Etty Hillesum
Illustration : Marie-Pier LaRose / Le Verbe.

Une fleur dans un camp de concentration

Un texte de Félix Lamontagne

Coincée par le régime nazi qui referme son étau sur les Juifs des Pays-Bas durant l’été 1942, alors que les camps d’extermination battent leur plein, Etty Hillesum, Juive de 28 ans, vit une transformation intérieure dont la profondeur sera exprimée dans ses écrits. Au beau milieu des plus graves atteintes à la dignité humaine, elle ose espérer contre toute espérance. On pressent chez elle une force morale renversante : malgré ces circonstances déplorables, elle rend grâce continuellement pour la beauté de la vie.

Je crois que la vie m’impose de hautes exigences et a de grands projets pour moi, à condition que je ne me ferme pas à ma voix intérieure. — Etty Hillesum, le 27 juillet 1942.

Dans les écrits de son journal personnel et dans les lettres rédigées lors de son internement au camp de travail de Westerbork, Etty témoigne de ses dispositions étonnantes à accueillir sereinement sa situation. Avec une bienveillance angélique, elle se met au service des plus désemparés, étant elle-même confrontée à toutes les injustices de cette époque tragique. 

Alors qu’elle se retrouve au beau milieu d’une des pires crises sociétales de l’histoire, Etty vit ces épreuves comme un chemin d’accession au divin, au point où le pape Benoît XVI dira d’elle : « Cette jeune fille fragile et insatisfaite, transfigurée par la foi, se transforme en une femme pleine d’amour et de paix intérieure ».

Le pire des maux

Disons que cette époque était bien plus difficile à vivre que la crise actuelle de la Covid, avec les fameuses restrictions sanitaires qui l’accompagnent. 

Aux Pays-Bas, on avait imposé aux Juifs un couvre-feu de 20 h à 6 h, on leur avait aussi interdit de prendre les transports en commun, d’acheter des biens en dehors des heures prescrites, de fréquenter les parcs et autres lieux publics. Ce peuple ostracisé était aussi, depuis la fin de 1941, progressivement transporté vers des camps de travail, à partir desquels le plus grand nombre a été transféré à Auschwitz pour y subir un sort fatal.

Au-delà de toutes les menaces de déportation et de violence qui planent sur elle, Etty identifie le pire de tous les maux qui menacent sa personne, celui de la haine. Elle s’en dissocie par une ferme résolution. 

On est constamment indigné face à certains faits, on cherche à comprendre, mais rien n’est pire que cette haine globale, indifférenciée. C’est une maladie de l’âme. La haine n’est pas dans ma nature. — Etty Hillesum

Créatrice et amoureuse en quête de but

Agitée, passionnée, rebelle, idéaliste comme beaucoup de jeunes adultes, Etty est une lectrice avide et une artiste dans l’âme. Elle se plonge sans relâche dans la poésie, la philosophie, l’étude de la langue russe, la psychologie, la musique. Bref, elle vit intensément, dans une ouverture et un émerveillement sans bornes face à la réalité.

Animée par cette fougue de la jeunesse, elle aspire à « devenir quelqu’un », une grande écrivaine, « faire de grandes choses ». Mais tout au fond d’elle-même, Etty ressent une agitation créatrice, un affolement qui la pousse à la recherche de « quelque chose » sans savoir quoi exactement. Dans ce contexte de persécutions nazies, elle se met à la recherche d’elle-même.

J’ignore comment réaliser mon désir d’écrire. […] J’attends encore le moment où tout sortira et trouvera sa forme naturellement. Mais pour cela, il faut que je trouve moi-même cette forme, ma forme propre.

Une rencontre avec Julius Spier, un psychochirologue bien connu, vient alors bouleverser la conception qu’elle a d’elle-même et préciser son rapport avec cette vie si menacée qui est la sienne. Elle est prise par l’intuition profonde que c’est seulement en s’« expliquant avec elle-même » que ses relations prendront leur sens. 

Si je parviens à tirer au clair nos relations, j’aurai tiré au clair, du même coup, ma relation à tous les autres hommes et même à toute l’humanité […]. [Je] me rapprocherai peut-être enfin de moi-même.

