Jusqu’au 19 octobre, le Théâtre Denise-Pelletier présente la pièce Le Meilleur des mondes, adaptation théâtrale de Guillaume Corbeil du célèbre roman éponyme d’Aldous Huxley.
Le roman original, écrit en 1931, frappe par son actualité. Il décrit un monde artificiel, esclave de la technologie et de la consommation.
La famille n’existe plus : les bébés sont conçus dans des éprouvettes. Leur éducation — ou plutôt leur conditionnement — se fait en laboratoire.
Tout est programmé.
Chacun son rôle, chacun sa caste, Alpha, Bêta, Delta, Gamma ou Epsilon. Et chacun se voit programmé à aimer ce qu’il est obligé de faire, ce qui consiste essentiellement à travailler et à se divertir.
Une tristesse surgit? Il reste le soma, drogue qui accorde un repos de la réalité.
Vient briser cette vie, aux airs frénétiques et absents, un Sauvage, un habitant venant de l’extérieur des murs. Un homme né d’une mère, qui a lu Shakespeare et qui a connu l’amour et la douleur.
Comme un prophète, il dénoncera avec indignation la nouvelle civilisation.
Comme un prophète, on ne l’écoutera pas.
Un cauchemar ordinaire
Qu’on soit chrétien ou pas, deux points de l’œuvre feront immanquablement consensus :
1) le monde qu’invente Huxley est cauchemardesque et;
2) il ressemble au nôtre.
La subtilité réside toutefois en ceci : identifier clairement les similitudes entre le monde d’Huxley et le nôtre et les éventuelles solutions à la décadence.
C’est avec ces idées en tête que j’ai assisté à la représentation théâtrale du célèbre roman. Car l’adaptation et la mise en scène choisies révèlent comment les auteurs — et bien d’autres gens — conçoivent la société d’aujourd’hui et, plus généralement, l’être humain.
Qu’est-il donc dénoncé dans la pièce?
D’abord, le manque de liberté, de conscience individuelle. Bernard le scande dès les premières répliques :
« Qu’est-ce que ce serait d’être moi? De choisir ma vie, mon métier? »
Ensuite, et de façon plus profonde, la pièce fait ressortir l’absence des beaux-arts, de la douleur humaine et des passions fortes.
Le Sauvage du Théâtre Denise-Pelletier, au contraire de celui du roman, devient dramaturge : il veut changer le monde, toucher les gens. À lui seul, il représente la grande tragédie Hamlet. Mais personne, dans cette civilisation aseptisée, ne peut comprendre la douleur d’un jeune prince, dont le père se fait assassiner par son oncle.
Finalement — et c’est peut-être le point le plus fort de la pièce — est dénoncé encore le non-sens. « Une histoire a un début, un milieu et une fin. Mais vous, vous vivez un éternel milieu », s’indigne le Sauvage. La phrase est absolument percutante.
À tous ces problèmes, la pièce offre cette solution : l’art, le théâtre. Par le théâtre, l’homme élargit sa conscience, goute des émotions vraies et retrouve le sens. Shakespeare, semble-t-il lors de la pièce, pourrait sauver l’humanité.
Pour tout cela, et plus encore, la pièce vaut la peine d’être vue. À travers les images, le symbolisme, elle donne à apercevoir la société et aussi l’humanité que l’on pourrait devenir.
Où est la nature (humaine)?
Un aspect manque toutefois. Je ne crois pas, en effet, que l’adaptation ait été en mesure de mettre en lumière l’élément le plus fascinant du roman d’Huxley : la destruction de la nature humaine, ce qui n’est pas tout à fait la même chose que l’anéantissement de l’humanité que décrit la pièce.
Mort de la nature humaine plutôt que de l’humanité? Distinction inutile de philosophe me direz-vous peut-être…! Et pourtant, il y a bien une différente entre les deux.
L’humanité est certes quelque chose de grand : sensibilité aux beaux-arts, amour passionnel, conscience, liberté, etc. Mais l’humanité vient après la nature humaine. Elle en dépend.
La nature humaine, donc, est quelque chose de plus profond. C’est le fond de soi-même, ses facultés et ses origines. La nature — pour paraphraser Aristote — c’est la tendance qui porte un être vers sa finalité, vers son accomplissement. C’est un principe de mouvement vers le bien.
Des enfants sans parents, sans famille, sans naissance. Voilà l’horreur à son sommet!
En ce sens, la scène d’ouverture du roman d’Huxley est beaucoup plus percutante que celle choisie par Corbeil pour débuter son adaptation. Huxley commence son roman par la description des bébés dans les éprouvettes.
Des enfants sans parents, sans famille, sans naissance. Voilà l’horreur à son sommet! Voilà la perte de la nature! Car avoir une nature, étymologiquement, c’est justement avoir une naissance.
Perte de la naissance et de la nature, perte donc d’un mouvement vers le bien et le bonheur. Ce que note aussi le roman d’ailleurs.
Le gouvernant du Meilleur des mondes, en effet, évite toute finalité. Il raconte au Sauvage : « Une fois que l’on commence à admettre des explications d’ordre finaliste, hé quoi, on ne sait pas où cela peut conduire. » Les gens pourraient se mettre à croire, ajoute-t-il, que le bonheur est « quelque part au-delà, quelque part au-dehors de la sphère humaine présente; que le but de la vie n’est pas le maintien du bienêtre, mais quelque renforcement, quelque raffinement de la conscience… »
Exit le Dieu de chez Huxley
L’adaptation théâtrale évite par ailleurs un thème important : Dieu.
Or, le roman d’Huxley y revient à plusieurs endroits : la nouvelle civilisation se base entre autres sur un rejet du transcendant et du religieux. Explique encore le gouvernant au Sauvage : « Dieu n’est pas compatible avec les machines, la médecine scientifique et le bonheur universel. Il faut faire son choix. Notre civilisation a choisi la médecine et le bonheur. »
Qu’on me comprenne bien : Shakespeare est grandiose. Qui le lit grandit certes en humanité. Mais quand c’est la nature humaine même qui est attaquée, il faut quelque chose de plus grand. Il faut une vraie naissance, une vraie famille. Et il faut un Dieu. Il faut un Dieu créateur, capable de revêtir chacun de sa véritable dignité.
Ce qui manque, dans la société actuelle, c’est la nature humaine. Nature qui implique une origine (une naissance et une famille) et une fin (le bonheur véritable).
Sans cela, on vit un éternel milieu.
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