Le présent article clôt le cycle de trois textes amorcés avec 5 dimensions missionnaires et poursuivi avec Les 5 langages de l’amour divin. Dans le premier, je faisais une présentation des différents plans sur lesquels se déploie la réflexion missiologique, dont le plan du discours. Dans le second, j’établissais, à l’aide d’exemples tirés de la prédication de saint paul, une typologie des formes de discours missionnaires.
Le premier de ces discours, avancè-je, est le discours philosophique, fondé sur l’examen raisonné de la nature et sur la spéculation métaphysique. On le trouve à l’état embryonnaire dans diverses traditions sapientiales (chinoise, indienne, juive, etc.) ayant su tirer profit de certaines intuitions universelles, mais c’est chez les Grecs qu’il a atteint un degré de pureté, de complexité et de systématicité absolument inégalé.
Indéniablement travaillé de tensions, et donc pluriel dans son expression et son développement historique, le discours philosophique a conservé en son cœur un noyau dur, qui est une sorte d’élan inaugural et toujours renouvelé: la quête du premier principe. Depuis les présocratiques jusqu’à Plotin, en passant par la théorie du Dieu moteur d’Aristote, cette tradition de pensée traverse l’histoire intellectuelle grecque comme un fil rouge.
Tout au long de l’Antiquité, et même jusqu’au cœur du Moyen Âge chrétien, elle a permis, en se fondant sur les lumières de la raison naturelle, et donc indépendamment de toute autorité religieuse et de toute révélation surnaturelle, de penser Dieu, fondement de l’être, grâce à ce que nous en manifeste le cosmos. Mais lorsque cette «révélation naturelle» de Dieu rencontre la révélation surnaturelle faite en Jésus Christ, que se produit-il?
Une excellente façon de le savoir ou de s’en faire au moins une petite idée est d’examiner de près un des moments les plus cruciaux de l’histoire de la pensée humaine, celui où ces deux traditions se sont trouvées face à face lorsque Paul, parvenu à Athènes, s’est mis à annoncer l’évangile aux philosophes, en particulier aux philosophes stoïciens et épicuriens qu’il trouva devant lui, sur l’Aréopage.
Le Paul consensuel
Dans son ouvrage Christianisme et philosophie (2014), le patrologue Sébastien Morlet fait de saint Paul le père spirituel de la tradition patristique de défiance à l’égard de la philosophie grecque, lui dont un disciple a écrit:
Prenez garde qu’il ne se trouve quelqu’un pour vous réduire en esclavage par le vain leurre de la philosophie, selon une tradition tout humaine, selon les éléments du monde, et non selon le Christ.
Lettre aux Colossiens, chapitre 2, verset 8.
S. Morlet mentionne aussi la première épitre aux Corinthiens et Mt 10,5 comme sources de cette tradition. Là ne s’arrête pourtant pas l’influence de saint Paul sur le débat qui nous occupe. Morlet fait du discours de Paul aux Athéniens le premier d’une tradition apologétique de défense raisonnée du christianisme face aux attaques des philosophes, tradition qui fera même du christianisme, dès saint Justin, la vraie et suprême philosophie.
Saint Paul se retrouve donc des deux côtés du clivage, et c’est cette dualité paulinienne que le philosophe Michel Fattal a voulu explorer dans deux ouvrages pénétrants, Saint Paul face aux philosophes épicuriens et stoïciens, un commentaire du discours de l’apôtre à Athènes (Ac 17,22-31), et Paul de Tarse et le logos, un commentaire de 1 Co 1,17 – 2,16.
Laissant l’étude du deuxième livre pour une prochaine fois, je me concentrerai dans la suite de ce texte sur Saint Paul face aux philosophes, qui dépeint un Paul certes bouleversé par l’idolâtrie des Athéniens, mais surtout un Paul consensuel, en quête de complicité avec son auditoire et qui, pour se le gagner, déploie une rhétorique fondée sur la recherche de points communs entre philosophie grecque et Bonne Nouvelle de Jésus Christ.
La recherche de convergences
La stratégie discursive de Paul à l’Aréopage, nous explique M. Fattal, est de trouver des points de convergence entre deux formes de rationalité divergentes et concurrentes, mais dont les vues sont tout de même semblables jusqu’à un certain degré, et qui permettent, de ce fait, d’utiliser, encore une fois jusqu’à un certain point, un vocabulaire et des expressions communes, pour atténuer l’étrangeté du discours chrétien et accentuer l’effet de proximité entre deux visions du monde que l’on sait par ailleurs incompatibles en leur fond.
En clair, la stratégie paulinienne consiste à faire des emprunts à la langue et à la pensée grecques, puis à soumettre ces emprunts à un processus d’appropriation et de transformation sémantique qui joue sur l’ambigüité relative des termes pour faciliter leur acclimatation à l’environnement mental chrétien, environnement au sein duquel ces termes seront désormais comme autant de passerelles conduisant d’un univers de sens à l’autre.
Ce recyclage chrétien d’éléments grecs, et les rapprochements qu’il induit entre deux visions de l’homme, du monde et du divin, est, en définitive, de la part de Paul, une tentative rhétoricienne de négocier la distance qui sépare les hommes. Une tentative de la réduire le plus possible, et de préparer le basculement mental recherché, c’est-à-dire la migration spirituelle conduisant d’une conception païenne du monde à une conception chrétienne.
Au moyen de cette stratégie rhétorique, Paul se fait donc pédagogue. Pour amener ses auditeurs du point A au point B, il part de ce qui est pour eux du connu, en particulier le discours grec sur le divin, et, empruntant des «passerelles discursives», les emmène en territoire inconnu, où se donne à connaitre justement ce «dieu inconnu» (Ac 17,23) auquel, dans leur crainte religieuse, ils ont eu la prévoyance de dresser un autel propitiatoire.
