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Photo: Tingey Injury Law Firm/Unsplash

Renversement de Roe c. Wade : une réelle révolution juridique? 

En juin dernier, la Cour suprême des États-Unis rendait publique sa décision dans l’affaire Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization. La magistrature suprême était appelée à se prononcer sur la constitutionnalité d’une loi de l’État du Mississippi qui interdisait pratiquement l’essentiel des avortements après les quinze premières semaines de grossesse, occasionnant, par conséquent, le renversement de Roe c. Wade.  Révolution juridique, cet évènement représente le triomphe d’une méthode d’interprétation constitutionnelle particulière: l’originalisme. En serait-ce aussi le chant du cygne? 

La décision de juin semble contredire le droit applicable aux États-Unis. En effet, depuis la célèbre décision Roe c. Wade, rendue en 1973, la possibilité pour une femme de recourir à l’avortement était réputée garantie par un droit à la vie privée en vertu du quatorzième amendement de la constitution.

Roe c. Wade prévoyait également que le droit à l’avortement n’était pas absolu, et que l’État pouvait mettre en place des dispositions légales entourant sa pratique. Elle incluait également un principe de discernement fondé sur les trimestres de la grossesse: plus on s’approche de la fin de la grossesse, plus les recours de l’État contre la pratique de l’avortement sont étendus. Ce nouveau droit à l’avortement étant réputé fondamental, les lois l’encadrant devaient dès lors faire l’objet d’un critère d’évaluation stricte lorsque remises en cause dans l’appareil judiciaire. 

Or, Roe c. Wade ne devait pas être la conclusion d’un débat de société, mais plutôt son catalyseur. 

La décision récente de la Cour, qui a jugé constitutionnelle la loi du Mississippi précédemment évoquée, rejette comme erroné le raisonnement juridique sur lequel est fondé Roe c. Wade, qui fait ainsi l’objet d’un renversement jurisprudentiel. Le principal effet de Dobbs est de mettre fin à la protection juridique d’un (ex-)droit constitutionnel à l’avortement. À la suite de cette décision, il revient à chacun des cinquante États américains de mettre en place un cadre législatif qu’il juge convenable à cette pratique. 

C’est, en un sens profond, une révolution sociale et politique, mais aussi – voire surtout –  juridique. 

Une interprétation originaliste

C’est véritablement à la suite de Roe c. Wade qu’un mouvement pro-vie organisé émerge de façon significative dans la société américaine, mouvement qui allait se donner les moyens sociaux, politiques et juridiques de travailler au renversement de cette décision.

Les deux décennies qui ont suivi ont été, à bien des égards, un temps favorable pour la droite américaine, qui s’est éventuellement donné, en la personne de Ronald Reagan, un porte-étendard pour la révolution conservatrice s’imposant alors. Le début des années 1980 sonne ainsi la fin du règne d’un progressisme généralisé dans la société, et les idées chères au mouvement conservateur retrouvent leur place au soleil. 

C’est alors que le mouvement pro-vie consolide son alliance fonctionnelle avec le Parti républicain. C’est également à cette époque qu’émerge une nouvelle institution dont l’importance ne saurait être surestimée: la Federalist Society, une organisation juridique faisant la promotion d’une interprétation originaliste de la lettre constitutionnelle américaine. 

Pour dire les choses simplement, l’approche originaliste est fondée sur l’idée que le texte constitutionnel doit être interprété de manière à rendre compte du sens des mots qui s’y trouvent pour ses auteurs, ou encore de leur sens public pour un lecteur contemporain. 

L’approche originaliste est fondée sur l’idée que le texte constitutionnel doit être interprété de manière à rendre compte du sens des mots qui s’y trouvent pour ses auteurs, ou encore de leur sens public pour un lecteur contemporain. 

L’originalisme s’est essentiellement articulé en opposition à une interprétation dite progressiste de la constitution, affirmant qu’elle doit être comprise comme un document vivant dont le sens et la portée sont continuellement renouvelés pour refléter l’évolution de la société et combler les silences et les imprécisions du texte tel qu’il nous est parvenu. C’est sur la base d’une telle lecture de la constitution que certains droits, comme celui à l’avortement, et certaines limites à l’agir gouvernemental, ont été affirmés par la Cour dans son histoire.

