Ferme Berthe-Rousseau
Photo: Jean Bernier

La ferme Berthe-Rousseau: prendre la fragilité à la racine

Dans le Centre-du-Québec se trouve un lieu où il fait bon mettre sa vie en jachère. À la ferme Berthe-Rousseau de Durham-Sud, on laisse derrière soi le chaos urbain et mental pour cultiver la terre, s’occuper des animaux et vivre ensemble, tout simplement. Pour un mois, deux… parfois six, on prendra le temps nécessaire pour se restaurer.

C’est une parfaite journée d’été, à l’air de la campagne. Sur les lieux, l’atmosphère est paisible. Les quatre résidents actuels et les intervenants en profitent, ils jouent à la patate chaude. Ici, on apprend à savourer la grâce des temps libres.

Louis-Félix Valiquette, président du conseil d’administration, discute avec une habituée, de passage en quête de vie communautaire. Il s’interrompt et nous accueille chaleureusement sur cette terre de 16 hectares où volètent des poules en liberté et butinent des abeilles qui fabriquent le miel dégusté à la ferme.

À l’ombre d’un chêne et d’un érable argenté plantés il y a trente ans, Louis-Félix m’explique que la beauté des lieux a son rôle à jouer dans le rétablissement des résidents. Mais dans ce cadre enchanteur, il y a plus. Et en tant qu’ancien résident, il l’a lui-même expérimenté.

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La force dans la fragilité

Les situations des personnes accueillies couvrent un large éventail, mais ont en commun la fragilisation de la santé mentale. Un deuil amoureux, un épuisement professionnel ou plus directement des problèmes liés à un diagnostic en santé mentale: plusieurs raisons justifient une pause lors d’un épisode de vie difficile.

«Les résidents, nous les avons toujours appelés les fragilisés. La société dans laquelle on vit ne nous permet pas de vivre cette fragilité. Ici, on leur dit: “Viens la vivre entièrement.» La ferme, c’est un lieu où la fragilité est appelée à devenir une force. Mon anxiété que je vivais tous les jours, ici, j’ai accepté le fait qu’elle ne me quittera pas. J’ai appris à l’apprivoiser», nous raconte Louis-Félix, qui a fait un passage il y a sept ans.

Il est devenu technicien en milieu naturel et responsable de la pastorale jeunesse et de l’environnement à Saint-Jean-de-Longueuil, et on sent bien que la ferme a joué un rôle significatif dans sa vie.

Il se souvient de certaines nuits où l’anxiété était à son comble. Il se rendait alors à l’étable pour rejoindre un veau et trouver du réconfort. «L’anxiété, ça se vit corporellement. Ici, j’avais le temps d’écouter ce qui se passait en moi», se souvient Louis-Félix.

Coline Ferroussier, elle, est la coordonnatrice de ce milieu de vie depuis un an. L’éducatrice spécialisée accueille les résidents, veille au bon fonctionnement de la maison, établit les règles de vie et assure des suivis individuels. Elle juge que la ferme répond à un besoin difficile à combler par les ressources actuelles en santé mentale.

«Il y a beaucoup de gens qui arrivent des services psychiatriques, nous confie Coline. Mais au moment d’en sortir, ils n’ont pas trouvé d’endroit où aller, ou ils ne sont pas prêts à retourner en logement seuls. J’ai entendu plusieurs personnes me parler de leur expérience en psychiatrie, axée sur la médication et les diagnostics. À la ferme, notre approche est plutôt centrée sur ce qu’ils aiment, leur contribution dans le groupe, sur qui ils sont, en fait. Ils découvrent une autre vision d’eux-mêmes et repartent plus confiants.»

Culture communautaire

De l’ail, des poireaux, des tomates, du concombre, de l’aubergine, des poivrons, des patates douces, des pois… Le quart de la production du jardin sert à nourrir les gens de la ferme. Le reste est distribué à travers deux organismes de la région de Montréal.

Ferme Berthe-Rousseau
Martin Couture. Photo: Jean Bernier

«On est en train de développer un projet pilote: l’agriculture soutenue par les donateurs. On reçoit des dons pour livrer des légumes dans deux centres d’hébergement à Montréal: un pour les jeunes en risque d’itinérance, et un autre pour les femmes battues. Des jeunes des refuges sont déjà venus ici, alors il y a un lien qui se crée dans les deux sens. On veut agir selon nos valeurs, tout en ayant un revenu pour nous assurer une stabilité financière», m’explique Clarisse Thomasset, la coordonnatrice agricole.

Tous les matins, ils se rencontrent en groupe pour échanger sur leurs humeurs et se répartir les tâches. Les uns viennent ensuite travailler au jardin pendant que les autres nourrissent les animaux, cuisinent ou participent aux rénovations de la maison.

Dans les tâches concrètes et les contextes informels se cultivent les échanges les plus authentiques. C’est aussi là que les succès comme les échecs sont les plus formateurs.

«Le créneau de la ferme est d’accueillir des gens qui ont commencé à s’en sortir et qui veulent se solidifier. Les succès peuvent être très faciles, mais significatifs. Le matin, tu désherbes une allée qui n’est pas belle, mais, à la fin de la journée, elle le devient. Et il y a aussi des échecs. On a des récoltes qu’on perd, mais la vie continue, observe Clarisse. Ça nous apprend à travailler avec les moments difficiles aussi, à les vivre ensemble et à nommer ce qu’on ressent.»

