retraite
Illustration: Caroline Dostie / Le Verbe

Régime de bananes: comment fructifient nos RÉER?

La vieillesse et la retraite sont, dans nos sociétés occidentales, deux concepts foncièrement imbriqués. Les inquiétudes des travailleurs quant à leur retraite sont ravivées de manière cyclique par les «rationalisations» dans les secteurs public et privé. L’allongement de l’espérance de vie n’est pas étranger à ces réajustements proposés ou imposés par les employeurs et par l’État.

Mais au-delà de ces enjeux surgissent trop peu souvent les questions éthiques en matière d’investissement. Que sait-on vraiment du chemin parcouru par nos épargnes pour en arriver à nous assurer un âge d’or? Pis encore, se pourrait-il que notre quête effrénée d’autonomie financière creuse le tombeau des solidarités familiales en favorisant un embourgeoisement tant matériel que spirituel? À défaut d’avoir des réponses toutes faites à ces interrogations, Le Verbe présente ici quelques pistes de réflexion autour de la retraite.

Depuis les Trente Glorieuses (1945-1975), l’avènement de la société de consommation et la montée du pouvoir des publicitaires ont contribué à transformer le temps béni de repos qu’est la retraite en quête de confort, de loisirs et de divertissements de toutes sortes.

Mais pour atteindre cette vie «rêvée», ça prend des sous. Beaucoup de sous.

Dans quels arbres?

Dans les milieux syndicaux, dits progressistes et «solidaires», il est commun d’entendre – parfois à juste titre – que les enjeux principaux concernant la retraite tournent autour de l’équité intergénérationnelle, des problèmes du désengagement de l’État et de la privatisation croissante des fonds.

De l’autre côté de l’échiquier politique, dans les milieux financiers, on ne cesse de «responsabiliser» les petits et grands épargnants à l’égard de la nécessité de commencer tôt à cotiser à un RÉER. Aussi, on rivalise d’ingéniosité pour offrir les meilleurs rendements aux investisseurs en vue d’une retraite bien confortable.

C’est un peu comme si on disait que c’est le commis d’épicerie qui fait pousser les bananes qu’on y achète.

Cependant, même en combinant les préoccupations des travailleurs et celles du patronat, on laisserait tout un pan de la réalité dans l’angle mort. Bref, aussi simple que ça puisse paraitre, on oublie souvent que l’argent ne pousse pas dans les arbres…

Le système repose sur la fructification, par le travail d’autrui, du capital investi.

Alors, qui est cet autre qui, par son travail, fait profiter mon épargne?

Si l’on répond à cette question en disant que le gestionnaire de portefeuille ou le conseiller financier est cet autrui qui fait le travail, c’est un peu comme si l’on disait que c’est le commis d’épicerie qui fait pousser les bananes qu’on y achète.

En fait, la multiplication des intermédiaires entre l’investisseur et la production de valeur concrète rend difficile – voire impossible – la traçabilité des fonds épargnés. Le système financier mondial est d’une complexité abyssale.

Cela dit, puisque les bons citoyens n’ont ni le temps, ni l’intérêt, ni l’énergie d’investiguer sur les sources des rendements générés par leurs placements, la plupart des gestionnaires de portefeuilles (courtiers, banques, particuliers, etc.) vont les encourager à diversifier leurs placements. Par conséquent, il n’est pas impossible que vous ayez – peut-être sans même le savoir – certains secteurs à haute et constante rentabilité parmi les suivants.

Armement et minéraux

En 2008, les auteurs Alain Deneault, Delphine Abadie et William Sacher signaient un livre-choc aux éditions Écosociété: Noir Canada: Pillage, corruption et criminalité en Afrique1.

L’une des thèses de cet ouvrage est que «ce qu’il en coute pour faire augmenter à Toronto l’action d’une société se compte, en Afrique, en termes de corruption, de spoliation, de pollution, voire de cadavres laissés sur les champs d’exploitation».

Les auteurs avancent que «les ventes d’armes, la collusion avec des groupes militarisés ou avec un pouvoir tyrannique, puis les massacres de civils qui s’ensuivent naturellement ont permis à des sociétés canadiennes actives en Angola, au Sierra Leone et au Soudan de voir la valeur de leurs titres boursiers monter en flèche. Ainsi va et croît le financement des RÉER, fonds de retraite et placements publics des Canadiens. Parce que l’argent ne conserve aucune trace des motifs de son accumulation et ne trahit pas les méthodes par lesquelles il a été acquis, les raisons empiriques de son amplification numéraire restent tues, ce qui permet en prime aux bons apôtres du développement de servir à l’Afrique des leçons de vertu».

Enfin, ils soutiennent qu’«[a]ucun investisseur, aucun souscripteur à un fonds commun, aucun retraité, aucun détenteur de RÉER, aucun épargnant et aucun contribuable ne saurait donc suivre les cours de ses placements directs ou indirects à Toronto sans qu’y soit associée clairement l’idée des méthodes controversées qui permettent trop souvent l’irrésistible ascension [de ces corporations canadiennes]».