L’influence de la Federalist Society

S’il est bon de se pencher rapidement sur ces débats d’interprétation, c’est qu’ils ont été tout à fait déterminants dans la construction de la coalition qui allait mener au renversement de Roe c. Wade. Le développement, l’articulation et la promotion de la doctrine originaliste ont ainsi été, en un sens, l’un des phénomènes les plus significatifs de la vie politique américaine des dernières décennies. 

Si l’on peut s’étonner de la prééminence d’une telle question dans le débat public, c’est notamment parce que l’interprétation constitutionnelle dans notre pays ne fait l’objet d’à peu près aucun discours public significatif, en dehors de milieux hautement spécialisés. 

Or, la Federalist Society ne fait pas que promouvoir un système interprétatif sur le plan intellectuel; elle vise également, voire principalement, à sa dissémination dans l’infrastructure juridique en veillant à la formation et au réseautage de juristes originalistes. L’organisation a eu un tel succès qu’aujourd’hui, les six juges dits conservateurs, pour avoir été nommés par des présidents républicains, ont été de ses rangs. 

Le long travail de la Federalist Society, le succès électoral relatif du Parti républicain et le dynamisme du mouvement pro-vie constituent ensemble les principaux facteurs ayant conduit à Dobbs, la décision de juin qui, il y a seulement quelques années, aurait été impensable. Mais ce n’est en fait pas la première fois que Roe c. Wade est remis en cause dans les hautes sphères de la branche judiciaire. 

L’affaire Planned Parenthood c. Casey

En 1992, l’affaire Planned Parenthood c. Casey, longuement attendue par le mouvement pro-vie, avait fait l’objet d’un jugement de la Cour suprême à une époque où, déjà, une large majorité de juges nommés par des présidents républicains était en place. La Cour avait alors maintenu le précédent établi par Roe c. Wade. Elle l’a notamment fait sur la base du principe stare decisis, suivant lequel, de manière générale, la Cour est appelée à garantir une certaine continuité dans l’application du droit. 

Or, la Cour a tout de même infirmé une partie du jugement. Elle met de côté l’approche fondée sur les trimestres de la grossesse pour évaluer les régulations sur l’avortement à la faveur d’un principe de discernement fondé sur la viabilité du fœtus. De même, elle impose un critère moins strict quant à la légalité des lois encadrant l’avortement. La Cour soutient que, dans la mesure où la loi n’impose pas un fardeau excessif sur un individu, eu égard à ses droits fondamentaux, elle ne doit pas la mettre en cause. 

La conclusion de l’affaire Planned Parenthood c. Casey a suscité la déception du mouvement pro-vie et de ses partenaires, qui se sont sentis floués par une Cour dont les juges, en définitive, ont choisi de maintenir le précédent contre lequel plusieurs s’étaient battus durant deux décennies. 

Il s’ensuivit une politisation accrue du processus de nomination des juges à la Cour suprême. À la suite de cette décision, le Parti républicain, en particulier, a fait de la nomination de juges acquis à la nécessité de renverser Roe c. Wade une promesse de campagne perpétuelle. L’influence de la Federalist Society dans ce processus a également crû en importance. 

L’ère Trump

Comme bien d’autres, cet enjeu s’est exacerbé de façon extrêmement importante durant la période où la vie politique américaine a été dominée par la figure de Donald Trump. 

Alors que ce dernier n’était encore que candidat en 2016, une vacance survenue à la Cour après le décès de l’icône originaliste Antonin Scalia a fait l’objet d’une lutte de pouvoir sans précédent. C’est que, si la nomination à vie des juges à la Cour suprême est la prérogative du président, leur confirmation revient au Sénat, qui vote sur cette matière à la majorité simple, depuis quelques années. Or, à l’époque, le président démocrate Barack Obama ne jouissait pas du soutien du Sénat qui était récemment passé aux mains du Parti républicain. 

Les républicains au Sénat ont essentiellement refusé de prendre en considération toute candidature, prétextant que, s’agissant d’une année électorale durant laquelle le président ne jouissait pas de la confiance du Congrès, il était nécessaire, contre tout précédent, d’attendre. C’est éventuellement Donald Trump, une fois président, qui aura le loisir de remplacer Scalia

Si en fin de compte cette saga n’avait rien d’illégal, elle a contribué à miner la confiance du public en cette institution qui, malgré tout, se veut apolitique. 

