«tout inclus»

Les revues qu’on lit à l’urgence psy

Le chemin entre mon appartement et l’hôpital l’Enfant-Jésus m’est familier.  Je l’ai parcouru maintes fois les mains chargées de fleurs ou de biscuits, tout dépendant.  Cette fois-ci, j’ai préféré apporter à ma mère le dernier exemplaire du magazine Le Verbe, et une ancienne édition de La Vie est belle!.

Samedi après-midi, l’air est chargé à l’urgence psychiatrique.  Une dame vient de déféquer sur le sol, un préposé s’affaire à nettoyer.  Un homme fait des aller-retour dans la salle étroite où l’on retrouve huit lits alignés les uns à côté des autres.  Il tourne vivement la tête vers moi et me dit : « prie un peu ».

Une infirmière m’avise que ma mère est en entrevue avec le médecin.  Je m’installe donc dans la « salle polyvalente » et sors les revues que j’ai emportées.  Un autre homme s’approche.  J’aperçois la craque de ses fesses qui débordent du mince caleçon blanc que l’institution lui a offert.  Il s’assoit face à moi et ricane :

– C’est écrit Jésus-Christ sur ta revue!

Pour narguer à mon tour, je lui demande qu’est-ce qui le fait rire.  Ça ne me dérange pas.  Je suis heureuse de pouvoir discuter avec cet homme.  Tant qu’à y être.

-Ha non, ça ne me fait pas rire.  Je crois en Dieu depuis aussi loin que je me rappelle.  Je ne porte pas de croix, mais c’est pour pas me faire écoeurer.

On m’indique que l’examen de ma mère est terminé.  Celle-ci est certaine qu’elle va sortir de l’hôpital d’ici quelques minutes, avec une prescription de calmants.  L’équipe de médecins traitants m’informe plutôt qu’on la gardera pour quelques jours.  Je rejoins ma mère à sa civière.

***

Les minutes s’étirent.  Ça fait maintenant une heure qu’on est là, à attendre.  Ma mère est toujours convaincue qu’elle va sortir d’une minute à l’autre.  Je me demande moi-même pourquoi on ne vient pas lui annoncer qu’on la gardera sous observation, qu’elle le veuille ou non.  Je me souviens des magazines.  Je lui sors le Le Verbe.  À mon grand étonnement, elle prend le temps de le regarder.  Elle lit les titres.  C’est à peine perceptible, mais je vois quelque chose s’éveiller dans son regard.  Le reportage photo sur les chrétiens d’Orient la laisse méditative.

Ça faisait longtemps que je n’avais pas été témoin d’une telle scène.  Elle n’avait jamais même pris la peine de me lire.  Et là, dans l’allée glauque de l’urgence psychiatrique, elle est sortie d’elle-même.

L’espace d’un instant.

Elle s’impatiente, veut aller fumer, et sûrement boire aussi.

***

Je commence à avoir faim.  Depuis deux heures, le personnel médical s’affaire dans l’aquarium qui leur sert de bureau.  Une femme chauve, squelettique, le regard vide, se promène de la salle polyvalente à la salle de bain.  On dirait un personnage d’outre-tombe.

Au téléphone, cet homme avec qui j’ai discuté un peu plus tôt.  J’ai fini par lui offrir La Vie est belle! car il avait l’air de s’ennuyer.  Ça tombait bien, il n’avait pas osé me le demander.  Je comprends qu’il discute avec son amoureuse :

– Oui, ils ont dit que tu pouvais m’apporter des revues.  J’ai été chanceux.  J’ai rencontré une fille super fine qui m’a donné une revue catholique.  Mais pas une revue… comment dire…  C’est une revue à’mode, tsé.  Une belle revue.  J’ai dit aux infirmières que j’tais pas du genre à lire des revues 7 jours… Tu m’apporteras des jeans aussi.

***

Il est 18h.  On sonne aux portes de l’urgence.  Une femme, la cinquantaine, l’air jovial vient à la rencontre de l’homme dont je ne connais pas le nom.  Son nom à elle, je le connais.  Il s’agit de Suzie, vendeuse itinérante pour le journal La Quête.

Il y a de ces gens pour qui on se prend immédiatement d’affection.  Chaque fois que je croisais Suzie, je mettais toute mon attention dans les quelques paroles que nous échangions.  Je lui achetais le journal même si j’en avais déjà un exemplaire.  Je tâchais de devenir la meilleure cliente au monde.

Suzie et moi nous reconnaissons.  Nous sommes heureuses de nous voir.  Il y a quelque chose de l’amour du Bon Dieu qui circule.  Je ne voudrais pas être ailleurs.

Je laisse les amoureux se balader entre les lits et retourne à ma mère.  Elle croit toujours qu’elle va sortir de l’hôpital, même si j’ai tenté de lui faire comprendre que cela ne se passerait pas nécessairement ainsi.  Que si elle devait rester, ce serait pour être aidée.  Pour qu’elle puisse revenir à elle-même, au moins pour quelques jours. Elle ne le supporte pas.

– Tais-toi.

Je retourne à monsieur qui est tout fier de me montrer ses magazines qui parlent d’oiseaux et de nature sauvage.

Valérie Laflamme-Caron

Valérie Laflamme-Caron est formée en anthropologie et en théologie. Elle anime présentement la pastorale dans une école secondaire de la région de Québec. Elle aime traiter des enjeux qui traversent le Québec contemporain avec un langage qui mobilise l’apport des sciences sociales à sa posture croyante.