Dans les coulisses de la lutte

La lutte fait partie de notre culture et de notre histoire. Sport-spectacle populaire ou théâtre acrobatique postmoderne, elle déchaine plus que jamais les passions des Québécois. Incursion dans les coulisses de ce show dont vous êtes le héros !

« Aimes-tu le théâtre ? Si oui, tu vas aimer la lutte ! » Voilà comment mon ami Emmanuel Lamontagne a réussi à m’attirer dans le monde légendaire de la lutte québécoise.

Robert Lepage est du même avis, lui qui a voulu la mettre à l’honneur dans la programmation du Diamant: « La lutte, pour moi, c’est le théâtre dans sa forme la plus brute. »

Photo: Raphaël de Champlain

Brute, c’est le mot.

Tout est vrai et assumé, rien n’est poli ou raffiné. Tout est fake et pourtant tellement authentique : le papier peint fleuri, la boule disco et les lustres en plastique Art déco. Les groupies en camisole et les poteux en coton ouaté, la Labatt 50 et la moustache du vendeur de popcorn.

Difficile de ne pas ressentir une nostalgie du réel, du même type qu’au marché aux puces, au bingo ou au cinéparc.

Du théâtre brut

Comme au théâtre, la lutte met en scène des personnages, des décors, des costumes et de la musique. On y trouve, en plus, des acrobaties et des combats chorégraphiques. Comme toutes les bonnes séries, on découvre une histoire enlevante, un scénario qui regorge de rebondissements. 

À bien y penser, plus que du théâtre, la lutte se rapproche d’un art total. Comme l’opéra, ou mieux, le cirque!

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Photo: Raphaël de Champlain

Au centre Horizon de Limoilou, où Emmanuel m’a donné rendez-vous, il y a déjà une file d’attente qui déborde jusqu’à l’extérieur. Les vrais fans veulent s’assurer une place assise le plus près possible autour du ring.

« On est comme une communauté, une gang de chums. » me dit-il avec une pointe de nostalgie dans sa voix, lui qui vient beaucoup moins souvent depuis qu’il étudie à l’université en histoire de l’art.

Photo: Simon Lessard

Une foule en chœur

Une fois le show commencé, mon guide privé me fait remarquer qu’un rôle central revient justement à cette foule. Elle forme en quelque sorte un chœur qui fait écho aux héros, exactement comme dans les pièces d’Eschyle et de Sophocle :

« La lutte c’est autant un show dans la foule que sur le ring.»

En backstage, je rencontre Lou Biron (alias Meave O’Farrell), lutteuse depuis 2 ans avec la NSPW à Québec :

« Les gens aiment la lutte parce qu’ils se sentent inclus dans le spectacle. Thanos il s’en fout que tu chiales contre lui au cinéma, mais à la lutte, quand tu es au premier rang et que t’engueules un lutteur qui est méchant il va te regarder dans les yeux et il va te répondre. »

Or, est-ce que la foule peut réellement changer le show ?

Emmanuel, avant de s’intéresser aux tableaux de Michel-Ange et du Caravage, était impliqué au sein d’une défunte ligue de lutte de Québec. Il me dévoile un secret: 

« La foule ne peut pas changer l’issue d’un combat, mais elle peut influencer le déroulement des histoires, la manière dont un lutteur va agir dans le ring, voire l’issue d’une saison. Si par exemple un méchant est aimé du public, les bookers (scénaristes) peuvent le faire changer de rôle. » 

Quoi qu’il en soit de l’histoire, la participation d’une foule déchainée change certainement l’ambiance. En effet, elle augmente l’expérience des acteurs aussi bien que celle des spectateurs.

Des héros pour le Québec

En préparant ce reportage, mon père m’a raconté une anecdote frappante (c’est le cas de le dire !) :

« Le cousin à ta mère est allé à la lutte à Chicoutimi à l’époque des frères Rougeau. Il était en avant, dans les premières rangées, et il avait amené un petit fusil à l’eau. Puis, quand les lutteurs approchaient, il leur tirait de l’eau. “Psst. Psst.” Mais à un moment donné, un des Rougeau s’est choqué. Il est descendu du ring et lui a apostrophé une claque mon ami. Il est tombé deux rangées en arrière. Il avait toutes les dents cassées en avant. Heureusement son père était dentiste. »

C’était, comme on dit, « le bon vieux temps ».

