Un texte de Sophie Brouillet
J’ai lu avec joie l’exhortation apostolique du pape François sur l’amour dans la famille, aboutissement d’un synode étalé sur deux ans et qui aura entrainé son lot de trouble et de doutes de part et d’autre chez les fidèles.
Le synode sur la famille a beaucoup fait espérer ou appréhender, selon les cas, une ouverture de l’accès à la communion pour les personnes divorcées et remariées. Peut-être était-il trop étroitement identifié à cette question dans l’opinion publique? D’où quelques moments de tension à mesure que les médias semblaient faire écho à des avancées ou à des blocages à ce chapitre.
Pourquoi, pouvait-on alors se demander, le pape avait-il plongé l’Église dans de tels émois? Parce qu’il souhaitait un changement à la discipline actuelle? Parce qu’il voulait faire le point et restaurer une communauté de pensée sur un sujet devenu controversé? Parce que, fort d’une profonde confiance en la présence de l’Esprit Saint dans l’Église, il prenait le risque d’un dialogue à l’issue en partie imprévisible?
Autant d’hypothèses entendues en cours de route et qui subsistent peut-être après la sortie d’Amoris laetitia, sorte de point d’orgue à l’exercice synodal.
Sans prétendre trancher entre ces interprétations, j’aimerais exprimer quelques réflexions que m’ont inspirées le synode, puis l’exhortation apostolique.
Vérité et miséricorde
On a décrit les différences de sensibilités entre les pères synodaux en disant que les uns mettaient l’accent sur la miséricorde et les autres sur la vérité.
D’un côté, l’argument selon lequel la communion n’est pas réservée aux «purs», mais qu’elle est plutôt, comme le dit le pape, «un généreux remède et un aliment pour les faibles» (Evangelii gaudium, no 47). L’interdiction actuelle serait alors dépassée, inutilement blessante, cause d’exclusion. De l’autre, l’idée selon laquelle l’eucharistie, comme «participation intime aux dispositions les plus saintes de Jésus» (Balthasar), ne peut être vécue dans une situation de contradiction persistante avec l’exigence de la fidélité conjugale. L’enjeu ne serait pas alors d’être miséricordieux ou non, mais de maintenir intacts le sens de la communion et le principe de l’indissolubilité du mariage.
Autrement dit, la question semble avoir été de savoir si la communion pour les divorcés remariés était une affaire de discipline ou de fond. Car il est remarquable qu’aucun des pères synodaux n’ait remis en question l’idéal du mariage chrétien comme tel, avec ses exigences de fidélité et de durée. Remarquable, parce que, dans la mentalité moderne, à laquelle les chrétiens ne sont pas imperméables, cet idéal est passablement embrouillé, et qu’en dehors de l’enceinte synodale, dans le débat public, cet embrouillement a sans doute joué un rôle plus important que les questions théologiques ou pastorales.
Refaire sa vie après un divorce, le sien ou celui de son conjoint, c’est chose extrêmement courante aujourd’hui.
Nous côtoyons tous des amis, des parents, des voisins dans cette situation, quand nous n’y sommes pas nous-mêmes plongés. Nous sommes entourés de gens pleins de qualités, charmants, généreux, et… sincèrement engagés dans une nouvelle relation. L’épreuve d’un mariage brisé semble souvent leur avoir donné une humilité et une authenticité qui ont dû manquer à bien des conjoints d’antan empêtrés dans les convenances sociales.
Nous n’avons pas envie de les juger. Nous nous souvenons à juste titre que le Christ nous invite à ne pas juger.
Situations (pas si) exceptionnelles
Mais par-delà l’enjeu d’un regard bienveillant sur les personnes, n’est-ce pas la norme même de l’indissolubilité du mariage qui devient encombrante dans un tel contexte? Comme chrétiens, ne souffrons-nous pas d’être placés en porte-à-faux par rapport à une réalité aussi répandue? Ne sommes-nous pas finalement tentés de penser que le divorce, devenu si commun, ne doit pas au fond être si grave?
N’est-il pas tentant de perdre de vue l’assurance qu’«à l’origine, il n’en était pas ainsi» (Mt 19,8)?
En plus de tous ces «faits accomplis» qui défilent sous nos yeux, les critères de reconnaissance des nullités de mariage sont eux aussi nombreux, à juste titre. Des couples qui, pour différentes raisons, n’en font pas la demande y auraient peut-être droit. N’est-il pas tentant de perdre de vue, derrière toutes ces situations floues, l’assurance qu’«à l’origine, il n’en était pas ainsi» (Mt 19,8)?
