Ce matin, entre les nuages tout gris de novembre et le petit givre au sol, on peut voir le soleil quand même dans Hochelaga-Maisonneuve. Au bout de la ruelle, je rejoins sœur Violaine. Elle m’entraine dans l’escalier qui mène à son logement, où Dominique attend, cafetière en main.
En me voyant, elle se dépêche de la déposer : « Ah ! j’oubliais mon masque » ! Elle enfile le tissu en marchant vers le salon : « Viens ! On va s’assoir, et après, on ira visiter nos amis ! » Ancienne carmélite, elle est sœur de la Congrégation de Notre-Dame (CND) depuis 2002 et arrive tout fraichement de France pour vivre avec Violaine, rue Leclaire, à l’ombre du Stade olympique.
Visiter pour voir
Violaine insiste pour que Dominique me parle de ses amis du refuge. « Ah ! Eh bien, il y a Guy, auteur-compositeur-interprète. Une fois, ça faisait plusieurs jours qu’on ne l’avait pas vu, et à son retour, je lui avais demandé où il était. Il m’avait répondu qu’il était allé visiter sa fille à Québec, voir ses petits-enfants. Après deux jours, il voulait repartir. Sa fille avait demandé : “Pourquoi ? Tu n’es pas bien ici ?” Il avait répondu : “Non ! Je suis un homme de la rue !” Et il est reparti » !
– Lui as-tu déjà demandé comment il s’était, un jour, retrouvé à la rue ?
« Oui, il a dit : “Je n’ai pas besoin d’appartement ! J’ai ma pension ! Je suis libre ! Je n’ai rien à payer – ni logement ni chauffage, et pas de ménage à faire !” Et voilà ! Il est bien comme ça ! La première fois qu’il m’a vue au café du refuge, il m’a demandé, en désignant ma croix, de quelle congrégation j’étais. J’ai répondu “Marguerite Bourgeoys”. Et là, il s’est mis à me raconter l’arrivée de son ancêtre en 1659 avec Marguerite et Jeanne-Mance, et toute l’histoire des plaines d’Abraham… Un homme très cultivé ! »
Quand Dominique parle des hommes et des femmes de la rue, on les voit avec ses yeux : « C’est que, en sortant du Carmel, j’ai réalisé que j’avais acquis cette vie contemplative ; on se rendait au chœur sept fois par jour pour se mettre en présence du Seigneur… Eh bien, dans la rue, je réalisais que je le faisais, naturellement, devant chaque personne ! »
– C’est plus que sept fois par jour, alors !
« Dominique est toujours en contemplation, même en regardant la télé ! lance Violaine, tout sourire. C’est ce que Marguerite suggère à ses filles, d’ailleurs ; cultiver le cloitre intérieur, demeurer dans une solitude intérieure… dans l’amour d’amant… l’amour le plus ardent qui soit. »
Partir en visite
En mars 2020, Violaine écoute l’appel qu’elle porte depuis longtemps : tout quitter « pour être proche du monde ». Avec sa supérieure, elle cherche et trouve ce logement. « On me demandait ce que j’irais faire là, dans Hochelaga. Je répondais qu’on verrait rendu là ! » À partir de ce « oui », tout s’est offert à elle, même un boulot.
En septembre, à son arrivée dans le quartier, la première chose que Dominique a voulu faire, elle, c’était de visiter le Stade. En sillonnant les rues, elle aperçoit, à deux coins de rue de chez elle, un aréna. « Je me réjouissais à l’idée de jouer au hockey, mais quand je suis rentrée, notre voisin m’a dit que ce n’était plus un aréna ; qu’on l’avait transformé en refuge temporaire pour les sans-abris. » Impliquée avec les « SDF » pendant plus de 10 ans en France, elle y voit un signe et décide de s’y rendre le lendemain pour voir… « Ils étaient tous là assis par terre à attendre l’ouverture du refuge. Il y en avait un… comment dire… d’une très grande pauvreté, assis… prostré, je dirais… Ah !… quand je l’ai vu… C’est Jésus que j’ai vu… Mon cœur s’est retourné comme une crêpe ! » Ce jour-là, Dominique a servi le café pendant 5 heures. Elle qui se questionnait depuis plus d’un an, elle venait de trouver la raison de sa venue à Montréal…
En les écoutant, je repense à la « spiritualité de la Visitation » de Marguerite Bourgeoys. Marie de Nazareth qui part, qui écoute l’appel, remplie de foi, assurée que Dieu la conduit…
10 h. Nous partons pour l’Entraide Léo-Théoret, dans le quartier Centre-Sud. Dans le stationnement de l’église Sacré-Cœur-de-Jésus, des bénévoles installent des tables. « Quand le froid va arriver, on devrait avoir accès au sous-sol de l’église », me dit Marcel, qui œuvre ici depuis 15 ans.
