Si le frère Untel a marqué l’histoire du Québec, c’est qu’il a fait un pari audacieux. Insurgé contre un système élitiste, stérile et refermé sur lui-même, il a osé proposer une éducation de qualité pour tous les Canadiens français. Il y a deux ans, nous avons rencontré Louis-André Richard, professeur de philosophie et spécialiste du frère Untel, pour découvrir l’imposant legs du petit frère mariste. À quelques jours du colloque Appartenance et liberté (10 au 12 juin 2016, au Cégep de Sainte-Foy, voir aussi l’entrevue accordée à ECDQ.tv), nous avons cru bon de republier ici cet article.
«La foi et la raison sont comme les deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité.» Ainsi débute l’encyclique Fides et ratio de saint Jean-Paul II (1).
Vous en conviendrez avec moi, il serait périlleux de contempler la vérité avec une seule de ces deux ailes. Une foi sans raison est infantile, magique et tient de la religiosité naturelle. Une raison sans foi mène finalement à croire à la science comme si elle expliquait tout.
Donc, s’il est vrai (ce n’est pas moi qui le dis, c’est Jean-Paul II) que ça prend les deux pour voler, avouons que les catholiques québécois ont oscillé de l’aile – au singulier – pendant longtemps.
Ils avaient la foi, nos anciens. Pas de doute là-dessus. Mais peu de nos aïeux étaient en mesure de raisonner leur foi, de percer la Parole de Dieu (à laquelle, d’ailleurs, ils n’avaient que très peu accès avant le concile Vatican II), de comprendre la richesse du magistère, sauf s’ils faisaient partie du clergé.
On apprenait par cœur le petit catéchisme. Tout le monde savait ce qu’il fallait faire, mais peu savaient pourquoi. Comme des enfants, en fin de compte.
L’étincelle
C’est à ce moment précis – disons en 1959 – que le frère Untel (2) apparaît dans l’espace public. En fait, on devrait dire que c’est à ce moment qu’il saute dans l’arène. Constatant avec désolation la pauvreté de la langue – qui est le véhicule de la pensée – chez ses étudiants, il publie son indignation dans une série de lettres ouvertes au journal Le Devoir. Ces lettres feront l’histoire (3).
Si le débat de société publié pendant un an dans le journal gravitait d’abord autour de la qualité de la langue française chez les jeunes, il a rapidement pris de l’envergure pour embrasser tout le système d’éducation québécois.
D’après Louis-André Richard (4), professeur de philosophie et président de l’Institut Jean-Paul Desbiens, le frère Untel en avait marre de voir ses compatriotes aller à la messe – et à l’école, pour ceux qui en avaient la chance – de façon timorée. Il constatait que la peur était le moteur de la religion tout comme de l’éducation… et il fallait que ça change.
Il a imaginé une société où tous les jeunes recevaient un minimum d’éducation. Et ce minimum leur permettrait d’exercer leurs droits et leurs devoirs dans la cité. Mais surtout, pour lui, ce minimum devrait les conduire à une foi adulte.
Mais comment faire?
Les perroquets et les géants
D’abord, le système d’éducation doit veiller à transmettre du contenu solide. Ensuite, il outille l’étudiant pour se dégager de ce contenu. En d’autres mots, le frère Untel était un peu écœuré des écoles qui formaient des perroquets. Et il ne le serait pas moins aujourd’hui des écoles qui forment de belles urnes, aux couleurs de la planète et des technos… mais vides.
Aussi, « [le frère Untel] voyait bien la langue comme le véhicule de la pensée: si la langue est pauvre, la pensée l’est aussi », nous rapporte Louis-André Richard. À ce sujet, il suffit de reculer d’un demi-siècle pour constater les pas de géant réalisés au Québec.
Parlant de géants, le frère Untel considérait qu’une bonne formation devait se faire en étant juché sur les épaules de plus grand que soi. Et qui sont ces géants? « Ce sont, nous dit l’enseignant, Platon, Voltaire, Machiavel, Montaigne, saint Augustin. Ces classiques permettent de raffiner le jugement et le discernement. »
Le frère Untel croyait qu’il était crucial d’avoir des enseignants possédant une solide maitrise des contenus qu’ils enseignent, un amour de leur discipline et aussi, bien entendu, un amour des jeunes à qui ils prétendent transmettre ces contenus.
Un maitre, c’est un exemple de posture. De posture à l’égard de la cité. De posture à l’égard de la famille. De posture à l’égard des rapports avec les autres humains.
Louis-André Richard va encore plus loin: « Je pense qu’un maitre, c’est aussi nécessairement un maitre moral dans le sens large du terme. C’est un exemple de posture. De posture à l’égard de la cité. De posture à l’égard de la famille. De posture à l’égard des rapports avec les autres humains. Et ça, je regrette, mais… c’est quelque chose qui se fait malgré soi. Les jeunes respirent ce que nous sommes. Ils ne sont pas idiots. Il ne faut surtout pas les berner.»
