tête corps
Illustration: Judith Renaud/Le Verbe

Quand la tête se sacrifie pour le corps

Parce que le corps est un microcosme, c’est-à-dire une petite version du cosmos, il recèle plusieurs symboles qui nous permettent de parler de celui-ci. L’auteur Matthieu Pageau, dans son livre The Language of Creation : Cosmic Symbolism in Genesis, donne un large éventail d’exemples. Probablement prééminente est la relation entre la tête et le corps. Ce symbolisme est tellement primordial qu’il est même utilisé dans les langues naturelles : si on dit que « X est à la tête de Y », on comprend immédiatement ce qu’on veut dire.

Tête-corps

D’abord, la tête est une médiatrice entre l’esprit et le corps. L’esprit, qui est invisible, passe d’une certaine façon à travers votre cerveau pour entrer en contact avec les autres membres du corps.

Dans la Genèse, Dieu amasse ainsi de la poussière pour façonner un homme et insuffler la vie dans ses narines. Le corps et l’esprit sont ainsi unis: microcosme de la terre (poussière, corps) et du ciel (souffle, esprit), avec la tête en médiateur.

C’est tout aussi remarquable et mystérieux qu’indéniable. Cette relation entre la tête et le corps nous offre un symbole puissant pour comprendre d’autres phénomènes où un médiateur unit le ciel avec la terre.

C’est ce que fait le PDG d’une compagnie en rassemblant ses employés dans une histoire commune. Une histoire est quelque chose d’abstrait et d’invisible (dans le ciel) qui doit passer à travers un raconteur (ici le PDG) pour aller s’incarner sur terre, dans les membres de l’entreprise.

Christ-Église

Il n’est donc pas étonnant que le symbolisme de la tête et du corps, si naturel, se retrouve dans nos mythes. Un bon mythe éclaire les symboles utilisés, il ne se contente pas de les employer.

Ainsi procède le christianisme. Jésus Christ, médiateur ultime entre le ciel et la terre, devient la tête de la création. Il est ainsi le mystère à la lumière duquel il faut comprendre la tête et le corps. Et ce qu’il révèle est que la tête doit écouter le corps et se sacrifier pour lui.

Une fois cette structure exposée, on comprend qu’elle s’applique immédiatement aux exemples ci-dessus.

Évidemment, la tête ne peut pas simplement tyranniser le corps. Elle doit écouter les membres et s’occuper d’eux. Si mon ventre me dit que j’ai faim, ou si mon doigt me dit qu’il est blessé, il faut que je remédie à ces maux, sinon mon corps entier aura bientôt des problèmes.

Cette révélation que les supérieurs devraient écouter leurs subordonnés et se sacrifier pour eux est une clé que beaucoup croient évidente, alors que nous la devons au christianisme.

C’est aussi le cas dans des groupes, y compris en entreprise. C’est un principe de leadeurship reconnu que les chefs doivent servir leurs subordonnés, que la tête doit écouter le corps et se sacrifier pour lui. Surtout depuis que la complexité technologique est arrivée dans les dernières décennies, il reste peu de place à l’idée simpliste selon laquelle un petit groupe de décideurs pourrait tout planifier tandis que les employés ne devraient qu’exécuter efficacement.

Bien plus performantes sont les entreprises où le pouvoir décisionnel est décentralisé. Non seulement les troupes sont plus motivées, mais elles peuvent aussi dénicher et implanter plus d’innovations que des hauts placés, qui sont justement déconnectés du terrain. Le travail des leadeurs est alors davantage d’écouter les employés et d’encourager leurs bonnes initiatives.

Recadrage

Cette révélation que les supérieurs devraient écouter leurs subordonnés et se sacrifier pour eux est une clé que beaucoup croient évidente, alors que nous la devons au christianisme. Dans les organisations humaines préchrétiennes, la tyrannie de la tête sur le corps était la norme.

tête corps

C’est une thèse que l’historien séculier Tom Holland a bien défendue dans son livre Dominion. L’immoralité du monde préchrétien, en Occident comme en Orient, est généralement inimaginable pour nous, tellement influencés que nous sommes par la révélation chrétienne. En particulier, dans l’Empire romain d’où émerge le christianisme, les supérieurs prenaient sur leurs subordonnés des libertés que je n’ose même pas poser sur papier. Ou encore, en Inde, avant que les Anglais n’arrivent, l’immolation des veuves avec leurs époux défunts et l’infanticide des enfants non désirés était la norme. La tête avait tout pouvoir sur le corps, sans nécessité de l’écouter et encore moins d’en prendre soin.

L’idée que les plus forts sont responsables des pauvres et doivent se sacrifier pour eux est pourtant venue s’ancrer profondément sur presque toute la planète. La transition s’est produite sans que la majorité s’en rende compte. En effet, quand un symbole fondamental comme la relation entre la tête et le corps est recadré, l’échelle est trop grande pour qu’on s’en rende compte aisément. Ainsi en est-il des changements dans la langue française: si lents et profonds qu’ils en sont quasi imperceptibles.

Un épisode comique de l’histoire pour illustrer cette situation est la tentative de l’empereur Julien l’Apostat de retourner l’Empire romain, alors chrétien, à son paganisme ancestral. Il était si impressionné par la dévotion des chrétiens au soin des malades et des pauvres, y compris des païens, que Julien voulait encourager les païens à faire de même. Il était certain que ce dévouement était naturel au paganisme romain, parce que prendre soin des infortunés est évidemment bon. Mais les prêtres païens lui ont bien dit qu’il se trompait ! Jamais les Romains ne s’étaient souciés des faibles avant le christianisme.

Quand Marx disait par exemple que la religion est l’opium du peuple, il présupposait qu’il est bon de se soucier du peuple, alors que cette vérité n’est évidente que dans la civilisation chrétienne où il se trouve. Comme Tom Holland le documente à l’aide de plusieurs exemples dans son livre Dominion (ceux de Julien et de Marx notamment), le changement est si profond que, même pour se rebeller contre le christianisme, les antichrétiens recourent généralement à des valeurs chrétiennes!

Jean-Philippe Marceau

Jean-Philippe Marceau est obtenu un baccalauréat en mathématiques et informatique à McGill et une maitrise en philosophie à l'Université Laval. Il collabore également avec Jonathan Pageau au blogue « The Symbolic World » et à sa chaine YouTube «La vie symbolique».