Si Le Verbe, média catholique québécois, s’est donné pour mission de «témoigner de l’espérance chrétienne dans l’espace médiatique, en conjuguant foi catholique et culture contemporaine», comme on le lit sur ses diverses plateformes, ce n’est pas un hasard. Au Québec, le divorce entre foi et culture est consommé depuis longtemps. La culture n’est plus informée par la foi, pas plus que la foi ne se décline (ou si peu) en œuvres nouvelles, comme ce fut le cas en d’autres temps, de Marie de l’Incarnation à Ozias Leduc.
Heureux dénouement pour les uns, hostiles à l’Église ou aux religions en général, cette dissociation est perçue comme une situation regrettable et même périlleuse pour les autres, catholiques pratiquants ou même catholiques «culturels» qui, chacun à leur manière, éprouvent au fond d’eux-mêmes un pénible sentiment de perte, en pensant à ce que nous ont couté, en fait de mémoire et d’amours à jamais perdus, nos menées révolutionnaires, nos perpétuelles émancipations, nos aggiornamentos agressifs.
Du côté des croyants, on peut avoir surmonté plus ou moins aisément ce sentiment douloureux. On peut aussi s’y être abimé, en se laissant envahir par une incurable nostalgie, caractéristique des grandes âmes imaginatives, à la fois noble et quelque peu paresseuse. Mais peu importe qu’ils aient ou non fait leur deuil de l’époque pas si lointaine où nous, Québécois, vivions en chrétienté – de l’époque, du moins, où l’ombre portée des ruines de la chrétienté nous offrait encore une protection -, la plupart des fidèles de l’Église jugent que cette séparation de la foi et de la culture, qui dégénère trop souvent en opposition, s’est produite et se renforce chaque jour au détriment de l’une et de l’autre.
D’où l’ambition de jeter des ponts entre l’une et l’autre, de redonner, à l’une et à l’autre, une chance de renouer le dialogue, de se reconnaitre mutuellement une légitimité, peut-être même de se féconder de nouveau, à travers des influences, et pourquoi pas des alliances nouvelles.
L’entreprise est bien inspirée, n’en doutons pas, mais elle n’est pas évidente à conduire. Encore moins évidente que pouvait l’être celle des chrétiens des premiers siècles, qui étaient minoritaires comme nous le sommes désormais, mais qui, au moins, avaient pour eux d’entretenir ce dialogue à une époque d’expansion du christianisme, alors que nous, nous nous démenons sur un arrière-fond de déclin qui n’en finit plus de finir.
Parfois ralentie par les persécutions, jamais véritablement endiguée, la propagation de la foi, pour être restée modeste jusqu’au basculement constantinien (10% de chrétiens dans l’Empire après trois siècles, selon l’historiographie récente), la propagation de la foi, dis-je, n’en était pas moins certaine. Elle semblait même avoir quelque chose d’irréductible. Et c’est sans complexe que les hommes qu’on allait appeler les Pères de l’Église s’affrontaient à la culture, en particulier à la culture éducative de leur temps, la paideia, pour l’apprécier à la lumière de l’Évangile.
La paideia des Pères
Quelle a été, exactement, l’attitude des Pères de l’Église (Clément d’Alexandrie, Basile de Césarée, Justin de Naplouse, etc.), relativement à l’hellénisme et à ses trésors (Homère, Sophocle, Platon, etc.), compris dans l’Antiquité comme forme par excellence de la culture?
Quels rapports ont-ils entretenus avec la paideia, ce programme scolaire dont les élites grecques de l’Antiquité s’étaient dotées, au fil des siècles, et qui avait trouvé, d’après ce que nous explique Henri-Irénée Marrou dans Histoire de l’éducation dans l’Antiquité, une sorte d’achèvement durant la période hellénistique (6e-1er siècles av. J.-C.)?
Plus généralement, «quel rôle le christianisme a-t-il pu jouer dans l’histoire de la notion de culture?». Voilà les questions que pose, très opportunément pour nous, Sébastien Morlet, spécialiste de la littérature grecque chrétienne, dans Les chrétiens et la culture. Conversion d’un concept (Ier-VIe siècle) (Les Belles Lettres, 2016),un essai consacré aux rapports entre christianisme et hellénisme à l’époque patristique.
Pour comprendre comment les intellectuels chrétiens de l’Antiquité ont négocié leur rapport avec le patrimoine culturel des Grecs, et en particulier avec la formation scolaire dont ils ont tous bénéficié en tant que lettrés (formation dont ils sont évidemment restés tributaires jusque dans leur aptitude à critiquer la culture grecque), le patrologue passe en revue la diversité de jugements portés par les Pères sur chacune des sept disciplines classiques qui a fini par constituer la paideia, disciplines qui, dans le monde latin, ont été rassemblées sous le terme d’arts libéraux.
