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Réalité augmentée, Platon et Nintendo

Depuis un peu plus d’une semaine, le fil de l’actualité est inondé par des nouvelles en lien avec le nouveau jeu vidéo pour téléphone intelligent, Pokemon Go. Reprenant les bases du populaire jeu de Nintendo, ce nouvel opus a surtout populariser plus largement le concept de « réalité augmentée ».

Cette idée « désigne les systèmes informatiques qui rendent possible la superposition d’un modèle virtuel 2D ou 3D à la perception que nous avons naturellement de la réalité et ceci en temps réel ». En d’autres mots, le jeu Pokemon Go permet à ses adeptes de voir, à travers l’écran de son téléphone intelligent, une nouvelle réalité, augmentée pour la présence superposée d’éléments du jeu.

Ce nouveau jeu, phénomène planétaire, et ce concept même de « réalité augmentée » soulèvent plusieurs questions et réflexions d’ordre philosophique. Abordons-en quelques-unes ici.

Mettons toutefois de côté les réflexions d’ordre éthique (est-il bon de jouer à ce jeu?). Une telle réflexion éthique ne me semble pas très inspirante, ni très utile, sans parler de l’aspect moralisateur de la chose. Je veux plutôt ici réfléchir à l’esthétique du jeu : comment l’image du joueur de Pokemon Go, penché sur son téléphone, nous renseigne-t-elle sur ce que nous sommes en tant qu’être humain?

L’allégorie de la caverne

D’emblée, l’esthétique du jeu proposé par Nintendo révèle des ressemblances avec la fameuse allégorie de la caverne de Platon. Dans l’histoire inventée par le philosophe grec, l’humanité est comparée à des hommes enchaînés au fond d’une caverne. Nés dans cette étrange prison, ils n’ont rien connu d’autre; les murs de la caverne, la noirceur et la compagnie des autres prisonniers sont leur seule réalité.

Or, le plus étrange dans cette histoire, et le plus choquant, est que, lorsqu’on les libère de leurs fers, ils refusent de sortir de leur prison! Pourquoi? C’est qu’ils y sont confortables, bien assis, habitués aux ténèbres, bien entourés. Et ils sont occupés : face à eux, sur un mur, des ombres sont projetées, et ils s’amusent à essayer de les reconnaître.

Comme dans l’allégorie de la caverne, la « réalité augmentée » proposée par le jeu de Nintendo est en fait une réalité appauvrie.

Comme dans l’allégorie de la caverne, la « réalité augmentée » proposée par le jeu de Nintendo est en fait une réalité appauvrie. De la même manière que les prisonniers de l’histoire, le joueur de Pokemon Go centre son attention sur autre chose que la réalité, c’est-à-dire sur quelque chose qui n’est pas vrai (la remarque peut ici s’appliquer à de nombreuses autres technologies : télévision, cinéma, téléphone intelligent en général, etc.).

Le joueur regarde ainsi le monde à travers l’écran de son téléphone, sans jamais le voir directement. Bien sûr, contrairement aux personnages de l’histoire de Platon, le joueur n’est pas prisonnier de Pokemon Go, mais, d’une certaine manière, on pourrait dire qu’il passe à côté du monde quand il est occupé par son écran; le joueur est là, mais sans être présent à ce qui l’entoure. Cela explique certainement les nombreux accidents et accrochages causés par les joueurs trop absorbés dans leur quête de pokémons.

Cette comparaison nous renseigne aussi sur une tendance bien humaine : celle de se laisser absorber par le divertissement, au détriment de la vérité.

Comme le fait remarquer Platon dans son allégorie, le prisonnier qui décide finalement de sortir de la caverne éprouve de nombreuses difficultés : ses muscles ne sont pas habitués au mouvement, ni ses yeux à la lumière, mais c’est surtout la force de l’habitude qu’il doit vaincre. Et pour cela, pour accéder au vrai monde, à la vérité, il lui faut effectuer une véritable conversion, au sens étymologique du terme : un changement de direction, un retournement.

Ce qu’il faut comprendre ici c’est que, non seulement nos habitudes de toutes sortes nous empêchent d’avoir un accès plein et véritable au monde, à la vérité, à ce qui est, mais aussi que cette découverte ne vient qu’au prix d’un effort tenace et douloureux, d’un travail sur soi de l’ordre de la conversion.

Quand moins est peut-être mieux

D’un autre côté, ce que propose le jeu Pokemon Go n’est pas seulement une autre réalité, mais une réalité supérieure, meilleure, « augmentée ». Derrière cet étrange néologisme de « réalité augmentée » se cache une vieille, mais redoutable idée : on sous-entend que la technologie peut augmenter la réalité, c’est-à-dire la rendre plus réelle, meilleure, plus intéressante. À travers la technique, l’homme pourrait – et même devrait – prendre contrôle de ce monde pour le transformer et l’améliorer.

Au contraire, et ce même si la technologie a du bon, elle est bien toujours à l’image de son créateur, soit l’être humain. Comparée à la réalité, qui est elle aussi à l’image de son Créateur, la « réalité augmentée » est donc en fait une « réalité diminuée », où l’on a bien plus de chance d’être tourné vers soi que vers l’Autre.

En conclusion, il n’est bien sûr pas ici question de condamner moralement un simple jeu vidéo ou toute autre technologie s’y rattachant, mais bien plutôt d’en appeler à un usage modéré et réfléchi, afin de ne pas s’y laisser absorber au point de se détourner de la réalité, comme ces prisonniers de l’allégorie de Platon. Car, comme ces derniers, nous passerions à côté d’un monde infiniment plus beau, complexe, et d’une quête plus intéressante que celle proposée par Nintendo.

Jean-Philippe Brissette

Fasciné depuis toujours par l'humain et son rapport au divin et à l'autre, Jean-Philippe Brissette a complété des études universitaires en science politique, en éducation ainsi qu'une maitrise en philosophie. Depuis quelques années, il enseigne la philosophie au collégial.