Agroalimentaire

S’il est relativement aisé de concevoir que les secteurs de l’armement et de l’extraction minière ne répondent pas aux plus hauts standards en termes d’investissements éthiques, on pourrait, en revanche, être surpris de découvrir que le secteur agroalimentaire ne lave pas nécessairement beaucoup plus blanc.

Récemment, un consortium d’organismes à but non lucratif (Rede Social de Justiça e Direitos Humanos, GRAIN, Inter Pares et Solidarité Suède-Amérique latine) a enquêté sur des cas allégués d’expropriations violentes au Brésil2.

Leurs recherches sur l’accaparement de terres et l’expulsion agressive des familles qui les cultivaient les ont menés sur la piste d’une société new-yorkaise (TCGA) qui gère des millions de dollars investis par des épargnants suédois, étatsuniens et… canadiens.

Des terres auraient été acquises de manière frauduleuse et brutale par des intermédiaires au passé trouble…

En effet, toujours selon ce rapport – publicisé au Canada par l’entremise de l’organisme catholique Développement et Paix –, la Caisse de dépôt du Québec, gestionnaire de l’épargne-retraite de milliers de Québécois, aurait investi dans un important fonds d’acquisition de terres, opérant au Brésil par l’entremise de prête-noms.

La loi brésilienne ne permettant pas à des capitaux étrangers d’acquérir des terres agricoles, la société TCGA aurait mis sur pied un imposant stratagème de sociétés et d’individus brésiliens agissant à titre d’écrans3.

Ces terres, toujours selon ce rapport, auraient été acquises de manière frauduleuse et brutale par des intermédiaires au passé trouble: certains de ces individus ont déjà été accusés d’accaparement violent de terres envers des paysans de la région BAMAPITO (Bahia – Maranhão – Piauí – Tocantins).

Toutefois, le risque de souillure qui guette l’épargne de l’investisseur consciencieux n’est pas uniquement à l’autre bout du monde…

L’embourgeoisement

L’idée de la retraite que l’on nous vend depuis des décennies repose sur une conception bourgeoise de la vieillesse.

La retraite idéale consisterait à voyager, bien manger, bien boire, se reposer, faire la fête avec quelques copains. Voilà de bien bonnes choses. Mais lorsqu’elles sont élevées en veau d’or auquel on offre tant de sacrifices, la vie humaine est réduite à ses aspects les moins nobles, les plus bestiaux.

La retraite idéale, vendue comme une pub de dentier, se déploie dans un culte de l’autonomie: ne plus rien devoir à personne, ni au patron, ni aux voisins, ni aux parents, ni aux enfants.

Libéré du labeur, libéré d’un travail aliénant, libéré des enfants rendus grands, libéré du 9 à 5, le retraité idéal serait en perpétuel 5 à 7? D’une aliénation à l’autre. Quels liens sociaux maintient-il? Quelles dépendances sont encore tissées autour de lui, sinon celles de l’argent?

Peut-on tenter à tout prix de s’assurer l’aisance et le confort pour ses vieux jours et, conjointement, vivre aujourd’hui avec l’ouverture à la souffrance de l’autre, avec un brin d’écoute au cri du pauvre qui est à ma porte?

Par ailleurs, les enfants, détachés de toute obligation (financière…) envers leurs ainés, qu’ils voient pleinement indépendants, regardent de loin leurs parents. Lesquels sont pris en charge désormais par la banque ou par l’État.

Il est difficile de magnifier à la fois l’autonomie et la famille, l’indépendance totale et les liens sociaux.

Des pistes de solution?

Quelles solutions? Désinvestir. Massivement.

Puisqu’il est difficile – voire impossible –, dans l’état actuel du système, de garantir l’utilisation juste et équitable des fonds, sortir notre épargne de ces fonds constitue un acte de prudence.

D’autres vont choisir de placer leur bas de laine dans un «fonds éthique». Si la vaste majorité des banques et des gestionnaires de portefeuille interrogés à ce sujet sont restés assez évasifs et imprécis4.

Quelles solutions, disions-nous? Donner. Massivement.

Les personnes les plus positivement marquantes autour de nous sont celles qui donnent et qui se donnent. Les retraités n’échappent pas à la règle. À contrecourant de l’idéal bourgeois – et bien que ceux-ci n’excluent pas quelques voyages, de la bonne bouffe et du bon vin parfois –, ces ainés refusent d’en faire la fin de leur existence. Nombre d’entre eux prennent soin de leurs petits-enfants, visitent des frères, sœurs et amis malades ou seuls, s’impliquent bénévolement à la paroisse, auprès des pauvres.

Enfin, la doctrine sociale de l’Église catholique aborde5 clairement les enjeux de l’épargne et du profit. Elle invite les fidèles à examiner consciencieusement la manière dont les gains sont générés.

«[I]l est nécessaire de s’employer à construire “un style de vie dans lequel les éléments qui déterminent les choix de consommation, d’épargne et d’investissement soient la recherche du vrai, du beau et du bon, ainsi que la communion avec les autres hommes pour une croissance commune” (Centesimus annus, 839)» (Doctrine sociale de l’Église, no 360).

Voilà de quoi méditer et prier… en attendant votre prochain rendez-vous avec votre conseiller financier.


Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.