Ces sept disciplines, rappelons-le, sont la grammaire, la dialectique, la rhétorique, l’arithmétique, la géométrie, la musique et l’astronomie. En lisant S. Morlet, on découvre que, pour chaque discipline, l’attitude des penseurs chrétiens a varié, oscillant, parfois chez un même auteur, entre le rejet dédaigneux et l’appropriation sélective des outils et des modèles éducatifs de l’hellénisme.
La notion chrétienne de culture
De façon générale cependant, c’est le choix de l’appropriation raisonnée qui a prévalu. Avec, pour conséquence, une modification du sens du mot culture:
La confrontation entre culture grecque et sagesse barbare [entendons la sagesse chrétienne] a en effet induit, dès le 2e siècle, un questionnement sur la notion même de culture: comment cultiver vraiment l’homme? Où réside cette humanité qu’il s’agit de cultiver?
Or, nous explique S. Morlet, «ce questionnement est à l’origine d’un renouvellement profond de la notion grecque et romaine de culture. Dissocié de la notion d’hellénisme, le concept de culture s’en est trouvé à la fois relativisé et élargi», écrit-il.
Il faut savoir qu’il n’y avait de véritable culture que la culture grecque aux yeux des hommes de l’Antiquité classique, hellénistique et romaine. Un homme cultivé, ce n’était rien d’autre qu’un homme sachant habiter mentalement l’univers culturel et intellectuel des Grecs.
Certes, les Romains lettrés, initiés à l’hellénisme, avaient su donner dans leur langue un prolongement à la culture, mais en restant toujours en situation de «secondarité culturelle» (cf. Rémi Brague, Europe, la voie romaine [1992], 1999), autrement dit en se sachant héritiers d’une première efflorescence de la culture, qui avait été le fait de leurs géniaux devanciers, et dont ils étaient les continuateurs et les passeurs tout à la fois.
Ainsi, du fait de sa situation originelle, de sa valeur intrinsèque et de son rôle de modèle, la culture grecque n’a jamais perdu sa prééminence symbolique dans le domaine des arts, des lettres, de l’histoire et de la philosophie, même là où Rome a pu prétendre la continuer, voire l’égaler.
Le premier effet du travail d’appropriation critique mené par les Pères de l’Église a donc été, comme le dit l’auteur, de relativiser l’importance de l’héritage antique de l’hellénisme par sa mise en rapport avec la culture biblique, culture à laquelle les chrétiens ne pouvaient évidemment donner qu’une valeur prééminente.
Le second effet a été d’élargir le concept de culture pour y inclure ce qui, au départ, n’était pas considéré comme digne, du point de vue des Hellènes, de relever de la culture humaniste grecque (pensons par exemple à la littérature néotestamentaire, très modeste sur le plan stylistique). La mise en dialogue de la paideia avec l’euuangelion a donc simultanément fait perdre à l’hellénisme son monopole sur l’éducation et ouvert au projet d’humanisation par la culture un autre chemin, celui de la culture surnaturalisée des chrétiens, opportunément affinée et structurée par la rationalité des Grecs.
L’exemple de saint Basile de Césarée
Si l’on cherche un exemple d’appropriation sélective, par un père de l’Église, du patrimoine culturel de l’Antiquité païenne, on aura grand profit à lire le célèbre discours de Basile de Césarée sur l’art de «tirer profit de la littérature grecque» (il en existe une édition de poche bilingue aux éditions Les Belles Lettres, parue sous le titre Aux jeunes gens).
Dans cette œuvre écrite entre 356 et 370, Basile s’adresse aux jeunes qui fréquentent «l’élite des Anciens par l’intermédiaire des livres qu’ils ont écrits» et leur donne ce conseil:
Il ne faut pas abandonner à ces hommes [les Anciens], une fois pour toutes, le gouvernail de votre intelligence, comme celui d’un navire, ni les suivre quel que soit l’endroit où ils veulent vous conduire, mais il ne faut recevoir que ce qu’ils ont d’utile et savoir aussi ce qu’il faut laisser de côté.
Comme critère discriminant, le Cappadocien propose donc l’utilité des œuvres. Mais à quoi ces œuvres peuvent-elles être utiles d’un point de vue chrétien?
La vie chrétienne étant orientée vers le Ciel, Basile établit qu’est culturellement et intellectuellement utile, d’un point de vue chrétien, ce qui contribue à l’entrée dans «l’autre vie»: «C’est précisément vers cette autre vie que conduisent les Saints Livres, qui nous éduquent au moyen de mystères», affirme-t-il.
Mais la lecture de la bible exige une instruction préalable. Il faut en effet au chrétien une éducation humaine à la lecture (grammaire), à la littérature (rhétorique), à la pensée (dialectique) s’il veut s’adonner à l’étude priante de la Parole de Dieu. D’où la nécessité et l’intérêt de la culture grecque, tout orientée qu’elle est vers l’édification de l’homme et le développement de ses facultés intellectuelles naturelles.