Nous prenons l’escalier qui mène au sous-sol du presbytère, où une dizaine de bénévoles terminent le diner en préparant les 85 plats pour emporter. « Bonjour, Violaine ! Merci d’être là, hein ! » Les deux mains dans les plats, Violaine lance un « Bonjour, Rénald ! » puis me dit tout bas : « C’est ça qui me touche d’eux autres… leur gratitude, leur reconnaissance… » On termine rapidement ; dehors, les gens arrivent.
Les gens viennent pour la nourriture, bien entendu, mais aussi pour un contact humain, une rencontre, une jasette, même si ce n’est que pour parler de la pluie et du beau temps. « Il y en a un qui arrive toujours une demi-heure avant, précise Violaine, juste pour parler. Des fois, y en a qui chialent, par exemple quand on fait la prière, mais c’est rare. Quand le père Maurice, le curé, fait le bénédicité, ils se recueillent, ils s’intériorisent vraiment et disent “merci”… C’est beau. »
Une quarantaine de personnes font la queue pendant que Marc, un jeune étudiant, bénévole ici depuis quelque temps, assure le respect des règles sanitaires. Violaine accueille, écoute et sourit derrière son masque, imperturbablement joyeuse.
Nous partons rejoindre Dominique au refuge, coin Hochelaga et Aird.
Écouter la visite
Dans le vaste stationnement de l’ancien aréna du YMCA se trouvent une cinquantaine d’hommes et de femmes qui attendent l’ouverture du refuge, dit « temporaire ». On espère que tous ceux qui ont dressé leurs tentes aux abords de la rue Notre-Dame depuis le printemps covidien adoptent ce refuge et libèrent les parcs.
À l’intérieur, le coup d’œil est saisissant. Tout l’espace qui servait de patinoire est divisé en une centaine de box, tous numérotés et agrémentés d’un lit de camp. Chaque personne prend son numéro en entrant, reçoit une couverture et s’installe avec son barda pour la nuit. Il y a même des douches. Le lendemain, à 7 h 30, tous doivent partir, la plupart avec un simple café au ventre si on n’a pas reçu de dons. Beaucoup iront au Centre de jour de Care, rue Ontario, ou encore au CAP St-Barnabé.
Dominique me donne un coup de coude : « Viens ! On va visiter notre monde et écouter ses histoires ! » Comme Violaine ce matin, Dominique passe le plus clair de son temps à écouter. Ça aussi, ça fait partie de la spiritualité de la Visitation : Marie, une fois chez Élisabeth, elle fait quoi ? Elle écoute. Elle écoute celle qu’elle est venue visiter.
J’accompagne Dominique entre les rangées. À chacun des box, elle lance un bonjour franc et joyeux.
Box 16. « Bonjour, Jean-Paul ! Alors ? Comment va votre femme ? – Ah ! Elle va mieux… Elle a accepté de prendre son bain sans que je sois présent, sans faire de crise. » Dominique repart et me raconte : « La semaine dernière, il a acheté un manteau de 200 $ à sa femme pour ses 70 ans. » – Mais pourquoi est-il à la rue ? « Ah ! Il a décidé de placer sa femme en résidence ; elle est Alzheimer… Il a tout vendu pour la loger. Il se sacrifie pour elle… Son bonheur, c’est qu’elle soit bien. » Je me tourne vers Jean-Paul. Il défait sa valise. Toute une vie dans une petite valise à roulettes.
Box 22. Suzanne avait toujours eu quatre valises, mais elle n’en a que trois désormais. Elle s’est fait arrêter dans le métro. « Elle était chargée comme un bourricot ! Mais vois… c’est une femme de classe ! Manteau de fourrure, bijoux… » Elle avait un petit travail à l’Oratoire Saint-Joseph, mais quand tout a fermé à cause des mesures sanitaires, elle l’a perdu. Sur sa contravention, il était écrit : « Sans abri ». Elle leur a répondu qu’elle n’était pas une sans-abri, mais une itinérante. « Tous les soirs, je vais au refuge ! J’ai un toit ! Je ne suis pas une sans-abri ! J’ai un abri ! » Voilà ce qu’elle a dit aux gardiens !
