Jean-Hubert Thieffry
Photo: José Orticoni

Les chemins neufs de la mission : entrevue avec Jean-Hubert Thieffry

Prêtre, membre de la communauté du Chemin Neuf et missionnaire engagé depuis 25 ans dans divers projets de conversion missionnaire des deux côtés de l’Atlantique, Jean-Hubert Thieffry est installé depuis 4 ans à Montréal. Il est actuellement au service des trois paroisses de Sault-au-Récollet à Montréal.  En ce début d’année pastorale, alors que bénévoles, agents de pastorale et ministres consacrés reprennent le chemin de l’évêché, de l’aumônerie ou de la paroisse, Le Verbe est allé à la rencontre de ce pionnier, promoteur d’une culture ecclésiale renouvelée, pour lui poser quelques questions sur les défis auxquels font face les ouvriers travaillant à la vigne du Seigneur, et sur les voies d’avenir qui s’offrent à l’Église.

Le Verbe: Père Jean-Hubert, bonjour!

Jean-Hubert Thieffry: Bonjour Alex, merci pour l’invitation.

L’Église catholique au Québec est confrontée à d’innombrables défis. Aux yeux des incroyants, elle souffre d’un déficit de crédibilité, en raison des scandales et des contre-témoignages historiques qu’on ne compte plus ; aux yeux des croyants non-pratiquants pour qui la foi est affaire purement personnelle, d’un déficit de pertinence; aux yeux des pratiquants, d’un manque de vitalité qui démotive les plus convaincus. Commençons par ces derniers: auriez-vous une parole à offrir aux croyants engagés dans leur communauté chrétienne depuis longtemps et qui, aujourd’hui, sont tentés par la démobilisation?

Depuis quatre ans, je sillonne le Québec et je suis témoin d’une situation contrastée. Les dimanches, j’ai visité de nombreuses églises de 1000 places avec seulement 25 personnes présentes, très distantes les unes des autres, où la vie semble avoir déserté. Cela ressemble à la vallée des ossements desséchés décrite dans le livre d’Ezechiel, chapitre 37. J’ai aussi rencontré quelques églises vraiment vivantes, avec des jeunes adultes et des familles, des gens heureux de croire et de célébrer, tant du côté catholique qu’évangélique, ce qui me fait croire qu’il y a un chemin de résurrection possible pour nos paroisses aujourd’hui, dans le contexte québécois. 

Dans notre quartier de la Visitation, j’ai aussi été sollicité cette année par un certain nombre de jeunes adultes autour de 25 ans, principalement des hommes, de parents indifférents à la question religieuse, voire anticléricaux, mais qui ont une réelle soif spirituelle et qui frappent à la porte de l’Église pour connaitre Jésus. Il faut donc nous préparer à les accueillir!

Face à la tentation – ou à la réalité – du chacun-pour-soi, qui réduit la paroisse à un comptoir de service où l’on ne fait que passer; face à l’anonymat qui s’installe et qui normalise l’indifférence au sein même des communautés qui n’en sont plus; face, enfin, à la désertion de ceux qui se convainquent que la «religion» ne sert à rien, que la «spiritualité» suffit puisque «ces choses-là relèvent uniquement de l’intime et du privé», que peuvent les chrétiens encore désireux de se réunir et de (re)donner à la foi sa dimension collective, ou du moins, de la conserver?

Il y a en chacun de nous une soif de proximité, de communion. Un de nos voisins, qui a déserté l’Église depuis plus de 25 ans et ne se considère plus comme croyant, me partageait sa «sainte jalousie» vis-à-vis de ceux qu’il voyait se rassembler à l’église et y trouver une complicité qu’il n’avait pas l’occasion de savourer, mais à laquelle il aspirait au fond de lui. La pratique rituelle des sacrements et la conformité à une morale imposée de l’extérieur ne sont pas suffisantes pour susciter une communauté. 