Cette expérience de liaison amoureuse passionnée fait ressortir les exigences absolues d’amour et de vérité qui l’habitent. Etty s’ouvre ainsi à ce mystère qu’elle découvre à l’intérieur d’elle-même.  

Je voudrais qu’il me dise : « Chérie, tu es la seule et je t’aimerai éternellement » […] « tu es l’éternelle et l’unique » […] « je t’aime pour l’éternité ».

Il doit m’aimer éternellement, moi seule et unique. Et pourtant, cette « éternité », cette « unicité » sont une sorte d’idée fixe.

Lui sont également révélées ses propres incohérences et ses insuffisances relationnelles, qui s’opposent à l’aspiration profonde de son âme à cet amour unique et éternel.

Je me sens pourrie du dedans, j’ai une boule qui m’étouffe, et même physiquement je me sens affreusement mal. Mais ne t’y trompe pas, ma fille : ce n’est pas ton corps, c’est ta petite âme malmenée qui fait des siennes.

Il me manque encore un leitmotiv. Un fleuve souterrain unique et fixe ; la source intérieure où je m’abreuve s’envase perpétuellement.

Se tourner vers l’intérieur

Cet homme, qui est à la fois son amoureux et son guide spirituel, lui apprend l’importance de se « tourner vers l’intérieur », d’être « à l’écoute de soi-même » et « fidèle à soi-même ». Elle acquiert la conviction qu’il est nécessaire de marcher sur un chemin de recherche existentielle, dans un accueil absolu et sans borne de ce que lui propose la vie.

Je veux seulement tenter de devenir celle qui est déjà en moi, mais cherche encore son plein épanouissement. […] [C’est] dans le monde et parmi les hommes que j’aurai à me trouver.

L’amour qu’elle éprouve pour cet homme sera comme un tremplin vers une acceptation, une ouverture totale à tout ce que le destin l’amènera à vivre plus tard dans les camps de travail surpeuplés aux conditions exécrables.

Et pourtant je devrai me détacher de lui aussi. Je veux dire : mon amour pour lui doit être un réservoir de force et d’amour à donner à tous ceux qui en ont besoin […] on doit renoncer à tout désir personnel et s’abandonner. Pour moi, cet abandon n’équivaut pas à la résignation, à une mort lente, il consiste à continuer à apporter tout le soutien que je pourrai là où il plaira à Dieu de me placer.

« La vie est belle »

Le camp de travail de Westerbork où Etty est internée constitue pour elle un milieu de floraison spirituelle ; elle se donne corps et âme au service de tous ceux qu’elle rencontre pour « être un baume versé sur tant de plaies ».

J’irai recueillir là-bas toutes les larmes […]. Et je crois en Dieu. Et je veux me planter au beau milieu de ce que les gens appellent des « atrocités » et dire et répéter : « La vie est belle. »

Les écrits d’Etty sont une perle. Ils témoignent d’une espérance immuable qui transcende toutes les pires misères du monde. Ce chemin raconté dans Une vie bouleversée déploie éloquemment ce que signifie la liberté intérieure. Notamment, après plusieurs mois d’internement dans le camp de Westerbork, Etty s’exprime sur son état intérieur qui nous semble invraisemblable, mais qui est pourtant sincère. 

Les champs de l’âme et de l’esprit sont si vastes, si infinis, que ce petit tas d’inconfort et de souffrance physique n’a plus guère d’importance ; je n’ai pas l’impression d’avoir été privée de ma liberté et, au fond, personne ne peut me faire de mal.

Pleine de confiance, Etty écrira une dernière lettre à bord du train de marchandises qui les acheminera, elle et sa famille, à Auschwitz, où elle terminera son pèlerinage terrestre le 30 novembre 1943.

« Le Seigneur est ma chambre haute » […]. Nous avons quitté ce camp en chantant, père et mère très calmes et courageux.


Hillesum, E. (1995). Une vie bouleversée suivi de Lettres de Westerbork. Éditions du Seuil.

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