Crise logement Québec
Illustration : Caroline Dostie

Le logement au bord de la crise de cœur

Inflation dans le secteur immobilier. Rareté des logements. Hausses inédites des prix. Évictions fréquentes. Le marché de l’habitation semble plus déréglé que jamais. Ces problèmes sont-ils le fait d’un système vicié ou d’une multitude de petites convoitises individuelles? Le Verbe a voulu mieux comprendre les enjeux qui sous-tendent cette «crise du logement» au Québec qui a parfois l’apparence d’une «crise de cœur».

Cet article est tiré de notre numéro spécial. Cliquez sur la bannière pour y accéder en format Web.

Pour bien des organismes qui luttent pour le droit au logement, comme le RCLALQ ou le FRAPRU (Le Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec et le Front d’action populaire en réaménagement urbain, respectivement), la crise du logement n’a pas grand-chose d’historique.

«Dans les grands centres comme Montréal, Gatineau ou Québec, la crise du logement est permanente. L’aspect historique, c’est qu’elle s’est étendue là où on ne la voit pas habituellement», nuance Jonathan Carmichael, du Bureau d’animation et information logement du Québec métropolitain (BAIL).

À Trois-Rivières, où les loyers sont habituellement plutôt bas, des locataires ont reçu des avis d’augmentation de loyer allant jusqu’à 100 $ par mois. «Une quarantaine de locataires nous ont appelés, ayant subi une hausse de 185 $ dans la ville de Québec», poursuit M. Carmichael. En janvier, le BAIL enregistrait 400 appels de locataires éplorés en une semaine.

Pénurie de logements locatifs, surenchère immobilière, couts des loyers qui explosent, «rénovictions», locataires victimes de fraude. Voilà, en gros, le portrait peu reluisant que dresse le RCLALQ presque quotidiennement. Selon ce regroupement de locataires, les hausses abusives du prix de loyer sont monnaie courante, et bien souvent, elles dépassent largement les taux d’augmentation publiés par le Tribunal administratif du logement (TAL).

De la guerre des chiffres…

Du côté des associations de locataires, le verdict est implacable: la majorité des propriétaires-locateurs profite de la crise du logement au Québec pour refiler des hausses de loyers abusives.

Pourtant, aucune statistique ne permet de démontrer cet abus. Jonathan Carmichael l’admet: «Il n’existe pas de statistiques globales. C’est difficile de savoir à quel point nos chiffres sont représentatifs. On sait que, pour 90 % des locataires qui nous téléphonent, on arrive à un calcul inférieur à la demande du proprio.»

Le cas d’un complexe immobilier de 19 000 logements semble représentatif. Le BAIL avait recensé, pour ces immeubles, 334 cas de hausses de loyer supérieures aux recommandations du TAL. «Un cas donné a de bonnes chances d’être représentatif de la situation des autres locataires de l’immeuble. Un locataire qui reçoit une hausse de 4,5 %, c’est généralement la même chose pour ses voisins», conclut-il.

M. Carmichael avance que les locataires acceptent souvent les hausses par crainte de représailles de la part du propriétaire. «Même dans les quelque 90 % pour qui le calcul s’est avéré trop élevé, c’est une fraction qui refusera. Mais on n’a pas de données là-dessus. Toutefois, le TAL fixe le loyer de très peu de logements au Québec. Plus ou moins 0,5 % des logements. Ça nous donne quand même un bon indice que bien peu de locataires refusent les hausses.» Les propos de M. Carmichael sont corroborés par le récent rapport annuel du TAL.

… au calcul de la paix

Sophie (nom fictif), mère monoparentale habitant en région, a reçu une hausse: «J’ai une augmentation de 7 %. J’ai informé mon propriétaire que je trouvais la hausse élevée. Il m’a répondu que cela se justifiait par l’augmentation des assurances, des taxes, du service de déneigement, etc. Je sais qu’on a le droit de refuser l’augmentation, mais est-ce une bonne idée de se mettre un proprio à dos?»

