Le XIe congrès thomiste international, qui se déroulait à Rome la semaine dernière, s’est ouvert le 19 septembre. Ce jour marque également le quarante-quatrième anniversaire du décès de l’historien de la philosophie Étienne Gilson (1884-1978), géant de la recherche et de l’enseignement. Celui-ci est notamment connu pour sa contribution éminente, au XXe siècle, à la connaissance et à la diffusion de l’œuvre de saint Thomas d’Aquin et, plus largement, pour son travail de mise en valeur des penseurs médiévaux et de leur effort d’articulation de la foi et de la raison.
La culture ambiante, dans ce qu’elle a encore de rationaliste, malgré des décennies de divagation postmoderne, associe souvent le christianisme à l’irrationalité. Avoir la foi, c’est forcément mettre la raison en veilleuse, le temps de parler à son ami imaginaire ou de s’adonner à la pensée magique.
Cette conception de la foi et du phénomène religieux en général comme régression dans l’infra rationnel est aujourd’hui défendue par le magistère médiatique; c’est l’opinion commune des cercles élitaires. Or, il en existe une variante savante, à laquelle on a accordé beaucoup de crédit dans le monde intellectuel par le passé, et qui informe encore les mœurs universitaires jusqu’à un certain point; elle touche la compréhension que nous avons de la philosophie et de l’histoire de la philosophie.
À la fin du 19e siècle, alors que le rationalisme était hégémonique au sein de l’université française, les professeurs de philosophie présentaient leur discipline comme un phénomène culturel opposé par essence à la religion, et voué asymptotiquement à assécher le marécage de la croyance. D’après les mêmes, le Moyen Âge, période dominée par la superstition chrétienne, n’avait été qu’une «nuit intellectuelle» (Victor Cousin) à laquelle l’Occident moderne, intellectuellement émancipé, ne devrait rien.
Deux des plus grands intellectuels du 20e siècle se sont pourtant inscrits en faux contre cette vision appauvrie de la période médiévale: Werner Jaeger, que j’aimerais d’abord citer, et Étienne Gilson, dont l’évolution intellectuelle et les travaux retiendront un peu plus longtemps mon attention.
Les sources scolastiques de la rationalité moderne
En 1943, dans sa conférence intitulée Humanism and theology (présentée ici), le grand helléniste Werner Jaeger (1888-1961) a affirmé que la rationalité moderne avait des racines médiévales et plus précisément scolastiques:
«[…] on est en droit d’affirmer que le rationalisme du temps de saint Thomas fut un puissant facteur d’unité dans la vie de cette période [le Moyen Âge] si profondément marquée par le travail de la science théologique, et qu’il jeta les fondations pour tout le développement ultérieur, sacré et profane, de la pensée rationnelle. Sans lui, la Renaissance du XVe siècle n’aurait sûrement pas été ce qu’elle fut.»
Vingt-trois ans plus tôt, le médiéviste Étienne Gilson était arrivé à la même conclusion:
«Ma conclusion, celle qui s’est imposée à moi avec une évidence croissante à partir de Roger Bacon, c’est que la philosophie moderne n’a pas eu à conquérir les droits de la raison contre le Moyen Âge, mais qu’au contraire le Moyen Âge a conquis les droits de la raison pour la pensée moderne.»
Lettre d’Étienne Gilson à Léon Brunschvicg, 5 novembre 1920 – les citations de Gilson sont toutes tirées de l’ouvrage de Florian Michel, Étienne Gilson, une biographie intellectuelle et politique, 2018, que je recommande à tous ceux qui veulent découvrir le Gilson «politique», nettement moins connu que le Gilson philosophe et historien de la philosophie.
Dans l’université française du début du 20e siècle, où l’orthodoxie laïque (c’est-à-dire athée et rationaliste) régnait presque sans partage malgré la ferveur qui émanait de la petite chapelle bergsonienne, le travail historique d’Étienne Gilson a consisté à mettre au jour les richesses intellectuelles inexploitées d’un continent à peu près inexploré jusque-là: celui de la philosophie médiévale.
Avant ses travaux, nous venons de le dire, ses collègues de la Sorbonne avaient considéré cette période comme une sorte de «trou noir» historique où la lumière de la raison avait été absorbée par la densité terrifiante de la foi, avant d’être rescapée de ce gouffre obscur par le travail acharné du rationalisme moderne, en particulier du cartésianisme.
C’était la Belle Époque. L’époque où l’on rêvait tout haut d’avoir éteint dans le ciel des étoiles qui ne se rallumeraient plus (dixit le député socialiste René Viviani, à la suite de l’adoption de la loi sur la laïcité); où les sociologues se rêvaient ingénieurs des âmes et pensaient modestement pouvoir remplacer Jésus Christ par un bon petit manuel de morale civique; où l’on croyait fermement, dans les milieux scientifiques virés scientistes, que les derniers mystères du monde étaient sur le point de se dissoudre au fond d’un bécher1.