Je m’aperçois au contraire que lorsque l’on propose une rencontre personnelle avec le Christ par l’accueil renouvelé du Saint-Esprit, non seulement la foi devient vivante, mais de fortes relations de fraternité s’installent entre les croyants. J’ai vu cette transformation, même par Zoom, ici, au Québec, chez des pratiquants de longue date dont la vie et les communautés ont été transformées. 

Avec le tout récent pèlerinage pénitentiel du pape François, l’Église catholique au Canada s’est engagée encore plus avant dans un nécessaire et douloureux travail de vérité et de réconciliation avec les peuples autochtones – et avec elle-même, dans la mesure où plusieurs des autochtones blessés sont aussi des croyants. Sans vouloir minimiser l’effet positif d’une telle démarche auprès des premiers concernés, on peut se demander, tout de même, si l’impression générale qui demeure dans l’opinion publique n’est pas que l’Église ressort définitivement décrédibilisée de ce long épisode historique, pour s’être compromise avec les puissants. Et si tel est le cas, quel sens les mots «mission» et «évangélisation» doivent-ils prendre aujourd’hui pour recouvrer une certaine légitimité auprès des incroyants, mais aussi des chrétiens eux-mêmes?

Le péché collectif de l’Église au Québec est réel. Le pape a même repris le terme de génocide qui avait déjà été employé par la Commission de vérité et réconciliation en 2015. Mais je crois aussi que les demandes de pardon du pape viennent rejoindre ce qu’il y a de plus profondément humain en tous. Nous nous savons tous limités, imparfaits, ayant besoin d’être pardonnés. 

Que le chemin du pardon et de la réconciliation soit ouvert est en soi une bonne nouvelle. Je crois que cette démarche va ouvrir le cœur de beaucoup. C’est de l’ordre de la semence, cela va prendre du temps. J’ai perçu un changement de ton à la télé et à la radio, chez les commentateurs des interventions du pape.

Par ailleurs, la reconnaissance du génocide culturel nous invite à reconsidérer la mission et l’évangélisation non plus comme l’imposition d’une culture chrétienne toute faite, mais comme la mise en relation des personnes avec Jésus et l’invitation à accueillir le Saint-Esprit de manière personnelle. Par cette démarche, le Saint-Esprit vient progressivement habiter la culture locale et l’enrichir de l’intérieur.

Dans EZ 37. Guide pour rebooster nos paroisses (Salvator, 2021), que vous avez coécrit avec Bérénice Gerbeaux et Vincent de Crouy-Chanel, vous faites le récit de votre propre conversion pastorale, vécue sur un certain nombre d’années. À un certain point dans votre cheminement, vous avez découvert une vérité fondamentale sur la manière de vivre des premiers chrétiens, décrite dans les Actes des Apôtres, et qui s’est imposée à vous comme modèle à suivre pour s’assurer de la qualité et de la fécondité de l’expérience chrétienne. Quelle prise de conscience avez-vous eue exactement? 

Quand j’ai été nommé curé à Paris en 1995, j’ai été envoyé avec une petite équipe de la communauté du Chemin Neuf. Nous ne connaissions pas grand-chose de la vie d’une paroisse. Nous avons tenté de redynamiser les différentes activités existantes. Aider à mieux prier ceux qui étaient plus spirituels, faciliter les rencontres et la convivialité par des repas pour ceux qui aspiraient à des relations plus fraternelles, nourrir ceux qui avaient soif de formation biblique, soutenir qui aimait se donner dans le service. 

