Véritable sanctuaire fossilifère, l’ile d’Anticosti est depuis peu inscrite au patrimoine mondial de l’UNESCO. Sur cette terre flottante de 8 220 km2 – 17 fois l’ile de Montréal –, environ 200 personnes cohabitent avec plus de 50 000 cerfs de Virginie. Le village de Port-Menier a beau être modeste, on y sent une effervescence qu’envieraient bien des municipalités québécoises. La vie qui émerge des relations entre les Anticostiens d’origine, les néoinsulaires et les travailleurs éphémères laisse présager quelque chose de neuf. Regard sur cette communauté en transition.
Depuis le ciel, on croirait voir un nouveau continent vierge, une étendue de conifères presque inhabitée. Pour Adam et sa famille, qui nous y accueille, c’est «un immense terrain de jeu».
Lui, sa conjointe Eveline et leurs enfants ont quitté Rimouski il y a six ans pour s’établir sur l’ile. Ces passionnés de l’enseignement et du plein air y ont trouvé l’endroit idéal pour combiner les deux. Arrivé au seuil du village, je la reconnais au loin avec quelques enfants en pleine récolte forestière.
«On est beaucoup à l’écoute de nos intuitions», m’explique Eveline. «Comme nous ne sommes pas croyants, nous ne disons pas que c’est Dieu, mais il y a eu plusieurs coïncidences qui nous ont conduits jusqu’ici.»
Adam commence par rappeler que sa mère, alors enceinte de lui, était venue sur l’ile avec son père pour y introduire une espèce d’oiseau. «Il y a quelque chose que je ressentais quand je suis arrivé ici. Au départ, ce n’est pas moi qui voulais venir.»
Il apprend que des postes s’ouvrent dans la région. Après un processus d’embauche long et compliqué, on lui en offre finalement un. «Comme je te le disais, on est très instinctifs. Je savais qu’on devait venir ici et je savais qu’il allait réussir», renchérit Eveline, également enseignante.
Le couple dégage une énergie sans bornes, pleinement canalisée dans ce qui semble être une mission pour eux.
Le samedi, pas de répit. Adam remplit le pick-up d’outils et de nourriture. Il embarque ses enfants et leurs amis – qui sont également leurs élèves –, et Eveline prend le bébé à vélo. Direction Pointe-de-l’Ouest, à 15 km, avec tout le nécessaire pour manger des burgers d’orignal sur la berge de l’ile. Le dimanche, ils organisent la fête d’un enfant du village. Au menu: poutine pour une vingtaine de personnes avec frites cuites dans le gras de canard sur des buches scandinaves sciées par Adam.
Dévouement éducatif
La Pointe-de-l’Ouest d’Anticosti, qui fait 100 km2, est la seule partie de l’ile à ne pas avoir le statut de pourvoirie. On y trouve les vestiges des premiers villages, dont les vieux cimetières et un four à chaux. Danièle Morin, technicienne de la faune à la retraite et naturaliste, est mandatée pour revaloriser les ressources naturelles et culturelles de ce secteur. Elle s’est d’ailleurs affairée à restaurer une partie des cimetières.
Elle qui est venue s’établir sur l’ile au terme de ses études collégiales connait Anticosti comme le fond de sa poche: «Il y a toujours eu ici une bonne rotation dans la population. Présentement, on est à la baisse comparativement aux années 1980, où il pouvait y avoir autour de 300 habitants. On est dans une phase positive où l’on observe un certain rajeunissement, parce qu’il y a une dizaine d’années, plusieurs familles ont quitté l’ile.»
L’un des défis auxquels sont confrontées les familles est de devoir envoyer les enfants à l’extérieur parce qu’ils ne peuvent compléter leurs études secondaires sur l’ile.
Quand Adam et Eveline sont arrivés à Anticosti, il n’y avait que huit enfants dans l’école. Ils sont à présent plus d’une vingtaine. Avec l’enseignement en plein air, une salle de robotique, une bibliothèque bien garnie de livres neufs et de qualité, des outils et du matériel à jour, une équipe-école dévouée, l’école est manifestement à l’avant-garde de bien d’autres au Québec.
«On ne veut pas que les enfants d’ici se sentent coupés du reste du monde», m’explique Eveline. Pour cela, les projets éducatifs qui combinent apprentissage et financement foisonnent pour les faire voyager. Toute une cohorte est allée dans l’ouest du Canada l’an dernier. Ils parlent d’emmener bientôt les élèves à l’international.
«On ne serait pas capables de faire tout ça avec un nombre d’élèves aussi élevé que dans la plupart des écoles du Québec», précise Adam. Il mentionne en outre le rôle indéniable de la directrice, qui se démène généreusement en aménageant les ressources et les horaires afin que les professeurs puissent réaliser leurs projets: «Il y a une femme qui vient d’arriver sur l’ile qui fait de la poterie. On l’a invitée pour qu’elle puisse l’enseigner aux élèves. La directrice est déjà à la recherche d’un four.»
De l’école à l’église
Cette histoire de poterie montre bien que l’école Saint-Joseph d’Anticosti est devenue un pivot de la communauté. Adam explique bien comment les deux se nourrissent mutuellement: «Chaque personne qui arrive dans ce milieu se doit d’être accueillie à bras ouverts pour s’épanouir et y apporter ce qu’elle peut. C’est comme une synergie qui se crée. Si elle est bien, elle est capable d’apporter de la nouveauté qui nous fera grandir.»