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Photo: Raphaël de Champlain

La lutte fait partie de notre culture et de notre histoire.

Thomas Rinfret, en 2019, a sorti son excellent documentaire Les derniers vilains. Le film porte sur la vie rocambolesque de la famille Vachon, les plus célèbres lutteurs de l’histoire du Québec avec les Leduc, Rougeau et Baillargé.

D’abord médaillés en lutte olympique, ils ont ensuite été champions de lutte récréative partout dans le monde, donnant ainsi une fierté à notre peuple, comme nos héros au hockey.

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Photo: Raphaël de Champlain

Si cette histoire d’amour entre la lutte et les Québécois a connu ses hauts et ses bas, elle est, depuis quelques années, en train de reprendre.

Aujourd’hui, il existe une trentaine de fédérations au Québec, dont une vingtaine seulement à Montréal. Grâce aux médias sociaux, ce sport-spectacle peut désormais atteindre plus de monde et détruire des préjugés.

Sport du Québec et d’ailleurs

« Sans compter, me dit fièrement Emmanuel, tous ces Québécois qui performent actuellement dans les plus grandes fédérations américaines. Je pense à Kevin Owens, Sami Zayn, Stu Grayson et Evil Uno. Ces figures-là, présentes à la TV câblée de façon hebdomadaire, aident à faire revivre l’intérêt pour la lutte au Québec. Ils ont tous commencé dans des fédérations locales chez nous, j’en connais même 2 sur 4 personnellement ! »

Les grandes ligues professionnelles, Lou a pu y gouter l’été passé : « Au mois d’aout dernier, j’ai eu la chance inouïe avec 40 autres lutteurs canadiens d’avoir une audition à la WWE, la plus grosse fédération de lutte au monde. J’ai eu la chance de voir des gens que je voyais à la télévision et qui m’ont donné des conseils. C’était probablement la plus belle expérience que j’ai eue dans la lutte. »

Autre expérience inoubliable pour la petite fille de Sherbrooke, celle de combattre (et surtout de jouer !) au nouveau théâtre de Robert Lepage :

« C’est la même chose, mais tout est une coche plus cool ! La salle est différente, c’est une vraie salle de théâtre. La foule est en gradin et on ne la voit pas, car il fait noir. Je devais faire comme si je les voyais, car il faut que je les inclue dans mon spectacle. Ce n’était pas tout à fait la même foule non plus, mais elle a autant embarqué dans le spectacle. Les gens qui ne sont pas habitués d’aller voir de la lutte se sont rendu compte que c’était un bon spectacle comme un autre. »

Sport-spectacle

Pour Meave, c’est clair: les gens viennent d’abord pour voir un bon show.

« La mission première des lutteurs c’est de faire vivre des expériences, des émotions à leur public. Les gens reviennent parce qu’ils peuvent se défouler dans la foule. Ils aiment venir ici et haïr les méchants et cheerer pour les gentils. C’est d’abord un sport-spectacle. »

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Photo: Simon Lessard

Sport-spectacle populaire ou théâtre acrobatique postmoderne, la lutte est moins littéraire que les tragédies grecques, moins cruelle que les gladiateurs romains, moins romantique que les joutes de chevaliers médiévaux. La lutte est cependant plus sécuritaire que la boxe, plus accessible que l’opéra, et plus abordable que le hockey professionnel. 

Gigantomachie du nouveau millénaire, elle offre un rare lieu de purgation des passions où l’on peut crier sans censure les obscénités de notre inconscient, exprimer sans retenue notre désir de vengeance, écœurer sans danger des armoires à glace et s’habiller sans honte en collant.

Plus que du théâtre, la lutte se rapproche d’un art total. Comme l’opéra, ou mieux, le cirque!

Enfant, dans notre sous-sol de banlieue, il m’arrivait de jouer à la lutte avec mon père et mes frères. Ce qui m’apparaissait comme de glorieux combats de bobettes prend aujourd’hui une toute autre teneur!


Simon Lessard

Simon aime entrer en dialogue avec les chercheurs de vérité et tirer de la culture occidentale du neuf et de l’ancien afin d’interpréter les signes de notre temps. Responsable des partenariats pour le Verbe médias, il est diplômé en philosophie et théologie.