Dieu et l’éducation
Il est bien certain que passer par les classiques de la littérature et de la pensée occidentale pour apprendre à réfléchir librement, ça n’a rien de très glamour. C’est pourquoi on a tassé ces grandes œuvres pour faire place à de talentueux auteurs contemporains…
Dieu et Platon ont donc plié bagage et sont sortis des écoles en même temps qu’ils quittaient l’ensemble de l’espace public.
Bien sûr, il y a le fameux cours d’ÉCR (Éthique et culture religieuse) qui explique froidement aux jeunes la mécanique de chaque religion. Mais, se désole Louis-André Richard, pas question d’aller voir à l’intérieur de ces religions: on ne lit pas le Coran ni la Bible. On se contente de parler de restrictions alimentaires et de styles vestimentaires.
Si seulement l’éthique et la culture pouvaient se réduire à des questions de bouffe et de guenilles, la vie serait drôlement plus simple, n’est-ce pas?
Éducation et liberté
Dans une économie du savoir comme la nôtre, le savoir, c’est le pouvoir. L’éducation permet à l’individu de s’affranchir de nombreuses chaînes. On pense aussi aux postes-clés qu’elle permet d’atteindre. L’éducation est alors réduite à un rouage de la domination de l’homme sur l’homme.
La plus belle liberté que puisse nous offrir l’éducation, c’est celle de remplacer la peur de l’autre par la charité envers le prochain.
Il faut dépasser ça. Il faut que l’éducation permette la maitrise de soi, qu’elle donne aussi à l’homme le moyen de mieux connaître son frère pour mieux l’aider. Ainsi, la plus belle liberté que puisse nous offrir l’éducation, c’est celle de remplacer la peur de l’autre par la charité envers le prochain.
Le frère Untel a appelé les Québécois à sortir de la peur et de la torpeur. Il rêvait d’un printemps de la foi. Il a vécu des déceptions, mais un chrétien ne cesse jamais d’espérer. Il en avait assez de la crainte et de la relation timorée des Québécois avec leur Seigneur.
Il rêvait d’une relation d’amour libre – et non d’amour obligé, forcé – entre l’Église du Québec et son Époux. Et maintenant, un demi-siècle plus tard, on voit poindre des bourgeons.
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Notes :
(1) Jean-Paul II, Fides et ratio (foi et raison), lettre encyclique, Libreria Editrice Vaticana, 1998. En ligne sur http://www.vatican.va/holy_father/john_paul_ii/encyclicals/documents/hf_jp-ii_enc_15101998_fides-et-ratio_fr.html .
(2) Le frère Untel (1927-2006). S’il est surtout connu pour avoir jeté les bases d’une réflexion sur l’éducation au Québec en publiant Les insolences du frère Untel, le frère Jean-Paul Desbiens était d’abord un enseignant au secondaire au Saguenay. Il a aussi été l’un des plus influents penseurs de la Révolution tranquille. Il est considéré par plusieurs comme un catalyseur important des réformes en éducation. C’est la raison pour laquelle le tout nouveau ministère de l’Éducation n’a pas tardé à l’engager comme haut fonctionnaire. Le frère Desbiens a contribué étroitement à la création des cégeps et surtout à la mise en place de la formation générale commune à tous les programmes collégiaux (français et philosophie).
Jean-Paul Desbiens, De quoi ont-ils peur? Onze lettres insolites du frère Untel au Devoir, Québec, Presses de l’Université Laval, 2010, 111 p.
(3) Véritable blogue avant l’heure, les Insolences regroupent une bonne partie des lettres publiées entre 1959 et 1960 dans Le Devoir. Ces lettres, rédigées par le frère mariste Jean-Paul Desbiens – sous le pseudonyme du frère Untel –, constituent une charge critique envers le système d’éducation de l’époque. Qualité de la langue, compétence des enseignants, programmes désuets… tout passe dans le tordeur du frère Untel. Ce succès de librairie jamais égalé au Québec pour un essai (près de 150 000 exemplaires) retentit encore aujourd’hui. La version intégrale de ces lettres, présentées et annotées par Louis-André Richard, a été publiée en 2010, aux Presses de l’Université Laval, sous le titre De quoi ont-ils peur?
(4) Grand passionné de la pensée de saint Augustin, Louis-André Richard enseigne la philosophie au cégep Sainte-Foy et à l’Université Laval. Il a entre autres dirigé l’ouvrage collectif La nation sans la religion: le défi des ancrages au Québec (2009) et coécrit Plaidoyer pour une mort digne. Les raisons de nos choix et les choix de soins appropriés en fin de vie (2011).