Photo : Raphaël de Champlain

Excursion au cœur d’un fleuron méconnu : l’univers des orgues au Québec

De l’église aux orchestres symphoniques, en passant par Hollywood, l’orgue est plus présent dans la musique contemporaine que nous le pensons. Tantôt méconnu, tantôt associé strictement au christianisme, cet instrument constitue un patrimoine culturel majeur au Québec et sa fabrication, un savoir-faire local reconnu à travers le monde. Voyage au cœur de deux professions ancestrales, mais encore actuelles: la facture d’orgues et le métier d’organiste.

Juché à quatre pattes sur une énorme structure de bois, David fixe une planche, visseuse à la main. Avec ses dix mètres de haut et ses dix-sept mètres de large, le futur orgue de l’Université Brigham-Young, en Utah, est impressionnant à voir. Le tiers de sa façade occupe à lui seul la moitié de la superficie du deuxième étage de l’usine d’Orgues Létourneau.

«Les gens sont toujours étonnés quand je leur dis que je fabrique des orgues», ricane David, qui travaille depuis plus de deux ans pour l’entreprise de Saint-Hyacinthe. «Ils sont surpris qu’il y ait encore une demande en 2023, ils ne savent pas que l’orgue est encore beaucoup utilisé dans les musiques de film, comme Interstellaire, dans les écoles de musique et dans les églises», poursuit le jeune ébéniste.

Âgé d’une vingtaine d’années, David est «tombé amoureux» de ce métier qu’il ne quitterait plus.

«Je suis chanceux de pouvoir travailler de telles pièces et d’utiliser des techniques qui remontent aux années 1600», partage-t-il fièrement en replaçant ses lunettes rondes sur son nez. Il regrette qu’il s’agisse d’un «savoir-faire ignoré par les Québécois, alors que nous sommes spécialisés dans la fabrication d’orgues et reconnus mondialement».

Cet article est tiré du magazine de septembre/octobre 2023. Feuilletez-le en cliquant sur la bannière!

Une expertise réputée… à l’étranger

Surnommée «la patrie des facteurs d’orgues», la ville de Saint-Hyacinthe est le foyer des fabricants d’orgues depuis plus d’un siècle. Bien que de petits artisans construisent de ces instruments depuis la conquête française, la région gagne en notoriété lorsque Samuel et Claver Casavant y fondent leur entreprise en 1879.

«Casavant Frères est la première firme d’orgues industrielle au Québec et elle a rapidement monopolisé le marché», explique l’expert du comité des orgues du Conseil du patrimoine religieux du Québec, Martin Yelle. Selon lui, «elle devient populaire à l’international pour ses instruments extrêmement robustes et parce que de grands organistes européens en inaugurent plusieurs».

Fleuron de l’entreprise québécoise, Casavant Frères forme de nombreux facteurs d’orgues qui, à leur tour, créeront leur entreprise à Saint-Hyacinthe. C’est le cas de Fernand Létourneau, qui fonde Orgues Létourneau en 1979.

Deuxième plus grande entreprise du genre au Québec, elle restaure et fabrique des orgues pour des clients aux États-Unis, en Angleterre et en Australie, et compte aujourd’hui plus d’une centaine d’instruments dans son inventaire. Églises rénovées dans un style plus moderne, nouvelles salles de concert, universités ou restauration d’anciens orgues, les commandes abondent.

Selon l’expert Martin Yelle, «la construction de nouveaux orgues au Québec se compte sur les doigts d’une main par décennie, et les quelques orgues qui sont encore construits sont pour des salles de concert».

Ayant du travail prévu jusqu’en 2028 grâce à ses clients américains, le facteur Andrew Forrest est, malgré tout, confiant pour l’avenir du métier. Son principal défi: trouver la main-d’œuvre qui se fait rare puisque le domaine est peu connu.

« Chercher la vérité »

À travers le dédale de couloirs et d’escaliers, je suis Andrew Forrest dans le véritable labyrinthe qu’est l’usine d’Orgues Létourneau. Design, console et électricité, ébénisterie, tuyaux, harmonisation, montage, nous visitons les différentes équipes.

