On entend souvent dire que l’Église est inadaptée au monde moderne. À moins de sous-entendre par là que l’Église a un quelconque «retard à rattraper» sur le monde moderne – idée aussi banale qu’insignifiante –, c’est exact.
Le monde moderne a tenu son pari de se construire contre elle. N’est-il pas l’aboutissement d’une philosophie – celle des Lumières – qui s’est édifiée contre l’Église (contre signifie à la fois en opposition à et en prenant appui sur) tout en retenant une bonne partie de son enseignement, de sa morale, de ses valeurs ? En ce sens, il n’est pas exagéré de le traiter comme une hérésie du catholicisme.
C’est l’idée défendue par l’historien et polémiste Hilaire Belloc (1870-1953) dans son ouvrage de 1938 sur Les Grandes Hérésies. Ces hérésies sont au nombre de cinq : l’arianisme, l’islam, le catharisme, le protestantisme et, enfin, «l’Attaque moderne». Certains esprits seront rebutés par ce vocabulaire aux sonorités médiévales. Qu’ils s’y habituent, ou passent leur chemin. L’historien Belloc tient au concept d’hérésie, non par souci d’alimenter son bûcher personnel, mais parce que ce concept lui permet d’étudier la portée civilisationnelle des divergences doctrinales.
Ainsi, en se fondant sur le refus de certains aspects de la doctrine catholique, l’islam et le protestantisme ont produit des sociétés complètement différentes. Ainsi, le monde moderne s’oppose diamétralement à la société médiévale dont il est pourtant issu; cette opposition tient à ceci que, niant l’Incarnation, le premier se préoccupe surtout de sa santé et de son bien-être matériel, tandis que la seconde, profondément catholique, se préoccupe surtout de son salut et de sa vie spirituelle.
L’hérésie, nous dit Belloc, n’est pas le déni d’un système d’affirmations dans son ensemble, c’est le déni d’une partie de ce système, de certaines affirmations auxquelles on substitue d’autres affirmations. Et puisque ces affirmations sont interdépendantes, faisant partie d’une unité de conception, il s’ensuit que la négation de quelques-unes d’entre elles entraîne d’abord le dérèglement, puis le rééquilibrage de l’ensemble. C’est de cette existence parasitaire que l’hérésie tire son pouvoir créatif; c’est ce qui la rend beaucoup plus puissante qu’une simple négation en bloc, laquelle ne remplace pas ce qu’elle détruit.
Contrairement à son ami Gilbert Keith Chesterton dont les livres connaissent une heureuse réception en France, Belloc a été fort peu traduit en français eu égard au volume de sa production (une centaine de titres et d’innombrables articles de journaux). Outre quelques contes pour enfants publiés par Gallimard et Albin Michel en 1991, n’ont été traduits que trois biographies, deux essais sur l’Angleterre, une étude sur H. G. Wells, un ouvrage d’histoire militaire, un récit de voyage maritime, tous parus dans les années 1930-1950 et jamais réédités depuis.
Nous voulons contribuer à réparer cette injustice en donnant ici une traduction inédite du dernier chapitre d’une œuvre majeure du polémiste. Des sous-titres ont été ajoutés pour en faciliter la lecture. Le texte original ne contenant aucune note de bas de page, nous avons jugé utile d’en insérer quelques-unes pour éclairer certains passages ou certaines références devenues obscures pour le lecteur d’aujourd’hui. (M.F.)
L’Attaque moderne[1]
Un texte de Hilaire Belloc
Traduit et annoté par Michaël Fortier
Le moment le plus important de tous approche.
La foi catholique n’est plus en présence d’une hérésie particulière, comme par le passé (où l’hérésie avait nom: arianisme, manichéisme, catharisme, mahométisme), ni même d’une sorte d’hérésie générale comme elle en avait rencontré une pendant la révolution protestante il y a quelque trois ou quatre cents ans.
L’ennemi qu’elle doit à présent affronter – appelons-le, cet ennemi, «l’Attaque moderne» –, est une offensive d’ensemble dirigée contre les fondements, contre l’existence même de la foi catholique. Et l’ennemi qui s’avance contre nous est de plus en plus conscient du fait qu’il ne peut être question de neutralité. Les forces aujourd’hui opposées au catholicisme visent à détruire. La bataille est engagée autour d’une ligne de clivage bien définie, qui implique la survie ou la destruction de l’Église. Et toute – non seulement une partie de – sa philosophie.