Si saint Paul n’hésite pas à utiliser un vocabulaire ou des expressions propres aux Grecs et s’il fait précisément référence à la pratique cultuelle vouée “aux dieux inconnus”, c’est pour des raisons stratégiques. Son but est d’y insérer sa propre prédication du Dieu révélé. Afin d’atteindre cet objectif de conversion, saint Paul, d’après ce que nous rapporte saint Luc, est obligé d’établir un pont, un lien, une continuité, entre la foi chrétienne en un Dieu qui se révèle et se fait connaître et la croyance païenne en “un dieu inconnu”.
Michel Fattal
Continuité et accomplissement
Ainsi, «[au] lieu d’affronter son auditoire, saint Paul va plutôt inscrire sa prédication dans la continuité de la croyance populaire en un “dieu inconnu”. [Il] n’hésitera pas à vanter le zèle religieux des Athéniens, à les flatter ou à les complimenter en les qualifiant de “trop religieux”. Il n’hésitera pas non plus à recourir à des formules issues de l’univers culturel et religieux de ceux qui l’écoutent afin de présenter la Bonne Nouvelle non pas en opposition à la religion païenne, mais comme l’achèvement et l’accomplissement de celle-ci.»
Parmi les idées que la pensée grecque (plus précisément stoïcienne) et la pensée chrétienne ont en commun, il y a, à titre d’exemple, celle selon laquelle l’univers est un monde beau et ordonné. Il y a, de même, celle qu’à partir de l’observation des harmonies du monde, on peut inférer «l’existence d’une origine et d’une cause à un tel ordre et à une telle beauté» (p.82), autrement dit qu’on peut, au moyen de la raison, parvenir à connaitre Dieu.
L’idée que celui «qui est la cause de toutes choses doit pouvoir être connu à partir de ses effets» étant commune aux Grecs et aux chrétiens, on ne s’étonnera pas de voir Paul déclarer, sur l’Aréopage, à propos des peuples de la terre, que «Dieu les a faits pour qu’ils le cherchent et, si possible, l’atteignent et le trouvent, lui qui, en fait, n’est pas loin de chacun de nous». En mettant de l’avant cette idée de proximité et d’accessibilité du divin, Paul sait qu’il rejoint les païens dans leur conception d’un dieu repérable, connaissable et imitable.
La cognoscibilité de Dieu est aussi le fait, chez les Grecs et les chrétiens, de la présence en l’homme d’une dimension divine qui nous rend la divinité tellement proche qu’elle en devient connaissable de l’intérieur. Quand les stoïciens parlent d’une étincelle divine présente en l’homme, les chrétiens parlent plutôt de l’homme comme image de Dieu. Mais tous professent qu’une plongée dans les profondeurs de l’âme conduit à la rencontre du divin.
Cela dit, cette recherche des convergences ne fait pas de Paul quelqu’un d’aveugle aux divergences de fond qui subsistent, mais quelqu’un qui les exclut momentanément de son discours, tout en restant conscient de leur existence. Dans l’exemple tout juste mentionné, la divergence touche la nature de l’élément divin résidant en l’homme. Chez les uns (les Grecs), il s’identifie tout simplement à la faculté de pensée de l’être humain. Pour les autres, il s’agit d’une personne immanente et transcendante tout à la fois.
Entre conciliation et confrontation
Ces deux conceptions de l’inhabitation du divin en l’homme ne peuvent évidemment pas coexister. L’une doit éventuellement primer sur l’autre. La stratégie missionnaire de Paul, qui consiste à greffer son discours sur un fait culturel préexistant et des idées préexistantes, a donc ceci de particulier qu’elle s’appuie en premier sur un donné culturel pour éventuellement le congédier, sinon dans sa forme, du moins dans son fond.
Et cela nous ramène à l’idée que la proclamation de l’évangile ne peut faire autrement que de charrier avec elle une certaine conflictualité, sur le plan des idées comme sur le plan des mœurs. C’est ce qu’on observe chez saint Paul, dont l’évolution semble l’avoir conduit, malgré un souci de conciliation plus ou moins grand au départ, à un moment de rupture avec l’esprit philosophique, et même de dépassement de l’horizon de celui-ci. C’est du moins l’hypothèse sur laquelle table M. Fattal pour explique la dualité paulinienne ; d’autres sont envisageables, comme par exemple l’emploi alterné des deux stratégies, selon les contextes.
Sur le plan du discours, cette rupture hypothétique se serait manifestée par un rejet sans équivoque des stratégies langagières de la rhétorique et de la philosophie, et le recours à une prédication kérygmatique qui ne repose pas sur «le prestige du langage ou de la sagesse» (1 Co 2,1), mais se réclame de la folie de Dieu et s’appuie sur la puissance de l’Esprit (cf. 1 Co 2,4) pour annoncer « un Messie crucifié […], folie pour les nations païennes » (1 Co 1,23).
À vrai dire, l’apôtre ne délaissera jamais totalement les moyens de la rhétorique et de la philosophie, mais il s’en servira pour faire voir qu’il est temps pour l’homme d’accéder à une autre dimension: non plus celle de la seule appréhension humaine des réalités intelligibles au moyen de la spéculation philosophique, mais celle de la vie divine expérimentée et intelligée tout à la fois, grâce au don d’une Parole qui, dans son abaissement, se fait dispensatrice de l’Esprit et, partant, «substance vitale de nos âmes», selon le beau mot d’Ambroise de Milan.
Mais ici, j’anticipe sur Paul de Tarse et le logos, que je présenterai (peut-être) une autre fois.
(modifié le 16/12/22 à 16:40)