Photo: Wikimedia - CC.
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Esquisse d’une ecclésiologie célinienne

À une certaine époque, en France, le culte des grands écrivains était parvenu à remplacer à peu près complètement – aux yeux des élites libérales du moins – celui des anges et des saints1. Si cette époque semble révolue, quelques adeptes s’obstinent à vouer un culte à l’une des plus grandes plumes du 20e siècle, Louis-Ferdinand Céline.

Nous sommes extrêmement loin, aujourd’hui, de ces siècles de religiosité langoureuse et enivrante où l’échelle de Jacob semblait encore se dresser, titanesque, devant les âmes pies, où les rapports des hommes avec les bienheureux et les chérubins des cieux étaient d’une sapidité et d’une intensité telles, qu’ils rendaient poreuse et pellucide la frontière entre notre monde et l’univers surnaturel.

Mais il est tout aussi révolu le temps, pas si lointain celui-là, où la littérature occupait encore une place inégalée dans la culture, l’imaginaire et la conscience nationale, où les Diderot, les Zola, les Sartre apparaissaient comme autant de prophètes prométhéens éclairant d’un feu déicide, volé aux forges d’Héphaïstos, l’âme effervescente et ductile de la jeunesse du monde.

En ces temps ineffables où les lettres ne subissaient pas la concurrence brutale et massive des médias, on tenait encore un roman naturaliste entre ses mains comme on tiendra ce soir un bréviaire à Fontgombault, à l’heure des vêpres. Aujourd’hui, au contraire, les vieux classiques à la couverture un peu passée se vendent pour deux dollars soixante-quinze chez Renaissance, et personne n’en veut.

Une exception: la ferveur célinienne

À rebours des tendances actuelles de la culture, une fascinante passion littéraire nous permet toutefois de nous faire une idée de la suavité ou de la vivacité des émotions qu’engendraient autrefois, dans l’âme du lecteur, la tendresse élégiaque d’un quatrain ou la truculence tapageuse d’un roman picaresque. Il s’agit de la ferveur étonnante suscitée par l’œuvre et la vie de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline (1894-1961).

L’engouement pour l’écriture en dentelle de ce romancier génial, qui fit une entrée fracassante sur la scène littéraire, en 1932, avec la publication de Voyage au bout de la nuit, est, dans l’univers des lettres, une des seules formes de culte qui puissent nous donner une idée de la puissance d’attraction que la poésie ou la prose (inspirées par Thalie, Terpsichore et leurs sœurs) pouvaient auparavant exercer sur les cœurs.

Il s’agit d’établir, ici et là, des parallèles éclairants avec le catholicisme, de manière à rendre moins inintelligibles les arcanes d’une doctrine – le célinisme – encore assez neuve.

Au bénéfice du lectorat catholique généralement mal informé sur Céline et plus encore sur ses aficionados, je crois opportun de dépeindre ici, ne fût-ce que succinctement, l’Église célinienne et le culte dont elle entoure l’enfant de Courbevoie. Je le ferai en m’aidant de connaissances acquises épisodiquement, au fil de mes lectures de dilettante, et en établissant, ici et là, des parallèles éclairants avec le catholicisme, de manière à rendre moins inintelligibles les arcanes d’une doctrine – le célinisme – encore assez neuve.

Les pontes de la curie meudonnaise, les Celinifideles laici, les moines de l’Ordre célinien de la stricte observance et toutes les autres individualités confessant le célinisme reconnaitront, je l’espère, la valeur pédagogique du procédé. Je l’ai privilégié uniquement dans le but de faciliter la compréhension des non-initiés à leur égard, nullement pour nier la spécificité de leurs rites et croyances. Mon objectif: favoriser les rapprochements interreligieux dans un esprit d’irénisme sincère. On me dira si j’ai réussi.

Les Actes des apôtres

L.-F._Céline_c_Meurisse_1932

Bien qu’à ses débuts le culte célinien ait subi la persécution et qu’il ne soit pas encore autorisé dans tous les racoins de France et de Navarre, il a connu un essor fulgurant et n’a eu de cesse de se répandre, depuis la fin des années 70 jusqu’à nos jours – d’abord à Paris, puis dans toute la Judée et la Samarie hexagonales, et jusqu’aux extrémités de la terre.

Ce culte a évidemment son dieu: Céline lui-même, père d’un verbe qui lui est consubstantiel. Descendu au purgatoire des lettres (l’équivalent de nos enfers) dès avant la mort de l’écrivain, ce verbe a par la suite connu une spectaculaire « résurrection auprès du grand public » (D. Alliot, Madame Céline, p. 303).

Sous la mouvance de l’esprit célinien, qui souffle dans les évangiles du Voyage, de Mort à Crédit, de Mea Culpa ou de Nord, s’est ensuite constituée l’Église célinienne, dont je n’ai pas ici le loisir de raconter les origines en détail, mais dont on pourra découvrir les premiers pas hésitants dans le siècle en lisant la passionnante biographie que David Alliot a consacrée à la dernière épouse de l’écrivain, Lucie Almansor, alias  « Madame Céline », aujourd’hui âgée de 106 ans et contrainte par l’extrême vieillesse à s’isoler dans la maison achetée avec son mari en 1951, retour du Danemark.