Nous savons avec certitude que l’Église ne peut être détruite. Ce que nous ignorons, c’est l’étendue du territoire sur lequel elle survivra; c’est sa puissance de renouveau; c’est la capacité qu’a son ennemi de l’acculer peu à peu dans ses retranchements, jusqu’à ce qu’il semble que l’Antichrist soit arrivé et que son histoire touche à son dénouement. C’est à un tel moment que nous fait assister la lutte qui se déroule présentement devant les yeux du monde. […]
Nature de l’Attaque moderne: à la fois matérialiste et superstitieuse
Examinons maintenant l’Attaque moderne, c’est-à-dire l’avancée anti-chrétienne, pour distinguer sa nature particulière.
Nous découvrons, au premier abord, qu’elle est à la fois matérialiste et superstitieuse.
Il y a ici une contradiction au plan de la raison, mais l’Attaque moderne, l’avancée anti-chrétienne, a abandonné la raison. Elle se préoccupe uniquement de la destruction de l’Église catholique et de la civilisation qui en est issue. Les contradictions internes ne l’inquiètent pas, tant que reste intacte l’alliance des forces visant à anéantir tout ce par nous avons vécu jusqu’à présent. Matérialiste, l’Attaque moderne l’est dans la mesure où sa philosophie ne considère que les causes matérielles. Superstitieuse, elle l’est par contrecoup, la superstition étant un sous-produit de son état d’esprit. Elle alimente en surface les fantaisies ridicules du spiritualisme, le non-sens vulgaire de la «Science chrétienne[2]» et Dieu sait quelles autres niaiseries. Ces folies ne sortent pas d’un appétit spirituel, mais de la racine même qui a produit le monde matérialiste – à savoir, l’incapacité de comprendre la vérité première selon laquelle la connaissance a ses racines dans la foi; incapacité qui mène à penser qu’aucune vérité ne se rencontre en dehors de l’expérience immédiate.
Ainsi le spiritualiste se vante de ses manifestations démontrables, et ses divers rivaux de leurs preuves tangibles et claires; et tous sont d’avis que la Révélation doit être niée. On a souvent fait remarquer combien était frappante la manière dont les pratiques quasi-religieuses modernes s’entendent sur ce point précis – que la Révélation doit être niée.
Le Vrai, le Beau et le Bien sont indissolubles
Nous pouvons donc considérer que la nouvelle avancée contre l’Église – laquelle s’avèrera peut-être la dernière, la modernité n’étant pas près de lui fournir un nouvel ennemi de cette envergure – est fondamentalement matérialiste. Elle est matérialiste dans sa lecture de l’histoire, et par-dessus tout dans ses propositions de réforme sociale.
C’est le propre de la vague montante, en tant qu’elle est athée, de répudier la raison humaine. Une telle attitude semble être une contradiction dans les termes; étant donné que si l’on enlève sa valeur à la raison humaine, si l’on affirme l’impossibilité de parvenir à une quelconque vérité par l’usage de notre raison, il s’ensuit que notre affirmation est fausse puisqu’elle se contredit. Rien ne peut être vrai, et il n’est rien qui vaille la peine d’être dit. Mais l’Attaque moderne (qui est bien davantage qu’une hérésie) est indifférente au principe de non-contradiction. Elle se contente d’affirmer. Elle avance tel un animal, comptant sur sa force seule. Au reste, il se pourrait qu’une telle attitude entraîne son éventuelle défaite, compte tenu du fait que la raison a, jusqu’à présent, toujours triomphé de ses ennemis; et que l’homme s’est rendu maître de la bête grâce à sa raison.
Voilà donc l’Attaque moderne sous ses principaux aspects, matérialiste et athée; athée, donc nécessairement indifférente à la vérité, puisque Dieu est la Vérité.
Mais il y a – ainsi que l’ont découvert les plus grands hommes de la Grèce antique – une trinité indissoluble du Vrai, du Beau et du Bien. Il est impossible de nier ou d’attaquer l’un des trois termes sans nier ou attaquer du même coup les deux autres. Ainsi, l’avancée de ce nouvel et redoutable ennemi de la foi catholique et de la civilisation qui en est issue, s’accompagne d’un mépris, voire d’une haine pour la beauté, lesquels sont eux-mêmes escortés par un mépris et une haine pour la vertu.
Les plus dupes et les moins méchants se réfugient dans le camp ennemi et parlent, en termes vagues, «d’un réajustement, d’un nouveau monde, d’un ordre nouveau»; mais ils ne commencent pas par nous dire, comme ils le devraient suivant la raison, sur la base de quels principes cet ordre nouveau doit être édifié. Ils ne définissent pas la fin qu’ils ont en vue.
Manifestations de l’Attaque moderne: communisme, fascisme, etc.
