Après douze heures de route dans le Nord-Est américain, nous voici enfin arrivés au Leonardo’s Coffeehouse, moyeu de la communauté catholique de Steubenville, capitale mondiale de la vitalité catholique – dans nos cœurs en tout cas. Avec mon ami et collègue Louis Roy, nous sommes venus récolter le témoignage de cette petite bourgade sur les rives du fleuve Ohio dont la laideur n’a d’égal que le dynamisme chrétien, dont la pauvreté n’a de rivale que le pouvoir d’attraction.
Nous avons traversé les plates autoroutes du pays à la recherche d’une rencontre, d’une expérience humaine fondatrice, nous qui nous sommes amourachés du travail fait par New Polity, une jeune revue catholique locale, organisatrice d’une conférence annuelle qui, en dernier ressort, est le prétexte de notre visite. Naturellement, nous sommes venus voir, écouter et apprendre, mais nous sommes aussi et surtout venus rencontrer les personnes, célèbres et inconnues, qui ont fait de Steubenville un phénomène social distinctif dans le paysage catholique nord-américain, une communauté intégrée, ou plutôt en voie d’intégration, où vivre d’une foi catholique intense et transversale a quelque chose de délicieusement banal.
Nous avions passé des semaines à rêvasser, à fantasmer sur notre objet d’étude, à préparer des entretiens, à planifier nos déplacements, notre hébergement. Nous avons naturellement rencontré dès l’instant de notre arrivée une ville bien réelle, en chair et en os et en béton et en brique, en rouille aussi, une ville qu’à simplement regarder on voit blessée, ravagée par la violence de l’industrialisation, de la désindustrialisation, une ville souillée par l’économie de marché.
Durant son âge d’or, pendant la première moitié du XXe siècle, Steubenville est une ville industrielle en croissance. Sise au confluent de ce que l’on appellera plus tard la Rust Belt et de l’Appalachie – haut-lieu de culture hillbilly –, la région est le creuset d’une industrie métallurgique florissante qui s’évanouit dans la seconde moitié du siècle dernier sous la pression combinée de règlementations environnementales et de la mondialisation. La population connait une telle décroissance que le centre-ville de la localité est maintenant partiellement inhabité, prenant les airs d’un village western abandonné, en fraiche voie de réhabilitation.
Les oubliés du libéralisme
Nous revenons d’une visite à la ferme de Shawn et Beth Dougherty, à Toronto, Ohio – 5000 âmes plus les bêtes. Le couple, après s’être porté acquéreur d’une terre jugée par l’État impropre à l’agriculture, l’a progressivement transformée en un environnement capable de répondre généreusement aux besoins de toute la famille.
Parmi les nombreux visiteurs se trouve Garrett, venu de Knoxville, au Tennessee. Il n’en est pas à sa première visite dans la région et semble avoir compris la teneur de la leçon: «Je trouve Steubenville inspirante parce qu’il est clair que c’est une ville que le libéralisme a oubliée. De la même manière que les Dougherty ont trouvé une terre que le libéralisme avait oubliée, et qu’en aimant Dieu et en lui faisant confiance, ils ont pu la transformer en quelque chose de fructueux, de beau et de fertile, je vois la même chose se produire à Steubenville.»
«Welcome to Steubenville!»
Marc Barnes, le rédacteur de New Polity, nous a garanti un accueil personnel. Il a livré la marchandise. Également organisateur de la conférence, il a prévu avec l’organisme qu’il dirige un hébergement dans des familles locales pour les participants s’y étant pris suffisamment d’avance, offrant ainsi une expérience «authentique» que nous, millénariaux tardifs, ne pouvions qu’espérer. Magnanime, il nous arrangerait quelque chose, qu’il nous a dit, même si naturellement nous nous étions pris bien tardivement pour éviter l’hôtel.
Ce n’est que quelques heures avant notre arrivée en ville que nous recevons les coordonnées de notre lieu de résidence pour la semaine. En farfouillant sur Google Maps – incapables de patienter quelques heures –, nous avons vu nos attentes enfler devant l’image séduisante d’une fantasque villa locale, un manoir victorien qui, vu de loin, nous a semblé aussi charmant qu’invraisemblable.
À mesure que nous approchons le pas de la porte, nous commençons à comprendre ce qui nous arrive. De loin, tout est beau. De près, c’est autre chose. La maison est dans un état de décrépitude plus ou moins avancé, comme la plupart des demeures du secteur – fièrement annoncé comme le quartier historique de Steubenville –, un long chapelet de grosses baraques du même genre, un étalage de maisons hantées.
