Caravage
Michelangelo Merisi da Caravaggio, dit le Caravage, La Flagellation du Christ ou Le Christ en colonne, ca 1606, huile sur toile, Rouen, Musée des Beaux-Arts

Le Caravage romancé de Michele Placido

Texte de Marie C. Beaulieu Orna*

Entériner l’image du créateur marginal et instable, incompris de l’Église, l’un de ses principaux mécènes, constitue l’écueil quasi inévitable à la réalisation d’un film biographique sur le peintre Caravage. Dès les premières scènes, on comprend que le scénario du Caravage de Michele Placido pose les fondements d’une version mythifiée du maitre italien.

Caravage

Exilé à Naples à la suite d’une accusation de meurtre, le Caravage tente, avec le soutien de l’influente famille Colonna, d’obtenir la grâce de l’Église lui permettant de revenir exercer à Rome. Afin de statuer sur cette requête avec discernement, le pape Paul V mandate un inquisiteur ecclésial pour enquêter sur le personnage et sur ses agissements. Si vous aimez les légendes romantiques, vous apprécierez vraisemblablement ce Caravage ; si vous préférez vous attacher à l’histoire factuelle, je vous invite à poursuivre la lecture.

Un contexte historique clair-obscur

Tout survol biographique, même fictionnel, gagne à être rapproché de son contexte historique. Le Caravage (1571-1610) appartient à une société qui connait de profonds bouleversements. Les découvertes et développements scientifiques de la période, comme l’héliocentrisme ou encore la mise au point de la lunette microscopique et du microscope, remettent en cause les principes sous-jacents à la connaissance de l’univers et, surtout, la place de l’individu dans celui-ci. Les alchimistes sondent les mystères de la matière. La mortalité, liée aux aléas conjoncturels (guerre, peste, famine, etc.) comme à la précarité des conditions de vie, est omniprésente au quotidien. La religion est vécue sur fond de querelles confessionnelles.

La peinture va inévitablement témoigner de ces incertitudes et des inquiétudes qu’elles engendrent. L’attrait de Caravage pour la misère des basfonds de la Ville Éternelle, intensément souligné dans le biopic de Placido, s’intègre dans des circonstances plus complexes, où le côté ténébreux de la vie ne relève pas uniquement de l’interprétation propre au maitre.

Inspirations et rivalités

De façon similaire, Caravage fait siennes les recherches qui prévalent dans le monde de l’art au début de sa carrière. Les peintres italiens de la fin du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle cherchent à la fois à outrepasser la stylisation affectée du maniérisme et à réaliser un art intemporel qui réponde aux exigences de la Contre-Réforme. L’accent est mis sur une composition claire, des formes limpides, anti-décoratives, une gamme chromatique chaleureuse et, à travers ces critères, sur l’expression d’une intensité émotive de la figuration visant à toucher le spectateur.

Dans le dernier quart du XVIe siècle, les œuvres de Federico Fiori Barocci, dit le Baroche, ou encore de Federico Zuccaro annoncent déjà ce tournant par leur grande sensibilité. Partie prenante de la technique picturale, la lumière devient un sujet fondamental de discussion et de théorisation artistiques. Le Caravage est jeune apprenti à Milan alors même que Giovanni Paolo Lomazzo, président de l’académie milanaise, publie son Trattato dell’Arte… (1584). Lomazzo y défend une pensée néoplatonicienne où la beauté est un reflet de l’âme et où la lumière, plus intériorisée qu’extériorisée, tire son origine de Dieu. De plus, le Caravage exerce lorsque nait le drame théâtral, mis en musique et chanté, qu’est l’opéra, avec l’Orfeo de Monteverdi (1607).

À son arrivée à Rome, centre névralgique qui cherche à attirer les pèlerins de la chrétienté dans une ville aux allures de modernité et de magnificence, l’art du Caravage s’oriente résolument suivant ces procédés plastiques clés que sont les jeux de lumière et l’expression du drame. Et cela, principalement pour mieux rivaliser avec son plus grand concurrent, Annibal Carrache, artiste novateur, spécialiste des grands décors peints à fresque et promoteur d’une esthétique du beau idéalisé.

Au-delà du mythe

Peintre sur chevalet, le Caravage délaisse les thèmes mythologiques et allégoriques pour obtenir les commandes à thème religieux. Les cycles sur l’évangéliste saint Matthieu, dans la chapelle Contarelli à Saint-Louis des Français (1599), et de la figuration des apôtres Pierre et Paul, dans la chapelle Cerasi à Sainte-Marie-du-Peuple (1600-1601) en sont de beaux exemples. La carrière des peintres romains repose en effet essentiellement sur le mécénat de l’Église et sur le collectionnisme privé en plein essor.

Décontextualisé, le Caravage de Placido fait ainsi ressortir tous les lieux communs sur l’artiste constituant le mythe déjà institué de son temps, par une critique opérant un amalgame entre sa vie et son œuvre : la « légende noire » du peintre naturaliste, opposé au classicisme de Carrache et des clercs, et révolutionnaire incompris. Si le Caravage s’attache à dépeindre ses perceptions sensorielles – le « je peins ce que je vois » maintes fois scandé dans le film – dans un souci d’imitation illusionniste du monde visible, il demeure néanmoins un peintre qui feint la nature. De fait, il recourt à certains artifices récurrents, comme des formules expressives issues d’un répertoire ou encore une distribution de la lumière sans lien avec tout éclairage naturel.

Le Caravage cherche davantage à créer un effet, l’atmosphère d’un instant bref, mais crucial, qu’à reproduire fidèlement ce qu’il voit : c’est là la parfaite correspondance avec le moment de vive émotion – l’acmé – produit par la monodie de l’opéra. Aussi novateur qu’il soit, l’œuvre du Caravage, à l’exemple de celui de Carrache, se nourrit tout autant d’une tradition picturale que d’innovations contemporaines.

Un maitre aux nombreuses tensions

Le discrédit ou l’incompréhension de son art peuvent s’expliquer en partie par sa nature paradoxale, exprimant une constante tension entre des éléments à caractère tangible (étude du modèle vivant et sa figuration vraisemblable) et d’autres, irrationnels (espace, lumière et logique de représentation entièrement composés). La plus grande de ces tensions semble se situer entre sensibilité et brutalité, peut-être à l’image du vécu psychologique du maitre, à l’encontre du message véhiculé par le film qui insiste sur les aspects charnels.

Cette œuvre cinématographique semble avant tout éluder l’aspect le plus subtil, mais le plus intéressant de Caravage : l’art du maitre reflète en partie l’essence de son expérience du mystère divin. Le Caravage inscrit sa conception de la lumière dans celle de son contemporain Lomazzo, avec une portée mystique. Il s’attache au salut universel de l’Évangile par la figuration d’êtres ordinaires, plutôt issus de milieux populaires. Le caractère dramatique des scènes caravagesques participe d’une tension psychologique qui révèle à la fois l’action et son sens évangélique. Loin de vouloir provoquer l’Église, le Caravage cherche à lui exprimer les tréfonds de sa vie intérieure, dans toute son authenticité : une réflexion à méditer?

Vous l’aurez compris, je vous encourage plutôt à découvrir ou à renouveler l’expérience esthétique intense et singulière née d’une rencontre avec une œuvre du Caravage qu’à assister à une projection de Caravage.

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* Docteure en Histoire de l’art et chercheuse associée au Criham – Université de Poitiers, Marie C. Beaulieu Orna est consultante en documentation et en gestion de collections d’art à Montréal.

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