«Une autre locataire de mon immeuble s’était plainte; il lui a répondu qu’il était à l’aise avec son augmentation. Si elle partait, il pourrait augmenter à 1000 $ par mois et louer sans problème. Il dit que, comparé aux alentours, il est dans les moins chers. Présentement, les seuls loyers disponibles sont à 1400 $ par mois, ils sont neufs, avec garage, et de luxe.»

Songeait-elle à recourir au Tribunal? Sophie est incertaine: «J’ai calculé avec l’outil qu’on trouve sur leur site. Nous avons une augmentation de taxes de 6,29 %, plus les assurances et tout le reste, sur une hypothèque de 400 000 $. J’arrive autour de 41 $ d’augmentation. J’aime mon appartement et mon propriétaire, je ne veux pas non plus qu’il en souffre financièrement et qu’il vende, mais je ne veux pas qu’il abuse non plus. La meilleure chose à faire pour le moment est d’en discuter.»

Le lendemain, Sophie était confiante: «On a eu une belle discussion. Il avait calculé déjà son augmentation en fonction de l’outil du TAL. Il m’a assuré que son but n’est pas de rejoindre les loyers à 1400 $, mais qu’il ne veut pas non plus arriver en dessous, ou être incapable d’entretenir l’immeuble. Je pense qu’il est honnête, car mes estimations arrivaient presque à ce montant.»

Les propriétaires

Difficile d’avoir le point de vue des propriétaires. Dans la presse, ils sont rarement interviewés.

Nathan (nom fictif), jeune père de famille, est propriétaire de deux immeubles. Il a travaillé quelques années pour une entreprise de gestion immobilière qui administre des centaines d’appartements et de condos locatifs à Québec.

«Avant, j’étais “pro-locataire”. Après mon expérience en gestion immobilière, je suis devenu “pro-propriétaire”! Je ne dis pas que les abuseurs n’existent pas. J’ai vu des gourous de l’immobilier qui faisaient des “rénovictions” à tour de bras, un suicide de locataire poussé à bout, ou l’embourgeoisement tranquille d’un quartier. Mais selon moi, l’inverse est plus commun: des locataires qui abusent de leurs droits, saccagent des logements, ne paient pas leur loyer et chialent à longueur d’année, ça j’en ai vu beaucoup plus! Au Québec, les locataires sont bien protégés avec le TAL. On n’est pas dans Les misérables

Yvan (nom fictif), dans la cinquantaine, est agent immobilier. Il travaille en région.

«Dans l’immobilier, comme partout ailleurs,
c’est une minorité de gens qui pose problème pour
une large majorité qui est de bonne foi…»

«J’aurais peur de m’acheter un immeuble aujourd’hui! Bien des propriétaires vont investir aux États-Unis. Là-bas, si tu ne paies pas ton loyer, c’est dehors. Ici, les Québécois sont très au fait de leurs droits. Plusieurs en abusent. Je dirais que les personnes qui souffrent le plus des abus de certains propriétaires, ce sont les immigrants.»

Pour Yvan, il n’est pas juste d’affirmer que la majorité des propriétaires envoie des hausses de loyer abusives. «Dans l’immobilier, comme partout ailleurs, c’est une minorité de gens qui pose problème pour une large majorité qui est de bonne foi. Tant pour les locataires que pour les propriétaires. Ceux qui parlent fort, et dont on entend toujours parler, c’est la minorité.»

Peut-on nier le fait que le but d’un agent immobilier, ou d’un propriétaire de logements locatifs, est d’investir et de faire du profit? «Bien sûr que non, répond Nathan. Si je voulais faire la charité, je ferais autre chose. Mais ce que je fais, ce n’est pas de l’abus. J’ai demandé à mon conseiller spirituel, en plus de lire la doctrine sociale de l’Église à ce sujet. Il n’y a rien de mal à être propriétaire et à vouloir que son investissement rapporte de l’argent. Grâce à cet argent, en fait, je peux entretenir le bâtiment et faire en sorte que les locataires soient bien logés.»

La question n’est-elle pas de savoir qu’elle est l’intention du cœur? Nathan s’interroge. «J’ai 24 “portes”. Est-ce que je suis riche? Non. Si mon but est d’accumuler les portes, oui, je vais devenir riche, mais ça mène où?»

