sucre
Photo : Marie Laliberté/Le Verbe

De la sève dans les veines

«Ma grand-mère était institutrice, pis ma mère aussi. J’ai un peu ça dans le sang aussi, ça fait que je ramasse toutes sortes de cochonneries», m’explique Gaby en riant lorsque je lui demande comment un acériculteur a pu avoir cette drôle d’idée d’ouvrir un musée à Saint-Théophile, en Beauce. Ce qu’il appelle affectueusement ses «cochonneries» – vilebrequins, chalumeaux, raquettes et autres artéfacts acéricoles –, il me les présente comme des reliques, en ramenant à la vie les trésors d’histoire qu’elles renferment.

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L’œil espiègle, Gaby remonte le fil de son histoire jusqu’à sa conception: «Quand j’ai été fabriqué, mon père construisait une cabane à sucre; on l’a encore, la vieille cabane en haut. Moi, j’ai été conçu dans ça, puis je pense que c’est pour ça qu’aujourd’hui je suis un peu plus… pogné dans ça, là, plus en amour, je dirais, avec le temps des sucres.» Sa voix se gonfle d’émotion. Il poursuit:

«Parce qu’un érable qui donne de l’eau puis ça fait un sucre, c’est incroyable, c’est un vrai miracle. On taponne le sucre n’importe comment: on le fait devenir dur, y redevient mou, on le met en sirop… on peut faire tellement de choses, ce n’est pas croyable.»

De toute évidence, quarante-six années de métier passées dans son froc à carreaux n’amoindrissent pas d’une once l’émerveillement de Gaby devant la générosité de la nature.

Il a quatorze ans lorsque son père leur donne, à lui et son frère, tout le nécessaire pour devenir des vrais de vrais. «Une sleigh, une tonne, des raquettes, des seaux, puis là on était partis entailler avec un vilebrequin. On avait mille érables les premières années.» À cette époque, c’est du travail effectué entièrement «à bras». S’ajouteront, au fil du temps, les nuits blanches à faire bouillir l’eau d’érable, le travail à la ferme, la vie de famille avec six enfants et tous les sacrifices que cela implique:

«Des fois, quand tu reviens de treize heures, seize heures de travail intense, t’as pas toujours le sourire, la bonne humeur. Si t’es passionné, eh bien, faut que tu trouves des solutions aux problèmes. Y a beaucoup de problèmes avec six, là. Y a six problèmes, mais y a six solutions aussi.»

Le Christ gravé dans les pains de sucre

On gravit les marches de bois rêches qui mènent à la mezzanine, bondée d’outils et de matériaux d’une époque révolue. Si ces objets semblent quelconques à première vue, Gaby les fait exister dans toute leur singularité:

«Ici. Tu sais c’est quoi? me lance-t-il.

— Ça a l’air de filtrer?

«Ça filtre. Autrefois, ils faisaient de la bagosse. C’est un genre d’alcool. Ils mettaient toutes sortes de produits: des pommes, toutes sortes de fruits, puis ils mettaient ça sur le poêle à bois. Puis là, les p’tits vieux comme moé, y montaient à cabane à sucre, y amenaient ça, puis ils se mettaient ben chauds. Y étaient pus capables de faire bouillir, ils dormaient sur les cordes de bois, puis c’étaient les madames qui devaient finir l’ouvrage. Y avaient pas le choix…»

Au fond de la mezzanine, on pénètre dans une pièce qu’éclaire la lumière froide d’un après-midi de janvier. Une caverne d’Ali Baba où l’on retrouve des trésors comme des jougs d’homme, qui facilitent le transport des seaux, et des moules à pains de sucre en formes de cœurs… ou d’ostensoirs. Un bric-à-brac qui témoigne d’efforts et d’amours presque insensés pour l’œil de notre temps.

«Ici, on a la bénédiction des érables.» Gaby désigne une toile représentant une liturgie aux couleurs canadiennes: une procession de fidèles suit le prêtre et la croix au milieu de l’érablière enneigée. Une tradition que chérissaient nos ancêtres et que Gaby remet à l’ordre du jour. «Vois-tu, je l’ai eue l’année passée», dit-il en indiquant la photo au mur.

C’est qu’à La cabane à mononc’ Gaby, Jésus n’est pas une image pieuse, exposée comme un vestige du passé entre les vieilles raquettes et le chalumeau centenaire. Gravé dans les pains de sucre, il donne son sens à toute l’entreprise: «Moi, j’ai toujours un p’tit côté catholique; quand je parle, je ramène à ma source, parce que moi, je le suis, catholique, comprends-tu? Pis moi, si je vis, c’est parce qu’il me donne la vie, c’est lui qui me permet de vivre, là.»

Parier sur la passion

Choisir de conserver, de montrer et de raconter ce que l’on juge être d’une grande valeur, c’est courir le risque d’une blessure: ne pas susciter chez l’autre le même amour. Parfois même chez ses propres enfants. Gaby me raconte que, pour sa progéniture, «c’est toutes des cochonneries». Mais cette fois, le mot est pesé, sans tendresse. Alors, à quoi bon?

«Les jeunes étaient venus souper, pis un soir, on disait le chapelet. On priait, puis là, Gaby y dit: “Moi j’voudrais arrêter d’boire, puis j’sais pas comment faire.” Puis là y avait Zach, un jeune missionnaire, qui dit: “C’est parce que tu pries mal, tu ne sais pas prier.”»