Donald Trump a eu, durant son mandat, l’occasion de nommer deux autres juges à la Cour suprême. Les deux nominations ont été controversées. Brett Kavanaugh, en 2018, a été confirmé par une très courte majorité au Sénat après avoir fait face à des accusations d’inconduites sexuelles graves. Après la mort de Ruth Bader Ginsburg – monstre sacré du progressisme juridique et icône improbable de la culture populaire – la conservatrice Amy Coney Barrett est entrée en poste à quelques semaines d’une élection présidentielle que Donald Trump devait perdre. 

L’hypocrisie de la méthode, après les faits précédemment mentionnés, a été largement relevée. 

Un renversement jurisprudentiel

Il n’en demeure pas moins que la Cour telle que nous la connaissons aujourd’hui, avec sa forte majorité conservatrice de six contre trois, est à bien des égards le produit des années Trump qui, sur le plan juridique, ont été dominées par l’influence de la Federalist Society et de l’originalisme.  

Alimentés par le sentiment d’une posture ferme à la Cour, les juges conservateurs ont permis à l’affaire Dobbs c. Jackson Women’s Health Organization de monter jusqu’à eux, et ont choisi de saisir cette occasion pour réévaluer fondamentalement la jurisprudence américaine sur le droit à l’avortement. 

Contre l’avis du Juge en Chef John Roberts, lui-même assez conservateur – quoique hautement préoccupé par la réputation, la crédibilité et l’acceptabilité sociale de la Cour – cinq des six juges conservateurs ont déterminé que l’avortement, suivant une interprétation serrée du texte de la constitution, n’est pas un droit garanti par elle et qu’à ce titre, il appartient aux États de légiférer en cette matière. 

Roe c. Wade et Planned Parenthood c. Casey étaient ainsi renversés.

L’importance de cet évènement, apprécié dans son contexte, ne saurait être sous-estimée. Il est extrêmement rare qu’un précédent aussi socialement significatif que Roe c. Wade fasse l’objet d’un renversement jurisprudentiel, fondé sur l’affirmation que le jugement original était erroné. 

À bien des égards, il s’agit d’un acte disruptif, voire révolutionnaire, dont les ramifications sur des questions autres que l’avortement – les fondements énoncés pour justifier le droit à l’avortement en 1973 ayant été articulés pour protéger d’autres droits supposés – sont impossibles à mesurer à l’heure actuelle. 

L’originalisme en crise

Sur le plan des idées, cette décision est également porteuse de lourdes implications. 

En effet, le mouvement juridique conservateur américain, et l’originalisme qu’il supporte, s’est, dans une large mesure, abreuvé à la question de l’avortement, qui aura longtemps été sa principale raison d’être. Or, les juges conservateurs acquis à cette méthode ont rendu sur cette base quantité de jugements. Le bien-fondé de ces décisions est d’ailleurs parfois questionnable du point de vue d’une proportion croissante de conservateurs sociaux, dont l’engagement originaliste a souvent eu une dimension utilitaire, c’est-à-dire qu’il était déterminé avant tout par l’atteinte d’un objectif juridique et politique particulier plutôt que fondé sur une adhésion intellectuelle profonde. 

Ainsi, on voit émerger chez certaines figures de droite une critique de l’originalisme alors que le libéralisme, qui lui est contextuellement indissociable, fait l’objet d’un retour critique féroce. 

Certains auteurs dits postlibéraux, comme l’éminent juriste catholique Adrian Vermeule, professeur de droit administratif à l’Université Harvard, se sont ainsi engagés dans une démarche critique de l’originalisme, faisant la promotion d’une interprétation du texte constitutionnel articulé autour du principe de bien commun. 

L’une des préoccupations de ces auteurs est que l’originalisme, spécialement lorsqu’appliqué à la constitution américaine, un texte pétri de libéralisme, contribue à miner les moyens d’action de l’État dans la poursuite du bien commun de la société. Cela s’entend du moment que l’on comprend le libéralisme comme une idéologie politique caractéristiquement moderne, dont les conclusions et les principes sont différents – et souvent divergents – de ceux d’une philosophie politique et d’une théorie du droit classiques, articulées autour du principe de bien commun. 

Repositionnement du débat

Cette rupture avec l’originalisme, si elle devait se confirmer, montre bien le caractère essentiellement utilitaire du rapport entre les conservateurs sociaux, généralement chrétiens, souvent catholiques, et ce système intellectuel dont la propension au sola scriptura juridique a quelque chose de problématique pour qui veut organiser la société sur des bases plus solides, plus substantielles, que la seule fondation juridique étroitement interprétée. 

