, ça a dû changer ton regard sur les réalités existentielles que sont la vie, le corps, la mort !
Ça a tout changé ! Carrément. C’est vraiment un moment de bascule dans ma vie. J’étais déjà, intellectuellement, tournée vers le mystère. Mais tout d’un coup, la question de la finitude est devenue très concrète dans ma vie. J’avais 39 ans, pas d’antécédents de cancer dans ma famille, puis on m’a diagnostiqué un cancer du sein.
J’ai perdu mes cheveux, mes sourcils, mes cils… et bien d’autres choses : j’ai perdu parfois mon sentiment d’être un humain – parce que le corps est assez objectivé en médecine. Même si les gens sont gentils, on est en jaquette, on n’a pas de cheveux, on a un numéro de matricule. Et oui, ça a posé d’une façon urgente la question du mystère. Je pense qu’on a deux options : on peut devenir nihiliste, vraiment…
Et se dire que tout cela est complètement absurde ?
Quelle absurdité ! Ou encore, on peut s’engager dans une réflexion où toutes ces questions – qui se situent à la limite de la métaphysique – entrent dans notre vie.
Il faut aussi dire que ce cancer a un taux assez élevé de récidive. Donc moi, je vis avec une épée de Damoclès au-dessus de la tête. C’est un cancer qui est terrible pour les jeunes femmes parce que rapidement, il va avoir envie d’aller partout pour devenir un cancer généralisé. Ou pas. On peut aussi vivre de nombreuses années.
Mais dans ce cas-là, on se pose cette question : pourquoi moi ? Et on frappe très rapidement les limites de ce questionnement. Alors parfois, on s’assoit dans le mystère et on contemple tout ça.
Évidemment, dans ces évènements, il y a des valeurs qui nous soutiennent, justement, qui sont portées par la foi chrétienne – et par plusieurs autres religions aussi. Il y a l’amour. Je pense que c’est Christiane Singer, décédée d’un cancer et qui, je crois, était chrétienne, qui disait : « À la fin, je vous le dis, tout ce qui reste, c’est l’amour. »
Pour moi, à certaines étapes de la maladie – tu vois, j’en parle et ça m’émeut –, il y avait des états de dégradation du corps si avancés que je me disais : « Aïe ! je vais mourir ! C’est sûr que je ne serai pas capable de faire ça ! » Durant la troisième ronde de chimio, j’ai pensé : « Je ne suis pas courageuse ! C’est pas pour moi ! Je vais mourir ! Je préfère mourir ! »
Puis, à un moment donné, tu te lèves et le plafond a arrêté de tourner, les cellules sont en train de se régénérer. C’est miraculeux. Puis, tu sens l’amour des proches. Tu te dis : « Wow ! C’est tellement beau ! C’est tellement l’fun, la vie ! »
C’est comme si quelque chose du précieux de la vie était concentré dans ces moments-là… spécialement lors d’une naissance, dans les moments de maladie, puis aussi à l’approche de la mort. D’ailleurs, en soins palliatifs, beaucoup de gens vont parler de l’amour, de la lumière qu’il y a là-dedans.
Donc, j’essaie de la garder vivante, cette expérience-là.
Dans le documentaire La barre haute au sujet de l’anxiété de performance, tu parlais de la souffrance comme quelque chose que l’on a tendance à étouffer ou à régler. Comment ça se passe dans un cabinet, ce rapport-là à la souffrance ?
On peut le prendre de plein de façons. Parce que, tu vois, on est quand même dans une époque qui nous demande beaucoup de gérer nos souffrances. On souffre, mais heureusement, on a des techniques – qui fonctionnent, soit dit en passant. Je ne dis pas qu’elles ne fonctionnent pas. Mais ces techniques peuvent nous faire éviter des voyages intéressants. Et la souffrance, c’est souvent une invitation à aller à l’intérieur, à regarder à l’intérieur de soi.
En fait, indépendamment de nos croyances, on a tous des questions existentielles. On peut les éviter ou les rencontrer. Et parfois, les symptômes vont porter des questions existentielles.