Se laisser visiter
Il ne se passe pas une journée sans qu’on demande à Dominique une bénédiction ou une prière, surtout quand ils savent qu’elle revient de la messe. Elle distribue des chapelets, des croix ou des images saintes.
Une jeune femme passe en sacrant. Elle arrête net en voyant la croix de Dominique. « Ah ! pardon ! Je n’aurais jamais dû dire ça ! » Et avec son coude, elle touche la croix en disant : « Pardon ! Pardon, Jésus ! »
Il y en a un que tout le monde appelle « le curé » parce qu’il est drapé d’un long manteau noir. C’est vrai que, de loin, on dirait une soutane. Quand on lui dit que ce doit être difficile, la rue, quand il pleut, comme hier, « le curé » répond : « Bah ! On s’organise ! » Dans les yeux de Dominique, on voit une lumière briller, comme dans ceux de Violaine. C’est l’admiration sans bornes, et l’émotion aussi. « Ils se débrouillent et s’entraident. Il y en avait un qui avait mal au pied l’autre jour. Il chausse du 11 et ses souliers faisaient du 10. Un autre s’est empressé de lui donner une adresse pour des chaussures gratuites en indiquant la route, le contact… Ils sont si admirables. »
La semaine dernière, Dominique a eu une petite embrouille avec un autre bénévole. Heurtée et troublée, elle était partie sans faire d’histoires. Quand elle est revenue le lendemain, ceux qui attendaient dehors, en la voyant arriver, se sont élancés vers elle. « Ils me demandaient comment j’allais, qu’est-ce qui s’était passé… Ils m’avaient vue partir, j’imagine. Ils me demandaient si quelqu’un m’avait frappé, d’autres avaient peur que je ne revienne plus. Ils me disaient : “On t’aime, Dominique !” Je te raconte ça et je suis encore bouleversée. Ça me bouleverse d’accueillir de l’amour comme ça… d’être aimée à ce point. Quand j’ai entendu : “On t’aime, Dominique”… Ah ! cet amour ! C’était trop ! Je suis restée devant eux en silence. »
« C’était de la contemplation en sens inverse, lance Violaine. On apprend. Ils nous font nous découvrir nous-mêmes, et les choses essentielles. »
Violaine me confie que toutes les années d’expérience de Dominique sont un véritable cadeau pour elle. « Elle est très simple : une jupe, une chemise et une croix ! Et son slogan, tu sais c’est quoi ? Avec beaucoup d’amour, et un peu d’accent ! »
Il se fait tard. Je songe à partir, mais l’homme qui, tout à l’heure, s’exerçait à soulever des poids, couché sur le bord de la bande, se dirige vers moi, café à la main : « Je m’appelle Félix, j’ai 25 ans. Je suis en situation d’itinérance depuis avril. En 2018, j’ai fait une chute à vélo. J’étais soul. Je me suis tordu le cou. J’ai eu un traumatisme crânien. On m’a fait une trachéo… regarde ! J’ai été dans le coma pendant 6 mois. Depuis, je perds conscience souvent. J’ai perdu mon travail. » S’ensuit une conversation étonnante sur Dieu, Jésus, la vie et la mort.
Dominique revient de l’autre bout de la patinoire. L’homme qui était tout prostré à notre arrivée n’est toujours pas en état. « Il n’a pas voulu de mon café ni de mon beignet. On va lui laisser le temps de revenir sur terre… » Nous passons devant le box 63 où se trouve un jeune couple. « Ah ! vous êtes beaux tous les deux ! De beaux tourtereaux ! » Ils sourient. D’où viennent-ils ? Elle écoute longuement. Ils parlent difficilement français, mais on comprend qu’ils sont itinérants depuis 7 ans, partis de Syrie, passés par la Turquie, puis Toronto et finalement Montréal en septembre 2019. Ils ont appris le français, travaillé, mais ont tout perdu à cause des mesures sanitaires.
Il se fait très tard. C’est le temps des au revoir et des adieux. Demain, avec le soleil ou les nuages tout gris, les visiteuses repartiront. Pour donner un café ou un repas ou, quelques fois, juste un sourire et une croix.