«J’avais de l’argent à investir, reçu d’un héritage. Un des deux immeubles était vide lorsque je l’ai acheté. Je l’ai tout rénové. Ça m’a couté plus cher que prévu. Dans ce secteur-là, un 4 et demi coute 1200 $ chauffé, éclairé, avec eau chaude et stationnement. Si je ne loue pas à ce prix-là, la banque ne va pas me laisser faire! Elle ne me fera plus de prêt, et je ne pourrai plus entretenir mes immeubles. Quand la banque te prête, elle veut savoir ce que tu veux faire avec le logement. Elle calcule tes dépenses, ramène tout à la baisse avec ses propres prédictions, et elle te concède un prêt en te faisant payer beaucoup d’intérêt!»

Consultez notre dossier Web en cliquant sur la bannière

Fardeau du locataire

Pour M. Carmichael, le système actuel fait porter le fardeau du contrôle des hausses sur les épaules des locataires: «Les proprios peuvent demander n’importe quel montant. Le locataire dispose du droit de refuser, mais ce n’est pas tout le monde qui est capable de se défendre, les personnes âgées, par exemple.»

Depuis plus de 50 ans, le BAIL réclame une loi qui obligerait les locateurs à recourir aux taux fixés par le TAL pour déterminer les hausses de loyer. Pourquoi ne le font-ils pas? «Très bonne question!» répond Jonathan Carmichael. «Faudrait peut-être un prix plafond, comme pour le lait?» propose Nathan.

D’ailleurs, plusieurs acteurs du milieu se demandent quel rôle l’État pourrait jouer dans ce marché en pleine ébullition.

Si France-Élaine Duranceau, la ministre responsable de l’Habitation au Québec, peinait récemment à cacher son impuissance devant l’état actuel du marché, elle rappelle toutefois qu’un programme d’allocation au logement destiné aux personnes à faible revenu a été mis en place dans ce contexte de crise. Il permet, en effet, une aide pouvant aller jusqu’à 170 $ par mois à bon nombre de personnes, mais comme dans toute démarche administrative, il faut s’armer de patience pour en tirer profit.

Rejoint au téléphone, le bureau de la ministre Duranceau nous a fait savoir qu’elle «se penchait sur le problème du fardeau de la preuve porté par les locataires. Ce sont des choses qu’elle est en train de revoir». Le lendemain, un communiqué de presse annonçait que Chantale Jeannotte, députée de Labelle et adjointe parlementaire de la ministre, avait reçu le mandat de «rencontrer divers groupes et experts ayant un intérêt pour le marché locatif afin d’effectuer un inventaire des recommandations qui permettront d’apporter des solutions novatrices aux enjeux du logement locatif dans le contexte actuel».

Quoi qu’il en soit, le défi posé par le manque de logements disponibles demeurera entier tant que de nouvelles unités ne seront pas construites, selon plusieurs intervenants. Au début de l’année 2023, les taux d’intérêt atteignent des sommets records. Si les ménages québécois ont gagné plus d’argent durant la dernière année qu’en 2021, ils se retrouvent paradoxalement avec moins d’argent dans leurs poches.

«Là où est ton trésor, là aussi sera ton cœur.» Cette phrase du Christ résonne d’une manière particulière dans ce contexte spécialement tendu. Sans surprise, tous les intervenants dans la crise du logement au Québec tentent de tirer au mieux leur épingle du grand jeu de l’immobilier.

Si un meilleur encadrement légal des activités locatives pourrait être à l’avantage tant des propriétaires que des locataires, il semble toutefois qu’aucun texte de loi ne pourra jamais dompter complètement la convoitise, cette bête tapie au seuil des milliers de portes que comptent nos villes.

Brigitte Bédard

D’abord journaliste indépendante au tournant du siècle, Brigitte met maintenant son amour de l’écriture et des rencontres au service de la mission du Verbe médias. Après J’étais incapable d’aimer. Le Christ m’a libérée (2019, Artège), elle a fait paraitre Je me suis laissé aimer. Et l’Esprit saint m’a emportée (Artège) en 2022.