Cette dimension utilitaire, qui n’est pas partagée par tous et semble largement minoritaire dans les milieux qui se sont publiquement et fortement engagés en faveur de l’originalisme, montre la fragilité d’un mouvement dont le renversement de Roe c. Wade est sans doute le sommet historique. 

Aussi, l’encadrement légal de cette pratique relève désormais de la démarche ordinaire de la démocratie représentative. Dans ces circonstances, il devient à nouveau possible d’aborder la question de manière plus directe.

C’est qu’une fois accompli ce renversement sur des bases argumentaires fondamentalement insatisfaisantes pour qui aborde la question de l’avortement d’un point de vue moral et politique, la question demeure ouverte. Aussi, l’encadrement légal de cette pratique relève désormais de la démarche ordinaire de la démocratie représentative. 

Dans ces circonstances, il devient à nouveau possible d’aborder la question de manière plus directe. Les horizons du discours sont en un sens libérés des contraintes qu’imposait à l’ère précédente le caractère essentiellement juridique et procédural du débat sur l’avortement.  

On peut donc s’attendre, d’un côté, à la continuation de ce débat sur le plan politique d’une manière nettement plus significative. La délibération politique sur ces enjeux déterminera désormais les conditions de possibilité de la pratique de l’avortement à tous les niveaux. De l’autre côté, on peut imaginer que l’originalisme, jadis outil du mouvement pro-vie, en deviendra progressivement l’adversaire objectif.

 Sauf avis contraire, aucune disposition constitutionnelle expresse ne saurait justifier l’interdiction juridique de l’avortement, alors qu’émerge cet objectif pour nombre de militants. 

Une troisième voie

Nombreux sont ceux qui, dans le mouvement pro-vie, sont d’avis que confier l’enjeu de l’avortement à la délibération politique est un remède imparfait à la situation précédente – c’est-à-dire un règlement juridique de la question – plutôt que le terme du débat. Pour plusieurs, le fœtus, s’agissant d’un être humain, devrait jouir de la personnalité juridique et de toutes les protections qui en découlent. 

Jusqu’ici, la plupart des originalistes, même parmi les plus conservateurs, soutiennent que la constitution est muette sur cet enjeu, et qu’il revient en conséquence au peuple de décider. C’est dire que, pour les acteurs pro-vie les plus engagés, l’originalisme semble avoir joué son rôle historique. Il pourrait maintenant être abandonné à la faveur d’un principe d’interprétation constitutionnelle qui n’est, sous aucun rapport, issu d’une démarche activement ou passivement libérale. Un principe qui est supposé cohérent avec une compréhension chrétienne, typiquement catholique en fait, des fins de la vie publique, c’est-à-dire le bien commun. 

Or, interpréter la constitution en vue du bien commun signifiera pour plusieurs une rupture avec un attachement à la lettre du texte, déjà actée chez ceux qui l’interprètent comme un document vivant, habité par une téléologie progressiste, continuellement à découvrir. 

On leur opposera qu’à vouloir ce faire, les tenants de cette approche en émergence sont peut-être en train de se départir des moyens de leur action, et d’en fournir aux progressistes, qui auront sans doute l’occasion d’interpréter la constitution plus largement à leur façon, le moment venu.

En effet, s’ils devaient rompre de manière décisive avec l’originalisme, les artisans du mouvement juridique conservateur verraient sa crédibilité remise en cause, en même temps qu’ils se départiraient des mécanismes d’interprétation contraignants qui les ont si bien servis jusqu’ici, dans l’espoir, peut-être vain, d’accomplir encore davantage. 

Dobbs représente, on ne saurait en douter, un évènement juridique révolutionnaire en cela qu’il restaure, par la victoire de l’originalisme, le statuquo ante bellum, qu’il reconduit vers les branches politiques de l’État l’autorité de déterminer de la légalité de la pratique de l’avortement, après 50 années de judiciarisation.

Or, la décision a aussi quelque chose d’un commencement, celui d’une délibération politique majeure dans la société américaine en général, celui d’une réflexion nouvelle sur les meilleurs principes d’interprétation constitutionnelle dans un mouvement juridique dont l’influence actuelle cache partiellement les divisions internes. 

Benjamin Boivin

Diplômé en science politique, en relations internationales et en droit international, Benjamin Boivin se passionne pour les enjeux de société au carrefour de la politique et de la religion. Quand il n’est pas en congé parental, il assume au Verbe médias le rôle de chef de pupitre pour les magazines imprimés.