Le communisme (qui n’est rien d’autre qu’une manifestation, éphémère sans doute, de l’Attaque moderne) se proclame dirigé vers un certain bien, en l’occurrence l’abolition de la pauvreté. Or, il ne nous dit pas en quoi cela est un bien; pire, il refuse d’admettre que son programme vise aussi à détruire des choses qui sont bonnes d’après l’assentiment commun de tous les hommes: la famille, la propriété (qui est la garantie de la liberté et de la dignité individuelles), l’humour, la miséricorde, et tout ce que nous considérons fondamental à la vie.
Peu importe le nom qu’on lui donne, qu’on parle d’«Attaque moderne» comme je le fais ici ou de l’«Antichrist» comme je pense que les hommes devront bientôt l’appeler, ou qu’on lui donne temporairement le nom de «bolchévisme» (ce qui signifie en russe «jusqu’au-boutisme[3]»), la chose dont il s’agit nous est assez bien connue. Ce n’est pas la révolte des opprimés; ce n’est pas le soulèvement du prolétariat contre l’injustice et la cruauté; c’est quelque chose qui vient du dehors, une sorte d’esprit malin s’emparant de la détresse des hommes et de leur colère contre des conditions de vie injustes.
Aujourd’hui cette chose est à nos portes. Elle n’a pas surgi de nulle part: elle a son origine dans la division de la Chrétienté pendant la Réforme. Née avec la dénégation de l’autorité centrale, elle s’est accomplie en proclamant l’autosuffisance de l’homme, et en érigeant partout des idoles demandant à être vénérées comme des dieux.
Il s’en faut de beaucoup que cette idolâtrie soit propre au communisme; on l’observe également dans les organisations qui s’opposent au communisme, dans ces nations et ces races qui ont substitué à Dieu la force brute. Ces dernières aussi élèvent des idoles pour lesquelles on verse du sang humain, au grand mépris de la justice et du véritable ordre des choses.
* * *
Quel avenir pour l’Église ?
Telle est la nature de la bataille en cours – et contre de tels ennemis, la situation de l’Église catholique semble en effet assez précaire.
Certaines forces jouent néanmoins en sa faveur, et celles-ci pourraient éventuellement mener à une réaction qui permettrait à l’Église de regagner son pouvoir sur l’humanité.
Dans les pages qui suivent, j’étudierai quelles pourraient être les conséquences immédiates de la grande idolâtrie à laquelle nous faisons face aujourd’hui. Puis je poserai la seule question qui importe dans ces circonstances, celle de savoir si la situation actuelle tend à faire de l’Église une citadelle assiégée, vouée à se défendre contre vents et marées, telle une arche au milieu d’un nouveau déluge qui, sans noyer le vaisseau, envahirait et détruirait tout le reste; ou bien s’il n’y a pas, pour l’Église, une possibilité de retrouver une partie du pouvoir qu’elle avait autrefois.
L’Attaque moderne contre l’Église, la plus universelle que celle-ci ait eu à combattre depuis sa fondation, a progressé au point de produire des formes sociales, intellectuelles et morales qui, combinées, lui donnent une saveur de religion.
L’Attaque moderne est le déni de Dieu agissant comme force sociale
Toutefois, elle n’est pas une hérésie dans le vieux sens du terme, ni même une sorte de synthèse des hérésies ayant en commun la haine de la foi catholique (comme le mouvement protestant); c’est une attaque autrement profonde, avec des conséquences plus dévastatrices encore. Elle est intrinsèquement athée; et quand bien même son athéisme ne s’affiche pas toujours au grand jour, elle reste athée dans la mesure où elle considère que l’homme se suffit à lui-même; que la prière est une simple forme d’autosuggestion; et que – cet aspect est fondamental – Dieu n’est qu’une invention de l’imagination, qu’une image de l’homme jeté par lui-même dans l’univers – un fantasme sans réalité.
Parmi ses paroles pleines de sagesse, il est une sentence pénétrante que le pape [Pie XI] a prononcée à propos de ce qui était déjà frappant il y a quelques années; cette sentence s’est vue confirmée avec force par les évènements survenus depuis. Si, par le passé, a-t-il affirmé, la dénégation de Dieu a été confinée à un cercle d’intellectuels relativement restreint, cette négation a aujourd’hui gagné la multitude au point d’agir partout comme une force sociale.
Voilà l’ennemi moderne, voilà le déluge qui nous menace; il annonce la plus importante, et peut-être même la dernière bataille entre l’Église et le monde. Il faut le juger par ses fruits; et ces fruits, quoi qu’ils ne soient pas encore mûrs, ont déjà pris leurs formes. Quels sont ces fruits?