Nous cognons. Personne ne répond. Nous attendons quelques minutes, naturellement, pendant lesquelles émerge en nous un sentiment d’inquiétude sourd, caractéristique du touriste égaré dans les mauvais quartiers. Mais il n’y a à Steubenville – pourrait-on croire – que des mauvais quartiers. Marc, notre guide aussi intrépide qu’imprévisible, nous a laissé un code d’accès. Louis et moi choisissons alors, fatigués après deux longues journées sur la route, d’en faire usage. Nous entrons dans la maison. «Si une hache s’était abattue sur mon crâne à l’ouverture de la porte, je n’aurais pas été surpris», lui confiais-je quelques minutes plus tard.
L’intérieur de la maison, comme son extérieur, ne gagne pas à être connu. Séduisant au premier coup d’œil, le hall d’entrée laisse place à une vaste demeure manifestement inhabitée dont l’état se détériore à chaque pas franchi. On attend là pendant dix bonnes minutes, mi-amusés, mi-effrayés.
C’est alors que notre hôte Marc débarque dans la maison, tout sourire, habillé pour jardiner, un bébé dans les bras. Il nous explique, avec un charisme débordant, que nous habiterons ici pour les quelques prochains jours, avec deux autres jeunes hommes venus respectivement du New Jersey et du Kansas. Il nous fait visiter, nous présente la colonie de pigeons sise au troisième étage – prière de ne pas déranger –, nous décourage de passer trop de temps près d’un amoncèlement inquiétant d’amiante à l’air libre près de la toilette et nous explique qu’il doit souper avant de se préparer pour la petite fête qui ouvrira le cycle de conférence quelques heures plus tard. Il habite juste en face, si nous avons des questions, et nous promet de nous redonner des nouvelles. «Welcome to Steubenville!»
Arrivent nos colocataires. Nous avons une heure d’avance sur leur étonnement, eux qui aussi pensaient profiter de la présence envoutante de Marc et de la cuisine, supposée excellente, de son épouse. Ils retombent sur terre brutalement. L’un d’eux, appelons-le Tom, un Kansasais aux airs de Chuck Norris, descend vers sa voiture, marmonnant, puis en remonte avec une épée qu’il dépose, rictus aux lèvres, au centre de l’étage en nous l’indiquant comme une garantie de sureté. Il se dégage de lui une sécurité insécurisante. On découvre plus tard qu’avec Harry – gars fort sympathique du New Jersey –, il fait le pèlerinage annuel vers Steubenville depuis trois ans déjà et revient cette année pour entendre parler de permaculture.
Le ton est donné. La maison, une icône.
Un carrefour hétéroclite
Les conférences, aussi intéressantes et intellectuellement nourrissantes soient-elles, ne sont pour nous qu’un prétexte pour rencontrer des personnes, des signes visibles de ce qui se passe dans cette ville revenue, semble-t-il, d’entre les morts.
Nos soirées à Steubenville, nous les passons dans un atelier local, prémices d’une école alliant apprentissage de la menuiserie et théologie du travail. On y mange du pain et du beurre, produit par des familles locales ou encore avec le lait provenant de la ferme des Dougherty. Nous faisons la rencontre de mennonites de la région, venus à bicyclette, bretelles aux épaules, profiter de la soirée et échanger eux-mêmes avec des visiteurs de partout au pays.
Nous discutons avec Colin et Abby, des missionnaires catholiques, de leur travail auprès des sans-abris de Baltimore, au Maryland, puis avec Madison, venue de Dallas, au Texas. Dans la jeune vingtaine, consultante en ingénierie des données et en analyse, elle gagne très bien sa vie. Adepte de l’émission Pints with Aquinas, produite par Matt Fradd à Steubenville, elle souhaite visiter la région depuis longtemps.
« Je crois en leur projet qui allie la doctrine sociale de l’Église
à la pratique contemporaine
de cocréation d’espaces publics. »
– Jamie, venu de Belfast en Irlande du Nord
«J’ai découvert New Polity parce que je cherchais à savoir comment la doctrine sociale de l’Église s’applique dans les domaines de l’argent, de la politique et d’autres choses de ce genre, parce que j’étais assez mal éduquée dans ce domaine. […] Il y a environ deux ou trois semaines, je suis allée sur leur site Web, j’ai trouvé la conférence – je n’en avais aucune idée – et j’ai réservé mes billets un jour plus tard!»