Derrière l’espoir d’un élargissement majeur de l’accès à la communion, véhiculé par une opinion publique composée notamment de chrétiens, j’ai cru reconnaitre un certain désir de voir l’Église cesser d’être signe de contradiction, «empêcheuse de tourner en rond».
Je dis bien «reconnaitre», car ce désir-là, c’est d’abord en moi que je l’ai «connu».
Que ce serait doux de ne pas détonner, ne serait-ce qu’intérieurement, parmi l’enthousiasme général lorsqu’une amie longuement éprouvée par le célibat trouve enfin le bonheur auprès du papa divorcé de jeunes enfants; de se contenter de hausser respectueusement les épaules devant le choix d’un couple qui se sépare après plusieurs années de mariage; ou d’accueillir sans la moindre pensée rabat-joie le nouveau conjoint qui nous est présenté lors du traditionnel et festif souper de Noël!
Nous ne nous en sortons par éternellement en nous disant que ce ne sont pas là nos affaires. Tôt ou tard, la vie nous pose la question de notre cohérence, qu’il s’agisse de répondre honnêtement à une question, d’offrir ou pas des félicitations, d’exprimer ou de taire son point de vue à un proche. Et nous ne pouvons pas présumer commodément que nous devons être devant une situation exceptionnelle… toutes les fois.
Or, nous pouvons aimer profondément notre entourage, être attachés à lui ou avoir besoin de lui. Nous n’avons pas trop envie, dans notre petite vie, d’avoir soudain l’impression de devoir jouer à Jean-Baptiste devant Hérode.
Rien de banal
Chaque fois que j’ai été ainsi tentée de banaliser une situation irrégulière dans mon entourage, ce ne sont pas de froides objections théologiques qui m’en ont empêchée. Elles n’auraient sans doute pas fait le poids. C’est le souvenir d’une petite fille qui s’est imposé à moi. Celle que j’ai été, comme enfant d’un divorce au demeurant cordial et civilisé.
Si je fais état ici d’une expérience personnelle, c’est qu’elle me semble plus typique que singulière. À un certain niveau de profondeur, les perceptions ne sont plus un pur fruit des circonstances et des personnalités. Et les enfants perçoivent spontanément les réalités existentielles telles qu’elles sont, en deçà de leurs représentations culturelles.
Il y a un «après» miné par la «révélation» que l’amour, en réalité, n’est pas une chose qui dure.
Or, le théologien Xavier Lacroix résume bien ce qu’est un divorce pour un enfant lorsqu’il parle d’un «effondrement du monde». Il y a un «avant», fait de la confiance naturelle en la vie qu’a un enfant élevé dans un climat d’amour. Il y a un «après» miné par la «révélation» que l’amour, en réalité, n’est pas une chose qui dure. Pas plus que n’existe le père Noël.
Mes parents, soucieux de mon bonheur et désireux, pour cette raison, de dédramatiser leur rupture au risque d’en faire une chose banale, voire normale, m’auront bien involontairement transmis ce dernier message.
Seul le christianisme pouvait m’en guérir véritablement. Il me fallait l’assurance que l’amour est par nature fait pour durer, que ses ratés ne sont pas une fatalité ontologique, mais bien le résultat de la faiblesse humaine, et que la foi peut le soutenir efficacement, pour faire la part des choses et notamment pardonner.
Ce souvenir m’a souvent servi de point d’ancrage dans la pensée chrétienne sur la famille et m’a permis de remonter ensuite vers d’autres de ses aspects. Car il n’y a pas que les enfants. Ou plutôt, il y a aussi l’enfant qui demeure en chaque adulte et qui ne se remet pas vraiment de la rupture d’une relation aussi intime que le mariage, et ce, qu’il l’ait subie ou choisie. «Perdre l’amour revient à se perdre soi-même, si tant est qu’on y avait déposé l’entièreté de soi», écrit bellement Andrée Quiviger, une auteure québécoise.
À trop craindre de blesser les couples divorcés et remariés, ne risquons-nous pas de minimiser les blessures qu’inflige aux conjoints le divorce lui-même?
L’esprit ambiant, avec sa réserve limitée de compassion, veut que ce soit aux enfants des familles brisées et aux époux éconduits de s’adapter à une réalité inéluctable. Le christianisme place plutôt la réalité du côté de leur souffrance, symptôme pour lui d’un mal véritable.