«Après avoir reçu une commande pour un nouvel orgue, on se rend sur place pour prendre les mesures, puis on commence à faire des centaines de dessins», déclare l’homme aux cheveux blonds tout en marchant.

Une fois les plans achevés, le département des tuyaux commence le travail. Il en produira des milliers, de toutes les grandeurs: dix, douze, seize, trente-deux pieds.

S’ensuit «la construction de la structure de l’orgue, des supports pour les sommiers et des boites expressives par le département d’ébénisterie», continue notre hôte. Sa mission: construire un orgue qui se conservera 100 ou 200 ans.

Le département des harmonistes accorde ensuite chaque tuyau… à l’oreille! Avec un simple couteau, «ils vont plus ou moins couper l’ouverture qui se trouve dans le métal, par laquelle le vent sort, et courber la languette pour changer le son», explique le président de l’entreprise en regardant son employé à l’action.

Lorsque l’orgue est prêt, les harmonistes accompagnent l’équipe de montage à destination pour ajuster le son à l’acoustique du lieu.

C’est ainsi qu’«aucun orgue ne fait le même son qu’un autre. Chaque orgue est unique, fait sur mesure et ajusté sur place», raconte Andrew Forrest, fasciné. Pour lui, «construire un orgue, c’est comme chercher la vérité, puisque chaque nouveau projet est une occasion de créer la musique la plus pure possible, la plus près du vrai».

Mais qui joue donc de cette musique qui s’approche «de la vérité»?

S’imbriquer dans la liturgie

Avec un père organiste et un orgue à la maison, Vincent Boucher a grandi au gré de la mélodie de cet instrument. À l’âge de 16 ans, il vit «une sorte d’épiphanie» pour deux passions qu’il a à l’époque: la finance et l’orgue.

«Je suis gestionnaire de portefeuille chez Banque Nationale depuis 24 ans et je joue de l’orgue depuis 30 ans», partage l’organiste de l’oratoire Saint-Joseph depuis 2015.

orgues Québec

Cet orgue étant l’un des plus gros instruments au monde, le quarantenaire se sent privilégié de jouer sur celui-ci et a encore parfois des frissons lorsqu’il performe. «Quand on joue à plein volume et qu’il y a une espèce d’énergie dans la salle, on vit des moments d’émotion très profonds, on a parfois des larmes aux yeux tellement il y a une force intense qui nous habite et la musique nous touche directement», confie-t-il une pointe d’émotion dans la voix.

Lorsqu’on lui demande s’il faut être catholique pour jouer de cet instrument, un sourire se dessine sur les lèvres de Vincent Boucher. «Je trouverais ça discriminatoire et je ne dirais pas oui, mais vous allez trouver le temps long si vous ne l’êtes pas», rigole-t-il.

Pour lui, comprendre la liturgie influence sa façon de jouer et l’aide à s’y imbriquer pour bien redonner la place à l’orgue. «Si on écoute ce qui se passe dans la prédication, on peut improviser pour ajuster la pièce suivante en fonction de ce qui a été dit», explique le musicien en replaçant sa cravate rouge.

Élever l’âme

Malgré les grandes célébrations durant lesquelles il a joué, telles que le mariage de Céline Dion et René Angélil ou la messe de Jean-Paul II en 1984, Pierre Grandmaison croit que l’orgue «ne doit pas attirer les regards vers lui, mais doit faire en sorte que les têtes sont tournées vers l’autel».

Pour l’organiste de la basilique Notre-Dame à Montréal depuis 1973, «être organiste liturgique est une responsabilité qu’il ne faut pas prendre à la légère [car] les gens qui viennent à la messe viennent pour vivre quelque chose, et l’orgue participe à ça».

«Ce que j’essaie toujours de faire, c’est d’élever l’âme, c’est ça qui est important», confie l’homme de 74 ans en souriant.

Photo : Raphaël de Champlain

Frédérique Bérubé

Diplômée au baccalauréat en communication publique et à la maîtrise en journalisme international, Frédérique Bérubé écrit pour nos magazines… et nos réseaux sociaux! Ce qu’elle préfère : voyager et partager des histoires inspirantes.