Conséquences sociales de l’Attaque moderne: renaissance de l’esclavage
Tout d’abord, nous assistons à la renaissance de l’esclavage, conséquence inéluctable de la négation du libre-arbitre quand cette négation, poussée plus loin que Calvin, nie tout autant la responsabilité de l’homme devant Dieu que la misère de l’homme livré à lui-même. Deux formes d’esclavage sont en train de croître à l’ombre de l’Attaque moderne contre la foi catholique: d’une part, l’esclavage par l’État, d’autre part, l’esclavage par les sociétés privées et les individus.
Les mots sont si galvaudés; il y a une telle paralysie du pouvoir de définition qu’à peu près n’importe quelle phrase utilisant des expressions courantes risque d’être mal interprétée. Si j’employais l’expression d’«esclavage par le capitalisme», le terme «capitalisme» signifierait différentes choses pour des personnes différentes. Pour un certain groupe d’écrivains, il signifie (et c’est le sens que je lui donne lorsque je m’en sers) «l’exploitation des masses d’hommes par une minorité qui possède les moyens de production, de transport et d’échange». Quand la masse des hommes est dépossédée – quand elle ne possède rien –, elle devient entièrement dépendante des propriétaires; et quand ces propriétaires sont en compétition pour réduire les coûts de production, la masse des hommes qu’ils exploitent est non seulement impuissante à régler la conduite de sa propre vie, elle est aussi réduite à la misère et à l’insécurité.
Cependant, pour quelqu’un d’autre le terme «capitalisme» signifiera peut-être simplement le droit à la propriété privée; pour un autre encore, il désignera le capitalisme industriel et ses machines, par contraste avec la production agricole. Qu’on me permette d’insister: pour qu’une discussion fasse sens, nous devons définir clairement les termes qu’on emploie.
L’esclavage salarial
Quand, dans son encyclique, le pape fait état d’hommes réduits «à une condition voisine de l’esclavage», il décrit la même chose que nous. Lorsque, dans un État donné, la masse des familles est dépourvue de propriété, il s’ensuit que ceux qui étaient naguère citoyens deviennent virtuellement des esclaves. Plus l’État intervient pour renforcer la sécurité sociale et répondre aux besoins; plus il régule les salaires, impose des systèmes d’assurance obligatoire, de santé, d’éducation; plus il empiète sur l’existence des travailleurs, au bénéfice des compagnies et des employeurs, plus s’accentue cette condition de semi-esclavage. Dans l’éventualité où cette situation se maintiendrait pendant, disons, trois générations, elle deviendrait si solidement ancrée dans nos esprits et dans nos habitudes qu’il n’y aurait peut-être plus moyen d’y échapper dans les pays où cette forme de socialisme d’État s’est forgée et implantée.
En Europe, l’Angleterre (il en va de même pour d’autres pays, mais à un moindre degré) s’est tout particulièrement entichée de ce système. En deçà d’un certain niveau de revenu, un homme se voit garanti une subsistance minimale, dût-il être sans emploi. Une somme lui est remise par des fonctionnaires en échange de sa dignité. Chaque circonstance de sa vie familiale est examinée; et le voici plus dépendant à l’égard de ces fonctionnaires qu’il ne l’était à l’égard de son employeur. Ce système est encore dans une phase de transition: la masse des hommes ne voit pas encore très bien vers où elle se dirige; mais l’indifférence à l’égard de la dignité humaine, ainsi que le déni potentiel, sinon réel de la doctrine du libre-arbitre, ont conduit, par une conséquence toute naturelle, à des institutions semi-serviles. Ce n’est qu’une affaire de temps avant qu’elles ne deviennent pleinement serviles.
L’esclavage par l’État
Afin de contrer le mal de l’esclavage salarial, un certain remède a été proposé il y a longtemps déjà; il est aujourd’hui appliqué de façon concrète. Son nom le plus court est Communisme. Il représente la deuxième forme d’esclavage – l’esclavage par l’État –, forme bien plus avancée et complète que la première, à savoir l’esclavage par le capitaliste.
De «l’esclavage salarial», on ne peut parler que par métaphore; l’homme qui travaille moyennant salaire n’est pas pleinement libre comme le propriétaire; il doit obéir à son maître, et quand sa condition n’est pas celle d’une minorité ou même d’une majorité limitée, mais de toute une population à l’exception d’une classe relativement restreinte de capitalistes, il s’ensuit que la proportion de liberté véritable dans sa vie est fortement diminuée; néanmoins, elle existe légalement. L’employé n’est pas encore réduit au statut d’esclave, même dans les communautés les plus industrialisées. Son statut légal est encore celui de citoyen. En théorie il est un homme libre qui a signé un contrat avec un autre homme libre en vertu duquel il s’engage à fournir un certain travail en échange d’un certain montant. Celui qui s’est engagé à rémunérer peut ou non tirer un profit du travail effectué; celui qui s’est engagé à travailler peut ou non recevoir en salaire un montant supérieur à la valeur de ce qu’il a produit. Mais les deux hommes sont théoriquement libres.