Une petite croix colorée

L’entrée de la maison centenaire, jaune tournesol, est surmontée d’une cloche. Quand on franchit le pas de la porte, on remarque une petite croix colorée accrochée dans la véranda. Dans la cuisine, un portrait de saint Ignace, fondateur des Jésuites, orne un des murs. Autant de signes qui rappellent les origines chrétiennes de la ferme. Pour Louis-Félix, c’est l’exemple de vie d’un des fondateurs, Martin Couture, et sa spiritualité enracinée dans le concret de la vie quotidienne qui ont contribué à restaurer sa propre foi.

Martin a fondé le projet avec le jésuite Michel Corbeil, il y a 30 ans. Alors engagé dans les luttes pour la justice sociale en Amérique latine, il constate que la pauvreté des pays développés est différente, qu’elle s’exprime par la solitude. De là nait en lui le désir de fonder un lieu communautaire pour accueillir des gens sans liens, sur une terre que Michel acquiert grâce au legs d’une de ses tantes, Berthe Rousseau.

«La situation n’a pas changé depuis, à l’exception qu’à l’époque, c’était plus facile pour les gens de vivre en communauté. C’était pour eux un moins grand choc de venir vivre ici», remarque Martin, qui a vécu plusieurs années à la ferme avec sa famille et qui y a été impliqué durant 25 ans.

La spiritualité ignacienne a été un phare pour Martin à travers ces années de don de soi, que ce soit dans les tempêtes du manque de financement, des mésententes dans l’équipe ou du défi que représente l’accompagnement des personnes souffrantes.

«Quand il fallait prendre une décision, la responsable nous rappelait: “Est-ce qu’on s’entend qu’on veut faire la volonté de Dieu?” Quand on voyait qu’on avait un but commun, ça nous apaisait. C’était aussi une question de foi et pas seulement de faire des choix basés sur un calcul logique. C’était un appel radical à suivre», se souvient Martin.

Ferme Berthe-Rousseau
Photo: Jean Bernier

La bonne intensité

La cloche sonne. Elle annonce le repas en communauté. Quelques légumes du jardin passent de la terre à la table. On fait circuler les assiettes, il y en a pour tous. On parle d’un bout à l’autre de la table, on s’esclaffe. Puis, moment de silence. Le responsable du diner récite la parole choisie pour ce jour: «Celui qui donne du parfum en a encore dans la main.»

En me servant un peu de salade, Louis-Félix rebondit sur ce qu’il vient d’entendre. Il me parle de ses inquiétudes, de son espérance de voir la mission traverser une crise financière, dans l’attente de subventions, de donateurs. La précarité comme le don ont toujours été au cœur de la mission, et ça continue de plus belle.

À table, on parle à cœur ouvert. Des larmes jaillissent. C’est la dernière journée de Caroline, une bénévole, émue. Laurianne, une résidente de la ferme depuis un mois, lui prend la main. Elle est assez volubile. Pourtant, il y a un mois, elle aurait eu trop honte de raconter pourquoi elle est ici, de parler ouvertement de son trouble de personnalité limite.

«On vient ici pour prendre une pause, mais en même temps, c’est tellement intense, mais c’est une intensité qui fait du bien et guérit. Pas l’intensitéqui rend malade, qui stresse. J’étais souvent en centre de thérapie au début, mais ensuite, je me retrouvais toute seule dans mon appart’, pas mal toute la semaine. Le travail sur soi, ici, ce n’est pas 24 heures sur 24, mais presque. Tu apprends à te connaitre, à nommer tes émotions. J’ai réalisé l’impact positif que ça avait de donner une chance à ça, de l’essayer et de le vivre», nous témoigne Laurianne.

Pas de livrables

Après le copieux repas, on se rend à l’étable pour sortir les chevreaux. Cet animal grégaire qui aime les promenades est tout désigné pour aider les résidents à réapprendre la joie de la simplicité. Dans les hautes herbes, Laurianne marche avec eux, comme après tous les diners.

À la ferme, les résidents goutent un heureux mélange d’encadrement et de liberté. Le principe à la ferme, c’est de trouver l’équilibre entre le travail et le repos. Apprendre à recevoir et à donner, tout en posant ses limites.

«Dans la vie, il faut que tu sois efficient, qu’il y ait des livrables. Ici, la seule chose qui compte est de prendre soin de toi. Les séjours sont de minimum un mois, parce que ça prend quand même du temps pour que des changements s’opèrent», soutient Louis-Félix, escorté par le troupeau de bêtes.

Lorsque nous revenons à la grange, je constate que nous n’avions pas encore regardé l’heure. C’est déjà le temps de repartir, dans la joie d’avoir participé au repos de ceux qui en ont besoin.

Sarah-Christine Bourihane

Sarah-Christine Bourihane figure parmi les plus anciennes collaboratrices du Verbe médias ! Elle est formée en théologie, en philosophie et en journalisme. En 2024, elle remporte le prix international Père-Jacques-Hamel pour son travail en faveur de la paix et du dialogue.