Metanoïa à la Sorbonne
Gilson n’a cependant pas toujours été persuadé que les rapports entre Moyen Âge et modernité avaient été, de façon si importante, des rapports de continuité, ni que la modernité devait tant à la philosophie de l’École (c’est-à-dire à la scolastique). Dans un texte de 1932, il raconte à quel point la philosophie médiévale l’avait rebuté au départ:
La vérité, c’est qu’au lieu de m’attacher à la scolastique parce qu’elle servait le catholicisme, j’ai dû faire, pendant des années, les efforts les plus douloureux pour ne pas me détacher du catholicisme à cause de ce que je croyais être la scolastique. Je suis parti contre elle, non seulement comme philosophe, mais comme croyant. Elle m’était doublement un obstacle.
C’est en consacrant sa thèse de doctorat, à l’invitation de Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), aux «sources médiévales de la philosophie de Descartes», thèse complétée en 1913, que Gilson se ravise et renverse complètement les perspectives.
D’une part, il découvre par ses recherches tout ce que Descartes doit aux médiévaux, malgré sa rhétorique de la tabula rasa. D’autre part, s’il constate qu’il y a continuité évidente des scolastiques à Descartes, il ne peut faire autrement que regretter que cette continuité n’ait pas été plus entière, plus complète, et juge qu’avec la pensée cartésienne, l’histoire de la philosophie a vécu un appauvrissement.
Gilson était parfaitement conscient que sa thèse allait à contrecourant de la vulgate philosophique véhiculée par la très rationaliste Sorbonne. Dans son autobiographie intellectuelle, Le philosophe et la théologie (1960), il confie:
«Je me souviens distinctement du sentiment de crainte que j’éprouvai le jour où, retenant longuement ma plume, je finis par écrire cette simple phrase: ‘‘Sur tous ces points, la pensée cartésienne marque, par rapport aux sources dont elle dérive, beaucoup moins un progrès qu’un appauvrissement.’’ »
Durant toute sa carrière, Gilson ne cessera de réaffirmer ces deux idées: celle de la continuité profonde entre les époques de l’histoire intellectuelle de l’Occident, et celle d’une richesse à trouver en amont de la pensée moderne, chez les scolastiques, et plus précisément chez saint Thomas d’Aquin, dont il deviendra un des plus éminents spécialistes.
À l’idée de continuité culturelle, Gilson consacra même un cours entier en 1939: The Continuity of Classical Culture from Cicero to Erasmus, dont le manuscrit inédit (près de 400 pages) se trouve aux archives du Saint Michael’s College de Toronto. Quant à l’exposition et à l’explicitation de la philosophie scolastique, il s’y dévoua pendant un demi-siècle, en écrivant un nombre impressionnant d’ouvrages, parmi lesquels Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas d’Aquin, dont la première édition date de 1919 et la sixième et dernière de 1964.
Distorsion idéologique du savoir
Dans son cours de 1939, Gilson considère que la tendance à trop marquer fortement les divisions entre les périodes historiques est souvent une conséquence des guerres idéologiques que se livrent les professeurs par théories et historiographies interposées:
Les compartiments arbitraires que nous inventons pour isoler les unes des autres les grandes époques de l’histoire de notre art et de notre pensée ne sont en général que la projection dans le passé de nos haines secrètes et de nos préférences présentes. Nous voulons qu’aient été séparés ceux de qui nous nous séparons, afin de nous séparer plus sûrement de ceux qui s’en réclament encore.
Dans les années 1990, ceux qui s’étaient réclamés de l’héritage philosophique du Moyen Âge – nommément les dominicains – avaient depuis longtemps quitté le département de philosophie où j’étudiais. L’espace était occupé par le rationalisme kantien, la véhémence fêlée du nietzschéisme et les originalités poétiques de Heidegger. La séparation d’avec la scolastique était plus qu’effective, elle était consacrée par la disparition de celle-ci.
Il n’y avait donc personne, à l’université, pour me détromper et m’apprendre que le Moyen Âge n’était pas qu’un interstice négligeable entre deux tronçons d’histoire de la philosophie placés bout à bout, celui de la philosophie antique et celui de la philosophie moderne. L’idée que la période médiévale avait contribué au développement de la rationalité en Occident n’a en tout cas jamais été évoquée devant moi.
Heureusement que quelques fervents admirateurs de la pensée d’Étienne Gilson s’efforcent aujourd’hui de nous donner accès à son œuvre. Elle représente sans conteste un des efforts les plus achevés, au 20e siècle, de penser la complémentarité de la foi et de la raison.