Si l’on ne s’est jamais questionné sur le sens de l’existence et qu’on a enchainé les étapes de la vie sans s’arrêter, puis tout d’un coup on vit une épreuve, comme une peine d’amour, et on souffre… Forcément, tout le monde qui souffre se pose des questions sur le sens de la vie. Tout d’un coup, on se demande : « Bien oui, mais ça sert à quoi ? Pourquoi je vis tout ça ? Puis, de toute façon, on va tous mourir ! »
Ou, comme tu l’exprimais plus tôt, « pourquoi moi ? »
Exact. Et ce sont des questions auxquelles la religion s’est intéressée. Toutes les « humanités » se sont intéressées à ces questions-là. Et la psychologie aussi… du moins, une certaine psychologie. Parce qu’il existe une psychologie qui va plutôt embrasser le discours actuel où l’état humain va être « pathologisé » rapidement. C’est-à-dire qu’on ne dit plus : « J’ai peur », on dit plutôt : « Je fais de l’anxiété. » Très souvent, on ne dit plus : « Je suis vraiment triste, je suis démolie » ; on dira plutôt : « Je suis en dépression. » Et parfois, c’est vrai : on coche tous les symptômes, puis on est vraiment en épisode dépressif, mais parfois on est simplement en train de traverser notre existence.
La santé mentale, c’est d’être en tension.
C’est aussi assez récent dans l’histoire de l’humanité qu’on prétend que la vie n’est pas souffrante, que la santé mentale, telle qu’elle est définie par l’Organisation mondiale de la santé, c’est « un état de bienêtre complet ». Mais pour moi, un état de bienêtre complet, c’est un moment de grâce, ou c’est du grand déni. Ce n’est pas nécessairement la santé mentale. La santé mentale, c’est d’être en tension.
En clinique, il m’arrive de prendre l’image du Christ sur la croix. Je n’en parle pas pour convertir l’autre, mais il faut reconnaitre que c’est une image qui a traversé le temps. Alors je dis : il est « un petit peu » en tension, il n’est pas à l’aise. D’ailleurs, il n’est pas garanti que la vie, c’est toujours le confort. On a fini par croire que la vie, c’était d’être heureux, d’être dans le bonheur.
Un bonheur qui évacue complètement la dimension tragique de l’existence ?
Oui ! Du simple fait qu’on nait, on sait qu’on va mourir, mais on ne sait pas trop pourquoi : juste ça, au départ, c’est souffrant. On n’est pas obligés de se rouler tout le temps dans cette tragédie, mais de là à l’évacuer complètement…
Le discours dominant dans les sphères de la santé, c’est le paradigme biomédical : la personne est réduite à sa dimension purement biologique. Alors que les humanités et les grandes traditions religieuses ont appréhendé la personne comme étant complexe, j’oserais dire « mystérieuse ». Est-ce qu’il y a une place pour le mystère dans la réflexion sur la psyché humaine ?
Dans le meilleur des cas, je dirais oui. Lorsque j’ai commencé comme psychologue, en 2003, j’étais psychologue pour enfants. À ce moment-là, l’appel typique que je recevais, c’était : « Mon enfant a mal au ventre, il ne dort pas, il ne veut plus aller à l’école, il fait des crises de colère, est-ce que tu pourrais le rencontrer pour qu’il puisse parler ? Pourrais-tu m’aider à la comprendre ? »
Ça, c’était la question. Puis maintenant, c’est plutôt : « Mon enfant a un trouble anxieux, est-ce que tu pourrais le rencontrer pour lui donner des outils pour qu’il puisse gérer son anxiété ? » Donc, on voit vraiment qu’il y a eu un changement dans le discours, et le mystère est disparu. Dorénavant, on vient vers moi pour avoir des outils. On souhaite moins comprendre le mystère de l’enfant.
Or, ce qui me passionne, c’est précisément l’« irréductibilité de l’autre », comme dit le philosophe Emmanuel Levinas. L’altérité, c’est toujours un mystère.
Certains croyants entretiennent une méfiance envers la psychologie – peut-être à cause de blessures compréhensibles. Et d’autre part, en psychologie, il n’est pas rare de voir un regard distant par rapport au fait religieux. Penses-tu que cette obstruction mutuelle peut être surmontée, que ces deux univers peuvent être complémentaires ?
C’est là que la pensée de Jung est aidante. Parce que Jung dit que l’expérience religieuse est en potentialité chez tous les humains. Chaque personne va décider ce qu’elle en fait : s’abandonner à cette expérience et découvrir une foi, ou pas.
Je pense qu’il faut arriver à être dans une ouverture mutuelle, comme nous faisons là : nous dialoguons, ensemble.
Puis nous avons cette curiosité-là envers l’autre. Je commence ces temps-ci des études en théologie et j’apprends plein de choses. Je trouve ça formidable, et ça ne fait qu’enrichir ma compréhension de l’humain.