On trouve sur les lieux un prêtre catholique oriental et un représentant local de la Fraternité Saint-Pie-X (FSSPX) – il avait la tronche de l’emploi. On nous vante les mérites d’un anonyme du secteur qui occupe son temps à dissuader des catholiques traditionalistes de marcher ensemble avec les schismatiques. Nous retrouvons enfin notre hôte, Marc, avec qui nous passons le reste de la soirée à papoter des controverses aussi absconses qu’actuelles et anachroniques de la droite postlibérale.
Une université tel un phénix
Au fil des rencontres se brosse devant nous un portrait de plus en plus précis de la communauté et de ses défis.
Le quartier historique où nous logeons est durant l’âge d’or de la ville son centre cossu, son cœur bourgeois. Autour de lui est organisée Steubenville, qui n’a pour souvenir de sa petite gloire passée que les nombreuses fresques qui couvrent les murs de la ville et honorent la mémoire de Dean Martin, son plus célèbre enfant. Elle a pour mémoire de sa chute un centre-ville déchu, essentiellement abandonné jusqu’il y a peu, fréquenté surtout par les plus pauvres, alors que la plupart habitent encore la petite banlieue, ou encore «la cité sur la colline» – comme on l’appelle dans le coin –, soit le campus de l’université franciscaine de Steubenville, centre intellectuel et économique du secteur.
Pour Barnes, la renaissance de Steubenville est d’ailleurs attribuable à l’université en premier lieu, qui a elle-même dû renaitre de ses cendres. Fondée dans les années 1940, elle connaitra aussi le déclin caractéristique de la Rust Belt et deviendra célèbre pour la propension à la fête de ses étudiants. C’est d’abord elle, dit-on souvent, qui s’est redressée, a recommencé à pourvoir une éducation et une formation catholique sérieuse, attirant des étudiants de partout au pays pour au moins la durée de leurs études, dotant la communauté d’institutions qui lui redonneront structure et vigueur. L’arrivée de Scott Hahn dans la région il y a maintenant plusieurs années en témoigne.
Une féconde subsidiarité
Marc, lui-même ancien étudiant, fils de soldat soucieux de trouver enracinement et stabilité, est l’un des artisans de la revitalisation urbaine dans Steubenville. À la différence de plusieurs de ses anciens collègues, Marc choisit de demeurer dans le secteur après ses études, se marie et fonde avec des amis que nous nous apprêtons à rencontrer l’Harmonium Project, un groupe faisant la promotion de la renaissance du centre-ville.
Notre nouvel ami Jamie est venu de Belfast en Irlande du Nord pour y prendre part, dans le cadre de ses études de doctorat en histoire à l’Université Queen’s: «Je suis venue à Steubenville pour effectuer un stage de six mois. Je crois en leur projet qui allie la doctrine sociale de l’Église à la pratique contemporaine de cocréation d’espaces publics.»
L’Harmonium Project organise, parmi plusieurs autres activités, les First Friday Festivals, une grande fête locale durant laquelle la rue principale du centre-ville est fermée pour laisser place à des scènes musicales et à d’innombrables stands tenus par les commerçants locaux.
C’est au festival que nous rencontrons Brenna et Robert Holsclaw, un sympathique couple anglican venu de Grand Rapids, au Michigan. Robert est le neveu du théologien biblique Scott Hahn et de sa femme Kimberley. Entre cette dernière, les Holsclaw et nous, bien assis sur une table à piquenique en pleine 4e Rue, nous parlons de tout et de rien. Kimberley Hahn rivalise d’implications sociales et communautaires; à Steubenville, les institutions – pensez au conseil municipal ou au conseil scolaire, par exemple – sont suffisamment petites pour être plus ou moins contrôlées par les citoyens. Nous apprenons que l’école à la maison y est très commune.
De la pauvreté matérielle à la renaissance spirituelle
Le weekend tirant à sa fin, nous partageons une bière avec Marc devant son poulailler. Barnes habite une splendide résidence juste devant la demeure, appartenant à un ami, dans laquelle il nous a installés. Son épouse nous rejoint alors que nous évoquons notre admiration pour les First Friday Festivals qui nous ont bouleversés, tant la joie et la vie de communauté semblaient improbables au milieu de ce centre-ville quasi abandonné. Émue, elle a du mal à contenir ses larmes. Contrairement à lui, elle est originaire de Steubenville. Elle a connu la ville dans ses moins bonnes années. Parmi les pousses, les poules, les cigarettes et les gamins qui courent, la fertilité de l’œuvre de son mari, à laquelle elle participe, l’étonne et la submerge d’émotion.