La seule chose que nous n’arrivions pas à faire était de conscientiser à l’évangélisation. Mais au bout de deux ans d’efforts soutenus, nous avons dû constater que «ça ne prenait pas», que nous devions toujours tirer les gens et animer nous-mêmes les rencontres. Nous étions proches du burn-out

Puis les Journées mondiales de la jeunesse sont arrivées à Paris en 1997. La paroisse dont nous étions responsables – Saint-Denys de la Chapelle à Paris – a été requise pour accueillir 1500 jeunes. Pendant plus de deux mois, une quarantaine de paroissiens, réguliers ou occasionnels, ont nettoyé, repeint, fraternisé, intercédé, bénéficié des catéchèses des JMJ, et tout cela en vue de l’évangélisation. Un miracle a eu lieu. Une authentique communauté chrétienne était née et rayonnait. 

Nous nous sommes demandé pourquoi cela s’était produit. La réponse est venue des Actes des Apôtres, chapitre 2. Dans la première communauté chrétienne, ce sont les mêmes personnes qui, après avoir reçu le Saint-Esprit, prient, partagent les repas, se forment autour des apôtres, puis qui partagent leurs biens et évangélisent. Or pendant deux ans, nous avions bien soutenu ces différents aspects de la vie chrétienne, mais c’était avec des personnes différentes, selon leurs pôles d’intérêt. Aucune ne vivait toutes ces dimensions.

En conclusion de la première partie d’EZ 37, vous parlez de l’importance de vivre «les 5 Essentiels» de manière équilibrée. Quel est l’enjeu ici ? 

Oui. Comme je viens de l’évoquer, nous nous sommes aperçus qu’il ne fallait pas seulement que ces 5 Essentiels – la relation à Dieu, la fraternité, la transformation des cœurs, le service et la mission – soient présents dans la vie des personnes, mais aussi qu’ils y soient de manière équilibrée. Chaque dimension vient nourrir et soutenir l’autre. 

C’est comme les vitamines. S’il en manque une seule, la vie est en danger. Les premiers Européens qui sont venus au Québec l’ont payé de leur vie. Le scorbut a causé la mort de beaucoup par manque de vitamine C. Un tonneau dont l’une des planches serait plus courte que les autres limiterait sa capacité à la planche la plus courte. Il faut donc veiller à cet équilibre dans la vie personnelle, dans la vie des petits groupes et des services d’Église et dans la paroisse dans son ensemble. Nous avons adapté des outils pour veiller à cela.

Dans le même chapitre de conclusion, vous dites que votre visite à l’église de Saddleback, fondée en Californie par le pasteur Rick Warren, a été l’occasion de mieux comprendre le rôle clé joué par les 5 Essentiels. Selon vous, ils sont ni plus ni moins que l’ADN du Christ. Qu’entendez-vous par là et qu’est-ce que cette donnée nouvelle vous a conduit à changer pastoralement?  

Nous avions découvert les 5 Essentiels depuis presque 15 ans, mais en allant à Saddleback en 2011, nous avons mieux compris leur chronologie. Nous avons découvert qu’il y avait comme un processus biologique. La prédication suscite l’ouverture au Saint-Esprit. Le Saint-Esprit donne la conscience que nous sommes enfants d’un même père et renforce la fraternité. La fraternité dans la foi est le contexte favorable pour la transformation des personnes. La conversion du cœur suscite le désir de se mettre au service les uns des autres, et le tout donne le gout de dire aux autres: «Venez et voyez !»

De plus, à la suite de notre visite, nous avons réalisé que les 5 Essentiels n’étaient pas seulement l’ADN des premières communautés chrétiennes, mais que, si l’Église est le corps du Christ, alors cet ADN devait être aussi l’ADN du Christ. 

En relisant l’Évangile, nous avons compris que Jésus se ressource dans la relation avec son Père, qu’après avoir été renouvelé par le Saint-Esprit à son baptême, Jésus constitue une fraternité avec ses disciples, que Jésus est imprégné de la Parole de Dieu et se laisse transformer par la relation avec son Père, qu’il se met au service et passe de village en village pour porter la Bonne Nouvelle. Cela nous a conduits pastoralement à vraiment utiliser les critères des 5 Essentiels pour ajuster toutes nos activités, pour structurer le cheminement des personnes et soutenir la vie de nos équipes. Cela a porté beaucoup de fruits.