Cette expérience d’accueil est palpable sur l’ile. D’emblée, parce que tout le monde se salue, y compris quand ils ne se connaissent pas. Mais aussi parce qu’on nous offre de l’aide assez spontanément. «Les gens ici sont prompts à aider», lance sœur Françoise.
Depuis l’école, il suffit de marcher quelques pas pour arriver à la porte de l’église et de son presbytère. Jeanne et Françoise, deux sœurs de la congrégation des servantes du Saint-Cœur de Marie, nous ouvrent avec leur grand sourire. À Anticosti depuis 15 ans, à la suite d’autres congrégations, elles conçoivent leur mission en termes de présence et d’accueil.
En l’absence du curé, qui ne vient que quelques fois par année, elles animent les célébrations dominicales et les funérailles, en plus d’offrir la catéchèse à ceux qui la désirent. Mais leur mission va beaucoup plus loin, explique sœur Jeanne: «On se fait présentes pour les gens qui veulent venir parler avec nous. Les gens viennent vraiment en amis.»
La cloche de l’école sonne. Adam, qui nous sait au presbytère, passe par là en se rendant sur la berge avec son groupe. Les sœurs sortent pour saluer les élèves et échanger quelques mots.
«Quand nous sommes arrivées, je n’ai pas eu de difficulté à m’adapter», raconte sœur Françoise. «Dans les dernières années, j’ai accompagné une famille. J’allais les aider pour faire à manger et le ménage.»
Les sœurs visitent régulièrement ceux qui ne peuvent plus se rendre à l’église. Sœur Françoise nous emmène d’ailleurs rencontrer la plus ancienne de l’ile, Ernestine Poulin, qui a fêté cette année ses 99 ans. Cette grande priante au visage joyeux demeure encore dans sa maison face au golfe du Saint-Laurent: «J’ai toujours eu la foi, quand même que je suis toute seule. Ils m’ont enlevé mon char, il était fini et moi aussi je finissais quasiment. Je ne suis pas fenie fenie, mais en tout cas, ça va finir par finir…», dit-elle en éclatant d’un rire perché qui nous charme.
Une présence rassurante
Même si, comme partout, la fréquentation de l’église est en baisse, la présence des sœurs semble apaiser les membres de la communauté, comme Doris: «C’est rassurant de savoir qu’il y a un serviteur de Dieu quelque part. Quelqu’un qui se sent mal peut aller cogner à leur porte. Tu sais qu’elles vont t’écouter sans te moraliser. Il y a un dispensaire, mais ce n’est pas la même chose.»
Cette «Anticostienne pure laine, née dans le lit de sa mère, sur le bord de la mer», est allée vivre plusieurs années à Sept-Îles avant de revenir il y a quatre ans. Elle accueille désormais les gens qui viennent crécher au Copaco, l’un des deux gites d’Anticosti, et s’occupe d’eux.
Eveline partage son point de vue sur les sœurs: «Au départ, quand on est arrivés ici, je ne travaillais pas. J’avais plus de difficulté à aller vers les autres. Je me sentais seule avec mes enfants. Je sentais que je pouvais toujours aller frapper et qu’elles allaient m’ouvrir. Ça me faisait du bien. Si je veux être avec des gens et ne pas me sentir jugée, je peux aller chez elles. Je les vois comme un pilier, une présence humaine qui apporte un réconfort.»
Les sœurs ont gardé leurs enfants et leur faisaient parfois la lecture.
Même si elle demeure critique par rapport au rôle de l’Église, Eveline reconnait que les religieuses sont différentes: «Elles t’ouvrent et c’est comme le soleil qui est là. Il y a une jeunesse dans ces femmes. Même s’il y a une fatigue, elles rayonnent.»
Partir ou bien rester ?
Le printemps prochain, Jeanne et Françoise quitteront le presbytère pour retourner avec leurs sœurs à Québec. À cause de la situation des congrégations, on sait fort bien qu’elles ne seront pas remplacées par d’autres religieuses, mais il semble y avoir une ouverture pour qu’un autre type de présence leur succède.
Ici, à Anticosti, ce sont des marginaux qui s’établissent, m’explique Eveline. «Ce sont des gens qui ne sont pas dans la norme. Ils essaient de faire les choses un peu différemment, ils ne collent pas dans le moule de la société.»
La veille de mon retour, tard le soir, j’interroge Eveline et Adam. Je leur demande si, en ce sens-là, les sœurs ne sont pas, elles aussi, un peu marginales.
«En fait, sur la planète, les sœurs sont marginales (rires). Ce sont des missionnaires! Il y a une certaine liberté à l’ile, et c’est ça que les gens aiment respirer. L’ouverture d’esprit me fait penser aux sœurs aussi, dans le fait de ne pas savoir qui va aller frapper chez elles. Ici, ce qui se passe tient à un fil. Tout est fragile. Dans un petit milieu, ça parait encore plus, parce que tu n’as pas beaucoup de gens qui peuvent absorber les aléas de la vie.»
Difficile de dire s’ils resteront encore longtemps sur l’ile. Du Nunavik au Bas-St-Laurent, puis du Bas-St-Laurent à Anticosti, Adam et Eveline sont toujours de passage. Peu importe, vivre sur l’ile, ce ne sera jamais comme vivre ailleurs.
«Tu as bien compris.»
Photos : Maxime Boisvert