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Illustration: Marie-Pier LaRose/Le Verbe

L’Ukraine mène-t-elle une guerre juste?

Il y a tout juste un an, la Russie s’engageait dans une invasion de l’Ukraine. Par cet acte décisif, le Kremlin donnait une impulsion nouvelle à la Guerre russo-ukrainienne qui dure depuis l’annexion de la Crimée en 2014. L’entrée en guerre d’une grande puissance comme la Russie contre une puissance moyenne comme l’Ukraine est un évènement sans précédent dans l’histoire récente du monde occidental, qui n’a pas connu de guerres traditionnelles à cette échelle depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

À l’époque, les pronostics pour l’Ukraine étaient sombres. La situation stratégique du pays – entre le monde occidental et la Russie – est difficile à naviguer. L’Ukraine ne bénéficiait pas, au tout début de la guerre, d’un bloc d’alliés substantiel et déterminé à soutenir militairement le pays dans le contexte d’une guerre qui, du fait qu’elle implique la Russie, est à tout instant susceptible de dégénérer dans le conflit nucléaire, si elle implique des puissances équivalentes.

Un an plus tard, l’Ukraine semble avoir fait mentir les prédictions les plus fatalistes. Le pays demeure debout, et le soutien explicite, mais mesuré des grandes puissances occidentales – soutien qui persiste à s’accroitre – donne au peuple ukrainien des raisons d’espérer pour le mieux, même si la situation est de soi critique et extrêmement difficile.

Le caractère sans précédent de ce conflit rappelle à notre esprit, si le besoin s’en faisait sentir, que la guerre n’est pas une chose du passé. Elle n’a pas été abolie par l’ordre libéral international et, malgré les apparences, du moins en Occident, elle semble demeurer un invariant anthropologique fondamental, une réalité de l’expérience humaine qu’on ne saurait chasser complètement, malgré nos intentions les meilleures. En témoigne l’admiration que suscite chez plusieurs la figure de Volodymyr Zelensky, dont le sort fascine et émeut.

En ce sens, le conflit russo-ukrainien remet profondément en question une naïveté souvent répandue dans notre société à l’égard de la légitimité de la force armée. Habitués que nous avons été à vivre dans une paix qui, certes imparfaite, demeure extraordinaire aux yeux de l’histoire, nous avons parfois eu tendance à condamner l’appareil militaire dans toutes les circonstances, à invisibiliser la possibilité bien réelle d’une guerre qui soit juste, et incidemment celle d’une fausse paix qui soit injuste.

Contempler la Guerre russo-ukrainienne, c’est bien être exposé à une réalité qui nous force à sortir de notre zone de confort. C’est de plus en plus évident: nous ne sommes pas encore arrivés à la fin de l’histoire, nous ne vivons pas dans des conditions immuables, l’état de société que nous tenons pour acquis n’est pas incontestable, ni même incontesté. Les Ukrainiens en font l’expérience pénible depuis maintenant plusieurs années, et cette expérience doit nous frapper, nous saisir.

Ce qu’en dit la doctrine sociale de l’Église

Peu nombreux sont ceux pour qui l’entreprise russe peut être justifiée sur le plan moral et politique. L’immense entreprise de désinformation de l’État russe pointe d’ailleurs vers une injustice qui doit être cachée. Il apparait de même raisonnable de supposer que la grande majorité de nos concitoyens trouvent légitime la lutte menée par le peuple ukrainien pour préserver sa souveraineté contre les prétentions, jugées tyranniques et impérialistes, de la Russie.

On retrouve, dans le conflit russo-ukrainien, un assez bel exemple de ce qui, dans la tradition thomiste et, plus généralement, dans la doctrine sociale de l’Église, est appelé la «guerre juste». Qu’est-ce à dire? La doctrine de la guerre juste est le fruit d’une longue tradition qui remonte à saint Augustin. Elle comporte plusieurs aspects et de nombreux critères. Les uns, justement, la rejettent comme scandaleuse pour avoir autorisé d’un point de vue moral et politique la violence armée dans certains contextes. Les autres y retrouvent un ensemble de critères tellement serrés qu’ils semblent faire de la guerre juste une possibilité strictement théorique, un système castrant.

Chez saint Thomas d’Aquin, on retrouve essentiellement trois critères en ce qui a trait au droit de mener la guerre. Elle doit être menée après avoir été commandée par l’autorité politique légitime pour une cause juste et sur la base d’intentions droites. La guerre menée par l’Ukraine sous la direction du président Zelensky pour la défense de son territoire et de sa population, sur la base d’intentions justes, tant qu’on peut les connaitre, apparait remplir ces critères. Si, comme on peut le penser, la guerre menée par l’Ukraine est ainsi juste, notamment parce que défensive, il n’en va manifestement pas de même pour la Russie, qui est au principe d’une attaque non provoquée. La guerre juste est une réalité asymétrique.

Même en menant une guerre juste sur le principe, on peut – on va presque inévitablement – assister à des actions, parfois individuelles, parfois collectives, dont l’injustice est évidente et scandaleuse.

Dire qu’une guerre est juste, ce n’est pas dire que tout ce qui a été accompli durant la guerre et pour la gagner est juste. C’est toute la question du droit dans la guerre, à laquelle la doctrine de la guerre juste s’est également intéressée. La guerre, qui n’est jamais la façon adéquate de régler les différends entre les nations, même si elle est parfois inévitable, est une expérience de radicale violence, qui pousse la personne humaine jusque dans ses derniers retranchements. Même en menant une guerre juste sur le principe, on peut – on va presque inévitablement – assister à des actions, parfois individuelles, parfois collectives, dont l’injustice est évidente et scandaleuse.

Il apparait, par exemple, évident à chacun aujourd’hui que la Seconde Guerre mondiale ait été une guerre juste, opposant la démocratie au totalitarisme, la liberté à la servitude, la fraternité humaine aux formes les plus détestables de racisme et d’exclusion. Cela est vrai. Il n’est pas pour autant évident que la stratégie alliée de bombardements massifs de cibles civiles en Allemagne, ou encore l’utilisation de l’arme nucléaire pour accélérer la fin de la guerre contre le Japon sur le théâtre pacifique, soient justifiables.

La guerre, une fatalité?

La guerre russo-ukrainienne est un évènement dont la portée historique n’est pas encore mesurée, non seulement parce qu’évidemment elle se prolonge, risquant de s’éterniser, mais aussi, et surtout parce qu’elle nous met devant une réalité que nous avons tenté d’effacer de nos mémoires depuis plus d’un demi-siècle.

Les raisons de la guerre ne sont évidemment pas si simples. Certains philosophes, comme Hobbes, ont voulu nous faire croire qu’elle était la condition naturelle de l’homme, un être perfide et violent. D’autres, qui espèrent fonder sur terre la cité du Ciel, ont cherché à nous convaincre que nous pouvions nous en libérer par nos propres forces, nos propres moyens. Pour les uns, la guerre est une fatalité amorale; pour les autres, une impossibilité éthique.

Elle est plutôt le fruit d’une nature bonne, mais blessée, celle d’un homme qui, trop souvent, se résout à chercher la paix dans la guerre.  

Benjamin Boivin

Diplômé en science politique, en relations internationales et en droit international, Benjamin Boivin se passionne pour les enjeux de société au carrefour de la politique et de la religion. Quand il n’est pas en congé parental, il assume au Verbe médias le rôle de chef de pupitre pour les magazines imprimés.