Dans la première partie de cette biographie bien étoffée, on suit l’itinéraire de madame Céline, de sa naissance en 1912 jusqu’à son mariage avec l’auteur du Voyage, en 1943, après déjà sept ans de vie commune.

La seconde partie du livre couvre la fin de leur vie montmartroise sous l’Occupation, la fuite à travers le Reich en flamme, les années danoises au bord du gouffre et de la Baltique, le retour en France après l’amnistie obtenue, puis la décennie de vie recluse à Meudon, de l’été 1951 à la mort de l’écrivain, survenue le 1er juillet 1961, quelques heures après avoir mis un point final à Rigodon, dernier volet de la trilogie allemande.

Enfin, une troisième partie retrace les débuts de l’Église célinienne et nous offre ainsi l’équivalent de ce que sont, pour nous catholiques, les Actes des apôtres. Au fil des quelque cent-vingt-cinq pages de cette section qui relate la longue vie de veuvage de Madame Céline, David Alliot, tel un saint Luc des temps modernes, nous propose un récit ordonné des rencontres et évènements ayant présidés à l’édification graduelle du Corps mystique de Céline, née dans le cénacle de Meudon, autour de la figure centrale de Lucie, médiatrice des grâces de son mari. C’est de cette troisième partie que je tire l’essentiel de l’information transmise ici.

Aperçu ecclésiologique

L’Église célinienne est dirigée aujourd’hui par ceux que l’on appellerait les pères apostoliques, si l’on se situait dans un cadre de référence catholique. Successeurs immédiats des apôtres, ces hommes n’ont jamais eu la chance de voir ce que d’autres yeux avaient vu, d’entendre ce que d’autres oreilles avaient entendu, de toucher ce que d’autres mains avaient touché. Ils sont pourtant les dépositaires directs et autorisés de la Tradition et les zélateurs du culte authentique.

Photo: Maison de Louis-Ferdinand Céline (Wikimedia - CC).
Photo: Maison de Louis-Ferdinand Céline (Wikimedia – CC).

Regardons-les de plus près. Au sommet de la hiérarchie, on trouve le pape François… Gibault, qui détient les clés du 25 ter, route des Gardes (adresse de la maison de Céline où vit encore Lucette), à défaut de celles du Ciel. Comme notre pape François, il est chargé de l’arbitrage suprême entre les diverses chapelles, trop promptes, comme partout, à s’envoyer l’anathème, à créer le schisme.

Vient ensuite le collège cardinalice, composé des grands céliniens historiques: Éric Mazet, Marc Laudelout, Frédéric Vitoux, Marc-Édouard Nabe, etc. Parmi eux, un très grand exégète, Henri Godard, chargé durant des années d’établir le canon des Écritures, en collaboration avec les moines copistes du monastère Gallimard.

Je saute les échelons inférieurs de la hiérarchie pour dire un mot de l’immense foule de fidèles du célinisme. Ceux-ci sont plus ou moins fervents, plus ou moins versés dans les Écritures, plus ou moins actifs dans la propagation du culte, mais tous, un jour ou l’autre, ont été touchés par la grâce. Tous ont reçu la vie en abondance de celui qui fit toutes choses nouvelles (du moins en littérature).

Le dogme célinien

L’espace nous manque pour exposer le dogme célinien dans toute sa complexité. Nous ne saurions d’ailleurs pas très bien nous y retrouver, tellement les subtilités abondent et rendent impénétrables les mystères. En particulier le mystère des mystères: Céline a-t-il été un agent actif de la Collaboration stipendié par les nazis, ou un simple « compagnon de route », certes solidaire de l’Occupant, mais farouchement indépendant?

Pour plus de lumière sur le sujet, on peut désormais se procurer Avez-vous lu Céline?, livre coécrit par D. Alliot et É. Mazet, tout chaud sorti des presses, dans lequel les deux apologètes battent en brèche la thèse d’un Céline-petit-roquet-à-la-solde-du-Reich – thèse récemment mise en circulation par P.-A. Taguieff et A. Duraffour dans Céline, la race, le Juif, un pavé de 1200 pages que la charité commandait de raccourcir.

Mais n’allons pas plus loin dans cette controverse pour initiés. Qu’il suffise de dire que, par-delà toutes les disputes quodlibétiques (qui finissent souvent par des échanges cordiaux de quolibets), ce qui fait l’unité du célinisme, ce qui constitue le dogme essentiel réunissant tous les dévots, c’est la croyance en la supériorité de Louis-Ferdinand Céline sur tous les autres écrivains français du 20e siècle.

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Notre intention était au départ de présenter brièvement l’Église célinienne et son culte. Or, c’est chose faite.

Maintenant, une plongée dans les textes sacrés du célinisme serait de mise. Nous l’effectuerons peut-être un jour, en nous attardant sur la péricope la plus désopilante de toute la littérature française: la traversée vomitive de la Manche, dans Mort à crédit.

En attendant, qu’on me permette de dire à quel point je suis admiratif de la ferveur avec laquelle les céliniens pratiquent la lectio celina. Ah! si les catholiques pouvaient en faire autant avec leurs propres Écritures!

Cette interjection votive me servira de conclusion.

David Alliot, Madame Céline2, Tallandier, 2018, 432 pages.

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Autre article sur Céline: https://le-verbe.com/blogue/fragments-retrouves-du-coeur-de-celine/


Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.