scroll

Scroll

Ce mot, scroll, je l’ai découvert quand j’avais neuf ans. Je jouais à Donjons et Dragons. Les règles n’existaient pas encore en français. Nous devions donc les suivre dans la langue de Tolkien. Mon elfe magicien, chaotique bon, rêvait de scrolls: des rouleaux magiques recélant de puissants sortilèges. Je négligeais alors les devoirs de l’école, j’avais trop à faire avec les orques et les nécromanciens.

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Déjà la fuite dans l’imaginaire, me direz-vous. Mais l’homme est-il au monde à la manière des autres animaux, sans avoir à faire de longs détours par son intelligence et son imagination? D’ailleurs, cet imaginaire était actif. Aucune image ne se trouvait sur la table, hormis quelques figurines de plomb que nous regardions à peine. Tout se peignait dans nos esprits à travers les paroles échangées, celles du maitre du jeu – le grand frère d’un camarade, Emmanuel Gorlier – et celles des joueurs. Nous vivions dans l’oralité légendaire. Nous réinventions les veillées des vieux conteurs, avec des fiches et des dés – pas seulement à six, mais à huit, dix, douze, vingt faces, sans compter ce petit tétraèdre pour les dégâts causés par une dague…

Plus tard, j’ai considéré les rouleaux de la Torah. Il n’est pas indifférent que les Écritures se présentent sous forme de rouleaux ou de codex. Un codex vous permet d’ouvrir le livre à n’importe quel endroit, d’un seul coup. Un rouleau vous oblige à dérouler tout ce qui précède. Dans le premier cas, on pioche un extrait. Dans le second, on aboutit à une séquence. L’histoire apparait comme un déroulement et non comme une série de feuillets cousus. Relation sans reliure, endurance du temps long.

Que veut dire to scroll aujourd’hui? Le contraire. Il faudrait établir un vocabulaire de l’informatique sous l’angle de ses usurpations: windows pour désigner un écran, office pour un logiciel, icon pour un bouton… Quant à to save, ce qu’accomplit le Verbe crucifié, ce n’est qu’un enregistrement numérique dans quelque cloud qui n’est pas dans le ciel. Le sens majeur de swipe est «frapper à toute volée». Allez-y. Vous briserez heureusement la glace.

Je me trouve donc en face du verbe scroller. Il est entré dans les dictionnaires Robert et Larousse en 2020, avec «écocide» et «cyberdjihadisme». Il signifie «faire défiler un contenu sur un écran informatique». L’action se fait principalement avec le pouce de la main qui tient le téléphone intelligent, tandis que l’autre main reste libre, pour saisir des cacahouètes. On scrolle notamment sur TikTok et sur Instagram. Le «contenu», dans ce dernier cas, se nomme un reel (que le francophone prononce «réel»). C’est généralement une vidéo de moins d’une minute. La durée recommandée est de 7 à 15 secondes. Impossible de faire mieux pour morceler l’attention et détruire tout sens du déroulement. Mais vous savez tout cela, et j’ai l’air de parler comme un vieux.

Je le confesse, j’en demande pardon aux véganes: je rêve de vrais rouleaux en parchemin. Pour faire un parchemin, il fallait six à douze semaines, selon les peaux traitées. Cela présupposait d’égorger et d’écorcher une bête – mouton, chèvre, veau ou agneau. Le vélin exigeait un veau mort-né. C’était ce qui se faisait de mieux. Il est bon d’en être un peu horrifié. Sur un tel scroll, on ne peut écrire que des choses qui méritent de durer, où l’encre a le prix du sang.

Fabrice Hadjadj

Fabrice Hadjadj est philosophe et dramaturge. Il dirige l'Institut Philanthropos, à Fribourg, en Suisse.