Ainsi, la première forme de mal social produite par l’esprit moderne est plutôt une tendance à l’esclavage qu’un réel esclavage; libre à quiconque de la désigner comme un état de semi-esclavage, enchaînant le travailleur aux grandes usines, aux sociétés monopolistiques, etc. Il reste que ce n’est pas un esclavage total.
En revanche, le communisme est un esclavage total. C’est l’ennemi moderne travaillant au grand jour, sans fard et sans répit. Le communisme nie Dieu, de même qu’il nie la dignité humaine et, par conséquent, la liberté de l’âme; il enchaîne ouvertement les hommes à ce qu’il appelle «l’État» et qui n’est, en pratique, qu’un corps de fonctionnaires privilégiés.
Dans un régime pleinement communiste, il n’y aurait pas de chômeurs, tout comme il n’y a pas de chômeurs dans une prison. Dans un régime pleinement communiste, il n’y aurait ni détresse ni pauvreté, sauf dans les endroits où les maîtres de la nation auraient choisi de laisser les hommes mourir de faim ou de froid, ou de les opprimer d’une quelconque manière. Un communisme scrupuleux, employant des fonctionnaires préservés de toute faiblesse humaine et dévoués au bien de leurs esclaves, aurait manifestement quelques avantages matériels en comparaison d’un système salarial prolétarien, où la multitude vit dans un état de semi-famine, ou dans la menace perpétuelle d’un tel état. Mais quand bien même le communisme serait appliqué scrupuleusement, ses bénéfices resteraient néanmoins le produit de l’esclavage.
Conséquences morales de l’Attaque moderne: règne de la cruauté
Tels sont les premiers fruits de l’Attaque moderne, tels sont les fruits qui apparaissent dans le champ social. Avant la fondation de l’Église, nous vivions dans un système social païen où l’esclavage était omniprésent, la structure même de la société reposant sur l’institution esclavagiste. En nous éloignant de la foi catholique, il est impossible de ne pas revenir à cette institution.
À côté du fruit social de l’Attaque moderne contre l’Église catholique, il y a le fruit moral, lequel affecte toute la nature morale de l’homme. Jusqu’à présent, celui-ci s’est efforcé de détruire toute forme de contrainte imposée par l’expérience humaine à travers la tradition.
Je dis «jusqu’à présent», parce que cette rapide dissolution des liens en plusieurs parties de la morale doit nécessairement susciter une réaction; étant entendu qu’une société humaine ne peut coexister avec l’anarchie. De nouvelles contraintes et de nouvelles coutumes verront le jour. Aussi ceux pour qui le principal effet de l’Attaque moderne est la désintégration de la morale sexuelle sont-ils probablement dans l’erreur; ce n’est pas là qu’il faut attendre les changements les plus graves. Car c’est dans la nature des choses qu’un code, qu’une morale surgisse, quand bien même cela impliquerait la disparition de l’ancien code. Mais l’Attaque moderne contre la morale a d’autres effets pervers, des effets susceptibles d’avoir des conséquences autrement plus durables.
Pour nous aider à déterminer quels peuvent être ces effets, nous avons un indicateur. Nous pouvons en effet considérer la manière dont les hommes de notre sang se comportaient avant que de l’Église naisse la Chrétienté. Voici ce que nous découvrons:
Que ce qu’il y a de plus frappant au plan moral, c’est la prépondérance indiscutée de la cruauté dans le monde païen. De même que le principal produit de l’Attaque moderne dans le champ social sera la renaissance de l’esclavage, de même son principal produit dans le champ moral sera la cruauté.
Sur ce point, un critique pourrait nous demander si la cruauté ne serait pas davantage la marque des chrétiens du passé que celle des hommes du présent. Qu’est-ce que l’histoire des deux derniers millénaires, sinon un conflit armé, un massacre, une suite de tortures judiciaires et d’exécutions horribles, de villes saccagées et de semblables horreurs ?
La réponse à cette objection est qu’il y a une distinction capitale entre la cruauté comme exception et la cruauté comme règle. Quand les hommes appliquent des châtiments cruels, recourent à la force brute pour obtenir ce qu’ils veulent, donnent libre cours à la violence en temps de guerre; quand les hommes commettent de tels actes en violant leur propre morale, c’est une chose; quand ils les commettent parce que ces actes sont le produit d’une attitude mentale considérée comme allant de soi, c’en est une autre.
