Je suis paumé comme jamais. Parait que ça prend maintenant trois piasses et demie pour embarquer dans un transport en commun de pauvre. Je n’en ai que deux.
Nous sommes quelques heures avant que Trudeau ne me sorte de la pauvreté avec ses bonis dollars. Nous sommes hier.
Dieu merci, j’ai un trésor au fond de mon portefeuille : une vieille carte à puce en carton. Tout fier, je la brandis comme une médaille devant le senseur. La lumière rouge s’allume. Plus fier pantoute. « Billets épuisés ». Quand une carte électronique est une métaphore de l’état de son détenteur…
Je me retourne, les yeux au sol, prêt à quitter le plus cheap des moyens de transport. Piteux, mais tout de même curieux de voir comment mes bottines vont me mener à Beauport.
Épiphanie
Une main m’attrape le bras. C’est celle de la chauffeuse. Je vois ses lèvres qui bougent, mais je ne peux saisir les mots. Je la fais répéter trois fois. En vain. D’un geste, elle me propulse vers le fond.
Cette femme a sauvé ma journée. Je ne lui ai pourtant rien demandé.
Gracié, bénéficiaire d’un secours immérité, je me plonge dans La vie habitable, un petit livre sur la poésie « en tant que combustible ». En fait, c’est un livre sur la beauté du monde.
Les gestes sont infimes, écrit l’auteure, Véronique Côté. Mais parfois ils sauvent la vie, ou la journée. C’est devant cette beauté que nous sommes le plus désarmés : elle nous semble tellement inhabituelle que nous ne savons pas comment la recevoir.
Difficile de trouver meilleure explication au désarroi vécu, deux minutes plus tôt, face à la gratuité.
Elle poursuit : « Je pourrais écrire un autre mot pour nommer ce visage-là de la beauté, un mot usé, passé de mode, un mot qui, à lui seul me serre le cœur : je pourrais dire bonté. La beauté est offerte. »
Paradoxes
Un livre sur la beauté, un plaidoyer pour l’âme, un peu comme un film de Terrence Malick, avec ses lenteurs, ses énumérations de petits riens quotidiens, à la fois pleins de silence et de poésie. Un livre sur la beauté, donc, un livre sur Dieu, me dis-je.
Un livre sur Dieu qui, néanmoins, prend bien soin de ne pas le nommer. Ou plutôt si. De le nommer avec un petit « d » pour dire qu’il n’a rien à voir avec tout ça.
Mais ce n’est pas le seul paradoxe de La vie habitable. D’entrée de jeu, l’auteure s’insurge dans une des plus belles envolées de l’ouvrage.
Alors que tout concourt à nous faire croire que le bonheur se trouve dans une tranquillité forcenée, forme d’immobilité de tout notre être, pensée et imaginaire rompus à un confort où la vulnérabilité se dilue (c’est là le but ultime de l’exercice : ne plus rien sentir, ni peur, ni manque, ni chagrin – mais ni joie ni courage non plus), l’image soudaine, la percée, la réinvention de notre être par la poésie vient ébranler cette certitude : et si ce dont nous avions vraiment besoin, c’est d’un souffle inconnu, d’une flambé, d’un mouvement?
– Véronique Côté, La vie habitable
Il serait dommage que ce mouvement – celui, par exemple, de la lutte contre les mesures néolibérales – ne vise qu’un retour à l’ordre ancien de la génération lyrique.
Il serait dommage de réduire le mouvement à un élan antipoétique visant à assoir une population entière dans un confort bourgeois avec, pour horizon ultime, la retraite ou, en d’autres mots, une vie de loisirs, déliée de la réalité – pourtant salvifique – du travail.
Le poète Péguy écrit : « comme le chrétien se prépare à la mort, le moderne se prépare à la retraite ». Et c’est là, entre autres, que La vie habitable me perd.
Si c’est d’un mouvement dont nous avons besoin, prenons bien garde qu’il soit un mouvement vers l’immobilisme…
La précarité
Véronique Côté fait l’éloge de la vulnérabilité comme prédisposition à l’accueil de la poésie/beauté dans notre vie. Chrétiennement parlant, on dirait, comme saint Paul, que la faiblesse est le lieu où peut se manifester la grâce.
Comment aurais-je pu gouter à la bonté de cette chauffeuse de bus si la promesse électorale de Trudeau s’était accomplie un jour plus tôt? Dur à dire.
*
Arrivé miraculeusement à Beauport, rempli de cette expérience totale, je sors du bus. Il commence à pleuvoir. Je marche sans me couvrir, question de bien sentir sur ma tête ces gouttes qui ne m’atteignent pas. Je me dis, candidement, que j’ai bien hâte de serrer dans mes bras la pure poésie que sont mes enfants, et la beauté de mon épouse.
J’entre à la maison.
Les enfants m’accueillent avec une crise qui durera durant tout le souper.
La poésie ne m’a pas sauvé de la mort de ce moment infernal, de cette éternité de laideur. Ça m’a pris plus qu’un « regard neuf » sur cette demi-heure pour en sortir vivant. Ça m’a pris plus qu’un cadeau sublime de 3,50$.
Ça m’a pris le regard du Christ posé sur moi par les yeux de ma femme. Un regard de miséricorde sur ma misère. Un regard qui rend ma vie plus qu’habitable.