lutte des filles
Meave O'Farrell / Photo: Elias Djemil

Meave O’Farrell: La lutte des filles

Meave O’Farrell se produit à Québec au centre communautaire Horizon, qui fait toujours salle comble. Tout juste à côté s’élève l’immense église Saint-Charles de Limoilou complètement vide, quasi désaffectée. Signe des temps?

Le parallèle est difficile à manquer: dans les deux lieux se disent les mêmes mots d’église, mais pas avec le même sens du sacré. Comme à l’église et rarement ailleurs, toutes les générations et classes sociales s’y mélangent. Il y a les fidèles et les enfants qui oublient la réalité absorbée par la passion, il y a les curieux et les blasés incapables d’entrer dans le jeu, il y a enfin les hipsters et les bobos qui rient plus qu’ils ne croient, venus pour l’ambiance «populaire» qui distrait un instant du spleen de vivre.

C’est au cœur de cet univers survolté que j’ai rencontré l’athlète-actrice pour tenter de mieux comprendre le monde de la lutte et ses codes.

Comment as-tu découvert la lutte?

J’ai découvert la lutte à Sherbrooke quand j’avais six ou sept ans. Mon père écoutait ça avec mes frères à la télévision. Je trouvais ça grandiose, les personnages plus grands que nature qui combattaient dans le ring!

Quelques années plus tard, alors que j’avais commencé à faire du théâtre au secondaire, j’ai réalisé que la lutte était une forme de jeu. Je me suis dit: «Il faut que j’essaie ça dans la vie!»

C’est là que je suis tombée en amour avec la lutte.



À 16 ans, j’ai donc décidé de commencer à m’entrainer avec la SCW. Il faut plusieurs mois de pratique pour apprendre les mouvements. À Québec, on a un local de lutte sur la rue Saint-Vallier avec des cours 3 fois par semaine. Après un an d’entrainement intensif donc, j’ai eu mon premier combat en 2008. J’en ai fait un certain temps, puis j’ai arrêté pour me concentrer sur mes études et je suis revenue récemment avec la ligue à Québec (la NSPW).

Meave O’Farrell
Photo: Raphaël de Champlain

De plus en plus, on voit des gars et des filles plus petits qui font des acrobaties, et c’est ce côté très athlétique qui m’a accroché aussi. J’aimais le mélange théâtre et sport. Maintenant, la lutte, j’en mange, j’en fais, j’en écoute.

Joues-tu une méchante ou une gentille?

Je fais une gentille à Québec ces temps-ci et une méchante à Shawinigan, car ce sont deux foules différentes qui ne se mélangent pas.

Je commence à apprécier d’être méchante. (Rires!) C’est le côté qu’on n’a pas le droit d’être dans la vraie vie. Les lutteurs, on a des personnages. On va prendre une facette de notre personnalité et on va l’exploiter au coton. On va la rendre pire que la réalité, comme une caricature de nous-mêmes. Il y a des méchants qui vont être des couillards, d’autres des enragés, d’autres des mesquins. Et les gens se mettent à apprécier les personnages bons et méchants. Comme ici on a un méchant Marco Estrada qui est toujours très apprécié de la foule. Il est tellement bon dans ce qu’il fait que les gens l’apprécient même s’il est méchant. Il donne un bon show.

Que répondrais-tu à ceux qui disent que c’est grossier, que ça attire juste des personnes sans éducation?

Il y a plein de monde dans la lutte qui ont fait de grandes études. Il y a une lutteuse aux USA qui est dentiste et j’en connais un autre qui a un PHD en éducation. Moi-même, je suis en train de terminer ma maitrise en archéologique préhistorique.

C’est vrai que ce n’est pas des spectacles qui coutent cher. C’est accessible à tout le monde. C’est enfin quelque chose que les gens qui ont moins de moyens peuvent venir voir. Tout le monde ne peut pas aller voir des shows de sport ou de théâtre qui coutent une fortune, mais ils peuvent venir au centre communautaire et tripper ici avec tout le monde.

J’imagine que tu dois être la seule archéologue lutteuse au monde!

J’aime l’histoire, pas juste la lire, mais avoir les deux mains dedans. Archéologie et lutte, ce sont deux choses très différentes qui m’équilibrent dans la vie. La lutte, ça me permet de me défouler un peu. (Rires!)

Dans ma vie, j’étais toujours une personne très extravertie, et ça m’a aidée à devenir une bonne lutteuse. La lutte, elle, m’a aidée à me tenir debout pour mes convictions, à m’assumer comme je suis, à accepter que je suis une personne différente qui fait des choses différentes.

Meave O’Farrell
Photo: Raphaël de Champlain

Qu’est-ce que ton entourage pense de ça?

Mon père n’aime pas trop ça. Il m’a déjà dit: «Ç’a été la pire erreur de ma vie que de te faire découvrir la lutte.» Mais moi, je pense plutôt ceci: «T’as pas idée à quel point c’est la meilleure chose que t’as faite pour moi!» Ma mère, elle trouve juste ça drôle.

Mon mari, lui, vient rarement me voir lutter, mais il sait que je tripe. Des fois, il trouve ça moins cool parce qu’il sait que je peux me faire mal, mais il l’accepte parce qu’il sait que j’adore ça. On n’a chacun nos trippes. Lui il fait du canot d’expédition et moi je fais de la lutte.