C’est là que réside la distinction essentielle entre cette cruauté nouvelle, moderne, et la cruauté sporadique du passé chrétien. Ni la vengeance cruelle, ni la cruauté dans l’excitation, ni la cruauté dans le châtiment de ce qui est reconnu comme mal, ni la cruauté dans la répression de ce qui doit être réprimé ne sont les fruits d’une philosophie mauvaise; et quoique ces actes soient des abus ou des péchés, ils ne proviennent pas d’une doctrine fausse. Mais la cruauté née du vide laissé par le rejet de la religion de nos aïeux est une cruauté propre à l’Attaque moderne; une cruauté inhérente à sa philosophie.
La preuve réside en ceci que la cruauté n’indigne pas les hommes; elle les laisse indifférents. Il suffit de penser aux abominations de la révolution russe, ou à celles de l’Espagne[4]. L’horreur est reçue avec indifférence non seulement par les témoins oculaires, mais aussi par les observateurs distants. Il n’y a pas de cri d’indignation universel, pas de protestation vigoureuse, parce que la conception suivant laquelle l’homme tient quelque chose du divin a été bafouée. La force qui fait fi de la dignité humaine est la même qui fait fi de la souffrance humaine.
Conséquences intellectuelles de l’Attaque moderne: sacrifice de la raison
J’insiste pour dire qu’avec l’Attaque moderne contre la foi catholique, les fruits corrompus se compteront par milliers dans le champ moral. On en voit déjà plusieurs aujourd’hui, mais le plus caractéristique, celui qu’on peut présumer le plus durable, est l’institution de la cruauté accompagnée de l’aversion pour la justice.
La dernière catégorie des fruits par lesquels il nous est possible de juger l’Attaque moderne est celle des fruits provenant du champ de l’intelligence – ceux-là nous permettent d’apprécier ce l’Attaque moderne fait à la raison humaine.
Le premier assaut contre la raison a été lancé il y a quelques générations, quand l’Attaque moderne était en germe et qu’elle résidait encore dans l’esprit d’un petit nombre d’intellectuels. Elle semblait alors faire peu de progrès en dehors d’un cercle restreint. L’homme du commun et le bon sens populaire (lesquels sont les forteresses de la raison) n’en subissaient guère les conséquences. Aujourd’hui, ils les subissent.
En effet, la raison est tombée en discrédit. Le vieux processus de persuasion par l’argument et la preuve a été remplacé par celui de l’affirmation martelée; et de la plupart des termes qui glorifiaient naguère la raison se dégage à présent une atmosphère de mépris.
Que l’on songe par exemple aux mots «théorie» ou «controverse»; que l’on considère une phrase populaire telle que: «Personne n’a jamais été convaincu par un argument», ou encore: «On peut prouver tout et n’importe quoi», ou encore: «Cela peut sembler vrai en théorie, mais en pratique cela ne vaut rien». Le discours des hommes devient de plus en plus saturé d’expressions connotant un mépris pour l’usage de l’intellect.
La raison n’est souveraine que si elle est limitée par le mystère
Mais la foi catholique et l’usage de l’intellect sont inextricablement liés. L’usage de l’intellect est la partie principale – ou plutôt le fondement – de l’investigation des choses les plus hautes. C’est précisément parce que la raison a été pourvue d’une autorité divine que l’Église a proclamé l’existence de mystères – ce qui revenait à admettre que la raison avait ses limites. Il fallait que cela soit ainsi, de crainte que les pouvoirs absolus attribués à la raison en viennent à exclure les vérités que la raison peut accepter mais non démontrer. Le mystère ne fixait des limites à la raison que pour mieux lui reconnaître une pleine souveraineté sur son domaine propre.
Lorsque la raison est détrônée, ce n’est pas seulement la foi catholique qui est détrônée (une subversion accompagnant l’autre), c’est la morale tout entière et toutes les activités légitimes de l’âme humaine. Si Dieu n’existe pas, alors les termes «Dieu est Vérité», que l’Europe chrétienne s’est donnée comme postulat pour tout ce qu’elle a fait, ne signifient plus rien. Il s’ensuit que plus personne ne peut analyser l’autorité légitime d’un gouvernement ou lui fixer des limites. En l’absence de la raison, l’autorité politique reposant sur la force brute devient sans limite. Ainsi, le sacrifice de la raison est lourd de conséquences: c’est l’Humanité elle-même que détruit l’Attaque moderne avec sa fausse religion de l’humanité[5]. La raison étant à la fois la couronne de l’homme et sa marque distinctive, les Anarques[6] se soulèvent contre elle; ils la considèrent comme leur principale ennemie. […]
* * *
La continuité historique est menacée
Au sein de notre génération, la suprématie des classiques a disparu. De tout côté, on rencontre des hommes qui ont oublié d’où ils proviennent; des hommes pour qui le grec et le latin, langues fondamentales de notre civilisation, sont au pire incompréhensibles, au mieux de simples curiosités. Des vieillards peuvent se remémorer quelle difficulté il y avait jadis à se rebeller contre la tradition; mais les jeunes hommes s’aperçoivent qu’il ne reste presque plus rien contre quoi se rebeller, et plusieurs craignent qu’avant qu’ils ne meurent, le corps de la tradition aura entièrement disparu.