Au cours de vos premières années au service de la transformation missionnaire des paroisses, vous avez vécu une prise de conscience capitale, celle qui concerne les 5 Essentiels, mais vous avez aussi «déniché» un superbe outil d’évangélisation, aujourd’hui bien connu, et toujours bien apprécié, à savoir le Parcours Alpha. Pouvez-vous nous rappeler en quelques mots ce qu’est le Parcours Alpha et surtout, nous dire sur quelles intuitions fécondes il repose?

Peu après avoir découvert les 5 Essentiels en 1997, nous avons entendu parler du Parcours Alpha. Nous nous sommes réjouis de ce que ce parcours soit fondé sur ces mêmes cinq dimensions de la vie chrétienne. Le Parcours Alpha est constitué d’une dizaine de rencontres hebdomadaires autour d’un repas, d’un bref enseignement et d’un groupe de discussion. 

Le repas permet d’établir la confiance et des relations authentiques. L’enseignement kérygmatique est illustré par le témoignage de celui qui parle, et les exemples de la culture locale conduisent progressivement à une connaissance du Christ. La discussion en petits groupes permet aux participants d’exprimer toutes leurs questions, oppositions, amertumes et découvertes. Enfin, l’ouverture au Saint-Esprit lors de la journée centrale du parcours permet une transformation des participants de l’intérieur. Le tout est animé par les membres de la communauté chrétienne locale qui annonce, sert, intercède et donne à voir ce qui est annoncé. 

Peut-être est-il nécessaire d’ajouter que le Parcours Alpha porte davantage de fruits lorsque son implantation est préparée en amont et qu’il prend place dans un projet global de transformation missionnaire. De même qu’il porte plus souvent un fruit qui demeure lorsqu’une proposition est faite en aval, pour prolonger l’expérience Alpha sur le mode de l’enracinement communautaire et de l’approfondissement catéchétique. Vous avez d’ailleurs développé un outil pastoral pour ce faire. Pouvez-vous nous en dire un mot?

Oui. Le Parcours Alpha n’est pas un outil magique en soi. En beaucoup de lieux il s’est arrêté, car il était marginal par rapport au reste de la vie de la paroisse. Mais il porte beaucoup de fruits s’il est en cohérence avec ce que vit la communauté chrétienne locale. C’est pour cela que nous avons adapté un outil qui permet aux églises locales de se transformer elles-mêmes avant de s’engager dans une dynamique d’évangélisation.

Ce parcours, nommé «En chemin vers l’Essentiel», est aussi utilisé en aval du Parcours Alpha pour aider les nouveaux croyants à être conscients et acteurs de leur propre vie chrétienne. Le livre EZ 37 montre bien la perspective d’ensemble: le parcours «En chemin vers l’Essentiel» est comme un logiciel d’application! Une série de capsules vidéos québécoises est en cours de réalisation pour accompagner le parcours.

Jean-Hubert, merci pour le temps que vous nous avez consacré. En ce début d’année pastorale, nous vous souhaitons une bonne mission! 

Merci de m’avoir donné l’occasion de partager ce que je vois de l’œuvre de Dieu au Québec. EZ 37 s’accomplit: les communautés chrétiennes qui le souhaitent ressuscitent!

Jean-Hubert Thieffry

Pour aller plus loin:

Jean-Hubert Thieffry, En chemin vers l’Essentiel, Penthaz, Motivé par l’Essentiel, 2019. 

Jean-Hubert Thieffry, Bérénice Gerbeaux et Vincent de Crouy-Chanel, Ez 37 : guide pour rebooster nos paroisses, Paris, Salvator, 2021. 

Alex La Salle

Alex La Salle a étudié en philosophie, en théologie et détient une maîtrise en études françaises. Il travaille en pastorale au diocèse de Montréal.