C’est au cours des dernières années, sur le Web, et notamment dans le contexte de la pandémie, que le phénomène Steubenville s’est fait connaitre. Le pouvoir d’attraction de l’Université y est certes pour quelque chose, mais l’arrivée de figures célèbres de la toile catholique comme Matt et Cameron Fradd n’aurait pas été possible sans le travail de revitalisation que Steubenville a connu.
Il ne s’agit pas que d’un festival tous les vendredis du mois, certes agrémenté d’un époustouflant défilé comme les Américains savent en faire. C’est aussi le développement en cours d’une école de métiers catholique, le Collège de Saint-Joseph-Travailleur, ou encore l’émergence future d’une brasserie locale. Barnes et sa bande projettent également l’élaboration d’une monnaie locale à travers l’échange de cartes-cadeaux, ou encore un programme local et personnel de partage de couts en cas de décès d’un proche.
Il reste pourtant beaucoup à faire. La pauvreté qui caractérise la ville, et surtout son centre, demeure choquante pour des Québécois habitués presque congénitalement à la présence d’un filet social rendant pratiquement impossible la descente aux enfers d’une communauté entière, en tout cas dans cette mesure et à notre époque. En discutant avec Barnes et plusieurs autres, on voit bien pourtant que cette condition de pauvreté matérielle est un élément clé dans la renaissance spirituelle de cette région, dépourvue d’une prospérité économique artificiellement maintenue.
«La dégradation matérielle, vous pouvez la voir, mais la dégradation spirituelle, vous ne pouvez pas la voir», nous dit Jamie. Il faut admettre que cela sonne juste.
«La communauté n’est pas une marchandise»
Cette renaissance intégrale de la communauté n’est pas sans rencontrer de résistance de la part de ses artisans comme de locaux de longue date. L’arrivée de nombreux catholiques à la recherche hâtive d’une communauté clés en main révèle pour Barnes une compréhension superficielle par ces derniers de ce qu’est une communauté.
«Dans Laudato si’, le pape François évoque l’un des principes de la revitalisation, à savoir la préservation de ce qui existe. Nous pourrions, je suppose, créer un Disneyland catholique. Nous pourrions dire: “D’accord, le monde est dur, alors nous allons faire en sorte que les catholiques déménagent tous au même endroit et nous allons construire une ville à partir de rien.” Mais ce n’est pas la réalité. La réalité, c’est que, si un catholique s’installe dans un endroit, il est avant tout obligé, plus que quiconque, de servir cet endroit», nous explique-t-il. «La communauté n’est pas une marchandise.»
Marc avance que la pauvreté spirituelle des villes américaines ne devrait pas nécessairement conduire les chrétiens à les quitter à la recherche d’une cité idéale, purgée des infidèles, mais plutôt les encourager à préserver la foi et à faire chrétienté là où ils se trouvent. «Je pense que nous devrions nous réfugier dans des endroits pauvres», va-t-il jusqu’à dire.
«J’ai toujours pensé, depuis mon plus jeune âge, que nous devrions évangéliser en apportant toujours un bien devant nous. Nous ne parlons pas dans le vide. Je pense qu’il est utile de commencer par rendre notre ordre social pacifique et bon d’une manière tangible, de sorte que, lorsque les gens demandent pourquoi, ils entrent en contact avec le Christ d’une manière crédible.»
Il se désole particulièrement de l’entrée en scène de nouveaux citoyens qui se refusent à vivre une pleine intégration communautaire, par exemple en travaillant pour un employeur local, en habitant les maisons qu’ils achètent, en louant les appartements dont ils sont propriétaires à des prix justes et proportionnés aux moyens de la population locale, en investissant dans l’économie locale, en adoptant des modèles de gestion participatifs qui expriment de manière concrète et visible la doctrine sociale de l’Église plutôt que de jouer au jeu de la bourse ou d’utiliser l’identité chrétienne dans le seul but d’occuper une niche dans le marché.
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Si Steubenville connait ses défis et ses douleurs, sa longue convalescence, alors que les responsables locaux travaillent ardemment à intégrer les différents membres, individuels et corporatifs, anciens ou nouveaux, de la communauté vers une seule et même fin – soit le règne de Dieu –, sa longue et pénible chute comme sa renaissance demeurent une occasion d’étonnement, de joie, d’inspiration pour les catholiques qui, comme nous, font le pèlerinage pour faire connaissance, prendre des notes, et pour voir ce que peut être une véritable société d’amis.
Illustrations: Louis Roy