De fait, il est bien difficile d’édulcorer la parole du Christ selon laquelle «ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer» (Mt 19,6). Elle ne désigne évidemment pas une volonté arbitraire et tyrannique de Dieu. Elle ne peut que faire valoir une exigence inscrite dans la nature des choses, intérieure à la relation conjugale.
Des liens inconditionnels
Le pape le souligne dans Amoris laetitia: «Il est difficile que celui qui ne décide pas d’aimer toujours puisse aimer vraiment un seul jour» (Amoris laetitia, no 319). On sent d’ailleurs bien au fond de soi que la confiance et l’abandon nécessaires au mariage s’accommodent mal de la précarité.
En fait, si certaines relations superficielles, comme les amitiés de circonstances, peuvent se briser sans faire trop de dégâts, il semble appartenir à la nature d’un amour consistant de ne pas se reprendre. Si les liens filiaux demeurent un roc dans la vie, c’est sans doute parce qu’on les sait inconditionnels.
J’aime penser que Dieu a confié à un instinct sûr les relations qui surviennent en premier dans l’existence, pour s’assurer de les voir jouer leur rôle bénéfique et fondateur, mais qu’un jour vient où il invite à faire librement le choix d’un amour aussi entier, par le mariage.
Certaines difficultés ne se traitent que dans la douceur. Il y a de cette idée dans l’exhortation apostolique.
Pas d’idéalisme ici: les liens filiaux peuvent être conflictuels et blessants, au point que la distance s’impose parfois. On ne les renie pas pour autant, on ne remplace pas sa mère ou sa sœur. C’est en ce sens, me semble-t-il, que l’Église admet la séparation comme un moindre mal, mais non le remariage.
La barre est haute, certainement, et il faut se garder de la dureté, en particulier devant les situations si variées et complexes que crée notre époque. L’absence de culture religieuse et de formation spirituelle, la contagion sociale, la situation de couples ou de familles reconstitués depuis longtemps sont autant de faits qui disqualifient tout jugement à l’emporte-pièce.
Jean Guitton disait que certaines difficultés ne se traitent que dans la douceur. Il y a de cette idée dans l’exhortation apostolique, qui insiste autant sur le discernement, la miséricorde et l’accompagnement que sur la radicalité de l’appel évangélique.
Le document fait aussi beaucoup de place aux aspects humains et spirituels du mariage, semblant reconnaitre ainsi un autre défi pour l’Église: il est bien révolu, le temps où le couple pouvait se satisfaire d’être une «équipe» absorbée par ses fonctions sociales. Un mariage heureux doit désormais compter avec la liberté, la personnalité de chacun, l’épanouissement personnel en ses différentes facettes, toutes conquêtes en soi réjouissantes de la modernité, véritables «signes des temps».
La pastorale doit tenir compte de toutes ces réalités. Simplement, n’égarons pas en chemin l’idéal du mariage chrétien ni le fait qu’il «peut exiger beaucoup de l’homme, car beaucoup a été exigé du Christ sur la croix» (Balthasar).
Équilibre prophétique
Je laisse aux théologiens le débat sur l’eucharistie.
Il me semble en tout cas névralgique que l’Église continue de viser haut dans son enseignement moral. À quoi bon une religion qui n’appellerait plus au dépassement?
On entend parfois dire que les Églises resteront vides tant que le catholicisme maintiendra des positions peu conformes à la mentalité moderne. Cela semble supposer que renoncer à ces positions les remplirait à nouveau.
J’ai toujours cru, au contraire, qu’une Église qui, par amitié pour le monde, entérinerait systématiquement les pratiques répandues se fondrait peu à peu dans le décor et finirait par perdre sa pertinence. Non pas certes que son rôle se résume à être signe de contradiction. Mais sa crédibilité ne peut aller sans sa capacité à l’être au besoin. Maintenir cette capacité dans le contexte actuel, sans verser dans le pharisaïsme, c’est chose délicate.
Amoris laetitia, admirable modèle d’équilibre entre miséricorde et vérité, me semble nous offrir un précieux soutien en ce sens. On sait qu’elle est le fruit d’un difficile travail d’harmonisation, qui revient sans doute aussi à chacun d’entre nous.
Pour aller plus loin:
Hans Urs Von Balthasar, Aux croyants incertains, Paris, Lethielleux, 1980.
Andrée Quiviger, Ne meurs pas, Montréal, Bayard Canada, 2009.
Interview de Xavier Lacroix, parue dans le magazine Famille chrétienne, no 1407, janvier 2005.