Que l’atmosphère de la foi catholique ait été en bonne partie ruinée, ruinée à tout le moins pour la plupart des hommes, tous l’admettront. J’en tiens pour preuve qu’une majorité (je dis même: une très grande majorité) ne sait déjà plus ce que signifie le mot foi. La plupart de ceux qui l’entendent prononcer (dans un contexte religieux) pensent qu’il s’agit d’une acceptation aveugle d’énoncés irrationnels et de légendes contredites par l’expérience commune, voire simplement d’images mentales transmises par habitude qui, n’ayant jamais subi l’épreuve de la réalité, s’évanouissent comme des rêves sitôt qu’elles se heurtent contre elle. Pour la masse des hommes modernes, ont cessé d’exister le vaste corps de l’apologétique et toute la science théologique (que le Moyen Âge appelait «la reine des sciences»). Il suffit de les nommer pour donner un sentiment d’irréalité et d’insignifiance.
Nous nous trouvons déjà dans cette étrange situation où, tandis que les catholiques (lesquels sont d’ores et déjà une minorité même dans la civilisation occidentale) s’efforcent de comprendre leurs adversaires, ceux-ci composent sans peine avec leur ignorance de l’Église.
L’historien peut établir un parallèle entre la diminution du corps païen aux IVe et Ve siècles, et celle du corps catholique aujourd’hui. Les païens, en particulier les plus éduqués et cultivés d’entre eux, vivant alors en nombre de plus en plus faible, connaissaient bien les vieilles traditions auxquelles ils restaient attachés et comprenaient, même s’ils la haïssaient, cette nouvelle chose – l’Église –qui était née au milieu d’eux et qui s’apprêtait à les déposséder. Mais les catholiques en passe de supplanter les païens comprenaient de moins en moins bien l’atmosphère païenne, négligeaient ses chefs-d’œuvre artistiques, et considéraient ses dieux comme des démons. De même, aujourd’hui, l’ancienne religion est respectée mais néanmoins ignorée.
L’Église ne peut disparaître complètement
Les nations qui sont anti-catholiques par tradition, qui, jadis protestantes, n’ont désormais plus de traditions positives, ont été depuis si longtemps en position de supériorité qu’elles estiment leur adversaire catholique enfin battu. Quant aux nations ayant conservé leur héritage catholique, elles en sont aujourd’hui à la troisième génération d’éducation sociale anti-catholique. Leurs institutions peuvent tolérer l’Église, mais non faire alliance avec elle; d’ailleurs, elles manquent rarement les occasions de lui témoigner leur hostilité.
À en juger par tous les parallèles fournis par l’histoire et par les lois générales qui président au développement et au déclin des organismes, d’aucuns peuvent conclure que le catholicisme n’a plus de rôle actif à jouer dans les choses du monde; que le futur, et peut-être même le futur proche, verra périr le catholicisme.
L’observateur catholique, en revanche, nierait la possibilité d’une extinction complète de l’Église. Mais lui aussi doit suivre les parallèles fournis par l’histoire; lui aussi doit accepter les lois générales qui président au développement et au déclin des organismes; et, eu égard à tous les changements survenus dans l’esprit de l’homme, il doit tendre à la conclusion tragique que notre civilisation, qui a déjà largement cessé d’être chrétienne, perdra son aspect chrétien dans l’ensemble. Le futur à envisager est un futur païen, un futur acquis à un paganisme nouveau et rébarbatif, mais néanmoins puissant et omniprésent dans toute sa laideur.
Ceci étant dit, d’aucuns pourront nourrir leur réflexion par certaines considérations moins évidentes qu’on peut tirer du passé et de l’expérience de la nature humaine. […]
Une vague de retours au catholicisme
Ensuite, il faut souligner un point très intéressant; à savoir que de nos jours, les esprits les plus puissants, les plus pénétrants et les plus fins inclinent clairement du côté catholique.
Assurément, ils appartiennent à une petite minorité, mais ils appartiennent à une minorité d’une espèce très puissante dans les affaires humaines. Le futur ne se décide pas par le vote des électeurs; il se décide par le développement des idées. Quand les quelques hommes qui pensent le mieux, ressentent avec le plus de vigueur, et maîtrisent l’expression mieux que quiconque; quand ces hommes commencent à laisser paraître leur penchant pour ceci ou cela, alors ceci ou cela a de fortes chances de jouer un rôle important dans le futur.