«Bien, y a quelqu’un qui est venu cet automne, m’a te le dire, là. On l’a monté dans nos bras, parce qu’il s’était fait écraser par un tracteur, puis y a vécu la visite du musée en chaise roulante. Ce monsieur-là était tellement heureux, c’était inimaginable. Puis pour moi, rien que les moments qu’on peut avoir échangés, vécus, ça m’a valu plus que cent-mille, plus qu’un million. Le monsieur, il sait c’est quoi, travailler dur; il sait c’est quoi, pas dormir, s’investir, pis peut-être bien que ça va donner zéro. Mais y est passionné quand même, y a pas lâché. Jésus, c’est un peu ça sur la croix, là, hein! Y était passionné de tous nous sauver.»

«Moi, c’est un peu la même chose. Dans ma passion à moi, je me donne pareil.»

Gaby prend dans ses mains un morceau de bois d’érable, maintes fois entaillé. Aux endroits où logent les trous, on remarque une sorte de remplissage, comme si la nature avait pansé ses plaies:

«Comme de raison, dans la création, ce n’est pas moi le boss, c’est le bon Dieu qui est le boss. Quand on entaille un arbre, regarde comment ça peut briser. Ce que je veux démontrer là, c’est que ça se rebouche tranquillement. La nature, là, elle rebouche toutes ses cicatrices. La nature est très, très, très forte.»

Guéri dans les plaies

Pour déjouer le froid qui prend d’assaut nos orteils, Gaby nous invite à nous réchauffer à la maison, près du poêle à bois. On y retrouve son épouse, Anny, qui tricote en se berçant. Je demande à Gaby si, dans son histoire avec le bon Dieu, il a vécu un moment particulier qui a solidifié sa foi. Gaby lance un regard vers sa femme: «R’garde-moi pas!» dit-elle en s’esclaffant. C’est pourtant elle qui ramène le sujet, un peu plus tard dans notre échange. Elle nous raconte que son mari a arrêté de boire à la suite d’une rencontre avec de jeunes missionnaires qu’ils hébergeaient il y a quelques années:

«Les jeunes étaient venus souper, pis un soir, on disait le chapelet. On priait, puis là, Gaby y dit: “Moi, j’voudrais arrêter d’boire, puis j’sais pas comment faire.” Puis là y avait Zach, un jeune missionnaire, qui dit: “C’est parce que tu pries mal, tu ne sais pas prier.”»

Gaby reprend: «Il m’avait insulté bien net: “Tu sais pas prier!” Moi qui prie ça fait vingt ans pour arrêter de boire! J’vas à confesse! Y a rien j’fais pas! Y dit: “Faut que tu pries dans les plaies du Christ, dans le sang qu’il a versé pour toi.” Pas pareil, là! Puis y m’dit: “Tu vas t’arrêter de boire instantané.” Eille…»

Et puis?

«J’ai demandé [à Jésus]. Instantané, comme y a dit, ça s’est résolu drette de même. Fini! J’ai jamais repris. C’est incroyable, ma fille. “Mais veux-tu vraiment?” C’est la question qui nous revient d’en haut lorsqu’on demande et qu’on implore. “C’est-tu vraiment ça que tu veux, Gaby? Un musée?” Oui! C’est ça j’veux! Bien je l’ai. “C’est quoi tu veux? Arrêter de boire? C’est-tu vraiment ça?”» Il frappe dans ses mains.

«Libéré. C’est comme ça, ma fille.»

Faire gouter

Gaby n’est pas près de s’assoir sur ses lauriers. «Moi, j’pas capable de rester assis là, pis de me dire que j’ai soixante-deux ans, que je peux m’assoir puis gouter à la vie. J’y goute à la vie, là!»

Il projette d’agrandir suffisamment ses locaux pour en transformer une partie en cabane d’antan, où il fera bouillir et «vivre les moments de boucane» à l’année. L’idée est de permettre aux jeunes générations de communier au savoir-faire et à l’esprit de ceux qui les ont précédées.

«Je pourrais faire gouter. Par exemple, si tu venais avec ton fils, tu pourrais entailler les érables comme autrefois. Ça fait que je vais installer un érable dans la cabane à sucre. Il va pouvoir cogner, il va pouvoir mettre le chalumeau.»

«Puis là – je rêve! Mais c’pas grave, ça coute rien, c’est pas taxé! –, j’aimerais que l’érable coule. Fait que là, j’essaie de penser…». Gaby nous explique le mécanisme qu’il a en tête pour faire couler l’érable à l’année. «Verrais-tu que ça marcherait? Moi, je ne peux pas garder ça pour moi. Je veux le partager.»

Alors que je souligne sa créativité, Gaby me répond d’une traite:

«C’est toujours Jésus. C’est de lui que ça vient.»

Photos : Marie Laliberté/Le Verbe

Anne-Marie Rodrigue

Embauchée à titre de journaliste, Anne-Marie Rodrigue s’émerveille aisément. Diplômée en philosophie, elle est animée par un désir de créer des ponts entre les grandes questions issues de la culture philosophique et la vie bien incarnée de tous les jours.