En vérité, aussi longtemps que l’âge nous empêche d’entendre la profondeur du sens [des Écritures] , c’est sur d’autres livres qui n’en diffèrent pas complètement, comme sur des ombres et des miroirs, que nous faisons faire à l’œil de l’âme les exercices préparatoires, à l’imitation de ceux qui, dans le domaine militaire, effectuent les manœuvres d’entraînement […]. Or à nous aussi c’est un combat qui est proposé, faut-il croire, et le plus grand: pour le remporter, il nous faut tout faire, peiner autant que possible pour nous y préparer, et fréquenter et les poètes, et les prosateurs, et les orateurs, et tout homme dont on pourra tirer une aide pour le soin de l’âme.
Saint Basile de Césarée, Aux jeunes gens. Comment tirer profit de la littérature grecque.
L’accession à la vie éternelle et son corolaire, la santé de l’âme, sont donc les pierres de touche de l’entreprise pédagogique mise de l’avant par Basile. Elles régulent le rapport au patrimoine littéraire des Grecs, en lui reconnaissant une valeur propédeutique. C’est diminuer son prestige, d’une certaine façon.
Mais en lui attribuant une fonction accessoire qui pérennise son usage, en l’articulant à la tradition herméneutique des chrétiens, à laquelle elle sert de préparation, et en lui donnant par le fait même une autre finalité, une finalité plus haute, d’ordre transcendant, qui la fait participer et contribuer au mouvement d’élévation de l’âme vers Dieu, l’hellénisme n’en sort pas diminué, mais anobli, presque sanctifié.
Retour à aujourd’hui
Si la situation des Pères de l’Église n’est pas la nôtre, il n’en demeure pas moins qu’elle en est proche par certains côtés, du fait, notamment, de notre commune condition de minoritaires, confrontés à la puissance culturelle d’une civilisation (devenue) autre. Leurs tiraillements, leurs combats, leurs choix et leurs accomplissements, en matière de dialogue entre foi et culture, s’offrent donc naturellement comme modèles à notre génération.
Considérant le rapport des Pères à la culture de leur temps, on découvre qu’il a oscillé entre conflictualité et complémentarité.
Un mot d’abord sur la conflictualité.
On sait que dans l’univers qui est le nôtre – un univers à la fois vidé de sa substance par la sécularisation et de nouveau encombré de croyances préchrétiennes par la repaganisation (cf. Chantal Delsol, La fin de la Chrétienté), la conflictualité est inévitable. Non parce que le christianisme se répand et bouscule l’ordre établi comme à l’époque patristique, mais parce qu’il est refoulé aux marges par d’autres systèmes de croyances, qui lui font la vie dure.
Devant cette précarité nouvelle, les chrétiens sont conscients qu’il leur sera peut-être demandé, un jour, de témoigner jusqu’au bout (cf. Jn 13,1) de la vérité du Christ.
Deux attitudes contraires
Entretemps, la recherche de complémentarité demeure, moyennant une nécessaire purification des formes de la culture, que l’on ne saurait cautionner aveuglément, mais qu’il nous est demandé le plus souvent d’accueillir dans leur singularité, pour les intégrer à une vision plus complète du monde qui leur procurera l’achèvement dont elles ont besoin pour véritablement trouver leur place et leur fonction dans le grand édifice de la civilisation.
Tout en se préparant au possible choc des croyances, il faut donc maintenir le cap sur l’articulation, ou la conjugaison des formes de la culture et du dépôt de la foi, en gardant en tête que si friction il y a, c’est, du point de vue chrétien, dans le but de passer la culture au feu de l’Esprit, pour en conserver le meilleur, et le couronner d’un halo de sainteté, de sorte qu’à la fin ce soit véritablement la complémentarité qui définisse notre rapport au monde.
C’est pour cette raison qu’à une attitude purement conflictuelle, qui d’ailleurs prend souvent le contrepied d’une attitude inverse de conciliation extrême aboutissant à une désolante dissolution de la foi, il faut préférer, autant que faire se peut, à l’instar des Pères, la voie de la complémentarité, en sachant que celle-ci implique à la fois d’assumer une certaine continuité de formes culturelles préexistantes, et une certaine nouveauté proprement chrétienne.
Mais cette nouveauté est tellement nouvelle, diront certains, qu’elle ne peut qu’entrainer la rupture avec les cultures passées, et nous faire basculer sur un nouveau plan, totalement inédit. Cela est aussi vrai. Il nous faudra donc nous résoudre, encore une fois, à confesser que le catholicisme est la religion du «et», et garder à l’esprit qu’ici-bas, le mieux que nous pouvons faire est de maintenir vivante la dialectique de la continuité et de la rupture.
Pour aller plus loin:
Sébastien Morlet, Les chrétiens et la culture. Conversion d’un concept (Ier-VIe siècle), Les Belles Lettres, 2016, 240 p.
Basile de Césarée, Aux jeunes gens. Comment tirer profit de la littérature grecque, Les Belles Lettres (coll. Classique en poche), 60 p. (l’opuscule est précédé d’une précieuse introduction d’Arnaud Perrot).