De cette nouvelle tendance à sympathiser avec le catholicisme – et, dans le cas des personnalités fortes, à prendre le risque d’accepter la foi catholique et de la défendre en public –, il est impossible de douter[7]. Même en Angleterre, où la condescendance envers le catholicisme est si répandue et si forte, où la vie nationale tire sa cohésion de l’hostilité contre la foi catholique; même en Angleterre les conversions qui retiennent l’attention du public sont continuellement les conversions des meneurs de la pensée; et on ne saurait trop souligner que, pour une personne qui affiche ouvertement sa conversion, il en existe au moins dix autres qui se tournent vers le catholicisme, préférant la philosophie catholique et ses fruits à n’importe quelle autre, mais qui cependant refusent d’assumer les lourds sacrifices qu’impliquent un aveu public.
Opposition nette entre l’Église et l’anti-Église
Enfin, considération très importante et peut-être décisive: quoique, partout à travers le monde, la force sociale du catholicisme diminue, tant dans le nombre de fidèles qu’en plusieurs autres facteurs, il reste que dorénavant, l’opposition entre le catholicisme et cette chose païenne inédite qui détruit toute tradition et rejette notre héritage est nettement marquée.
Elle n’existe pas, ou plutôt elle n’existe plus, cette zone confuse et hétérogène – cette pénombre – qui pouvait se présenter avec assurance sous le titre de «chrétienne» et parler, avec non moins d’assurance, de quelque religion imaginaire appelée «christianisme». Non. Il y a aujourd’hui deux partis bien distincts qui se disputent le terrain de bataille: d’un côté, l’Église catholique, de l’autre côté, les adversaires de ce qui a jusque-là été notre civilisation.
Les rangs sont alignés pour la bataille; et même si une division aussi claire ne signifie pas que l’un ou l’autre antagoniste vaincra, cela signifie du moins qu’un enjeu clair est enfin posé; et quand les enjeux sont clairs, une cause bonne, comme une mauvaise, a de meilleures chances que lorsqu’ils sont confus.
Même les plus malavisés ou les plus ignorants des hommes, parlant vaguement des «Églises», ont désormais recours à un langage qui sonne creux. La dernière génération pouvait à juste titre parler, dans les pays protestants au moins, «des Églises». La génération actuelle ne le peut plus. Il n’y a pas plusieurs églises, il n’y en a qu’une. Il y a l’Église catholique d’un côté et son ennemi mortel de l’autre. Le sort en est jeté.
Ainsi nous sommes en présence de la question la plus importante qui se soit jamais posée à l’esprit de l’homme. Ainsi nous nous trouvons en ce point où les routes se séparent, en cet endroit où tout le futur de notre race doit se décider.
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Notes:
[1]Hilaire Belloc, « The Modern Phase », dans The Great Heresies [1938], Charlotte (NC), TAN Books, 2012, p. 143-161. Une version abrégée de cette traduction est disponible sur papier dans le numéro de septembre-octobre 2015 de la revue Le Verbe.
[2]La Science chrétienne, ou Christian Science, est une organisation scientiste fondée aux États-Unis à la fin du XIXe siècle. Elle cherche à connaître scientifiquement les lois de Dieu et se donne pour objectif de guérir le monde du péché.
[3]Dans le texte original, whole-hogger. La traduction donnée par Belloc est inexacte; en fait, bolchévisme est dérivé de bolchinstvo, qui signifie «majorité».
[4] Rappelons que la rédaction de ce passage est contemporaine des événements de la guerre civile espagnole.
[5]Une tentative de remplacer le catholicisme par une religion de l’humanité a été faite au XIXe siècle par le philosophe Auguste Comte. Malgré l’échec de son projet, celui-ci a exercé une influence considérable sur divers mouvements se revendiquant de l’humanisme athée.
[6]Anarchs, dans le texte original. Du grec arkhè, signifiant à la fois le principe (ou le fondement) et le commandement, auquel s’ajoute le préfixe privatif an-. En opposant implicitement la figure de l’anarque à celle du monarque, Belloc suggère que l’anarque nie non seulement le pouvoir (c’est le sens du mot anarchiste), mais aussi l’idée de principe ou de cause première, autrement dit ce qui permet de fonder la légitimité d’un gouvernement sur des raisons ou des principes. L’anarque aspire au chaos.
[7]Depuis le début du XXe siècle, les conversions au catholicisme se sont multipliées chez les intellectuels et les écrivains anglais. Se sont notamment tournés vers Rome : Belloc lui-même, G.K. Chesterton, T.S. Eliot, Graham Greene, David Jones, J.R.R. Tolkien, Evelyn Waugh, etc.