Pourquoi les gens aiment venir voir de la lutte ?

Parce que la lutte c’est autant un show dans la foule que sur le ring. Les gens qui font partie de la foule font partie du spectacle. La foule vient d’abord pour voir un spectacle, même si ça reste un sport parce qu’il y a quelque chose de très physique. Du côté de la scène professionnelle, ce sont des gars et des filles en très grande forme qui passent leur vie au gym. 

On est là avant tout pour faire un bon show. C’est pour ça qu’on s’en fou de gagner ou perdre. C’est pas ça qui est important. Ce qui est important c’est « est-ce que ma mission est remplie? », « est-ce que j’ai fait vivre des émotions au public? ». Chaque match est une histoire différente. Et tout le show est une histoire et toute la saison est une histoire.

Que dirais-tu à des parents qui pensent que la lutte c’est immoral, qu’on ne devrait jamais y amener des enfants?

Ça c’est à la discrétion des parents. C’est vrai qu’il y a souvent du langage cru et de la violence. Mais il faut être capable d’apprendre à ton enfant que c’est un show. C’est la même chose que lorsqu’ils vont écouter Bugs Bunny qui va taper sur son ami avec une poêle ou qu’ils vont tuer des zombies dans des jeux vidéo. 

Dire que c’est immoral je trouve que c’est carrément une exagération. Parce que ça reste un show. On sait que c’est faux.

Est-ce que tout est prévu d’avance, du fake?

C’est pas fake, c’est scripté. Parce que quand tu tombes de la troisième corde, ça fait mal pour vrai. Et ceux qui n’aiment pas ce qui est scripté, alors qu’ils n’aillent pas voir non plus le nouveau film des héros Marvel au cinéma, parce que là aussi, le déroulement est planifié.

Meave O’Farrell
Photo: Raphaël de Champlain

Il y a 30-40 ans il y avait beaucoup d’improvisation. Aujourd’hui, on veut tellement donner un bon spectacle, et avec des acrobaties le timing est tellement important, qu’il faut que les combats soient bien chorégraphiés. Mais il reste de la place pour l’improvisation. Les interactions avec la foule par exemple ne sont pas prévues, surtout dans la « heat » (quand le méchant a vraiment le dessus et qu’il tapoche le gentil longtemps).

C’est pas fake, c’est scripté. Parce que quand tu tombes de la troisième corde, ça fait mal pour vrai.

Est-ce que ça t’arrive d’avoir peur?

En général, je n’ai pas très peur. Il faut dire que j’ai été très chanceuse, je ne me suis jamais gravement blessée. J’ai toujours travaillé avec des gens qui étaient très professionnels. J’ai très confiance en mon opposant. C’est quelque chose d’important, la confiance entre les lutteurs, parce que ta santé est dans les mains de l’autre et vice-versa.

Comment c’est d’être une fille dans un univers de gars?

Je ne me suis jamais sentie amoindrie parce que j’étais une fille. Au contraire, je me suis sentie valorisée. Je n’ai jamais été traitée comme un objet ni vécu d’intimidation.

Quand je me fais varloper par des gars plus grands et plus gros que moi dans le ring, les gens trouvent ça capoté. Mais en même temps, quand je reprends le dessus durant le combat, les gens se mettent à crier pour moi: «Yes, vas-y, casses-y la gueule!»

Photo: Raphaël de Champlain

Est-ce que la lutte ne présente pas une vision très stéréotypée des filles?

À ça je répondrais: «Viens voir un show et tu vas voir que tes préjugés vont être détruits assez rapidement.» C’est vrai que, pendant une vingtaine d’années, de la fin des années 1990 au début des années 2000, la lutte féminine s’est dégradée à cause de ce qu’on nous montrait à la télé.

Ce n’étaient plus des lutteuses, elles s’appelaient des divas. Elles étaient juste là pour faire du drame, être en bikini et faire ce qu’on appelait «lingerie-pillow-fight».

Mais heureusement, en 2015, sur Twitter, il y a eu un mot-clic populaire qui disait #GiveDivasAChance. Car la foule était tannée de voir ça. Elle voulait voir de vraies lutteuses comme on pouvait en voir sur d’autres scènes indépendantes. Le public a donc forcé la WWE [World Wrestling Entertainment] à changer, et aujourd’hui, il y a de très bonnes lutteuses qui donnent souvent de meilleurs matchs que les gars !

Je ne me suis jamais sentie amoindrie parce que j’étais une fille.

***

L’assemblée (pas très dominicale!) tire à sa fin. Meave retourne au vestiaire après le combat. La foule semble y avoir expérimenté un intense sentiment de communion brisant ainsi l’isolement social d’une époque marquée par des écrans atomiseurs.

Comme à la messe, il y a un fort sens du rituel, avec des processions, de la musique et une forme de liturgie de la parole avec ses réponses en chœur de la foule. Sur la scène se joue devant nous le drame en plusieurs actes d’une lutte entre les forces du bien et du mal. Le rite, qui illustre caricaturalement le mécanisme du bouc émissaire de René Girard, s’achève par le sacrifice (ou parfois le triomphe) d’un héros rédempteur.


Simon Lessard

Simon aime entrer en dialogue avec les chercheurs de vérité et tirer de la culture occidentale du neuf et de l’ancien afin d’interpréter les signes de notre temps. Responsable des partenariats pour le Verbe médias, il est diplômé en philosophie et théologie.