sœur Hildegarde
Illustration : Caroline Dostie

L’improbable destin de sœur Hildegarde

Texte écrit par Paul Cadrin

Georgette Tremblay a mis fin à une carrière d’organiste de renom pour devenir moniale bénédictine. C’est au monastère des Deux-Montagnes, devenu Abbaye en 1946, qu’elle poursuivra un cheminement spirituel qui connaitra son couronnement céleste le 27 mars 1983. L’Abbaye conserve d’elle une notice biographique détaillée (généreusement fournie par sœur Bernadette-Marie, o.s.b.). Laquelle notice, qui s’ajoute aux informations recueillies dans les journaux, nous permet d’esquisser le portrait d’une femme remarquable, à la fois mystique et artiste.

Le 21 juin 1935, Georgette Tremblay se voit décerner le Prix d’Europe par l’Académie de musique de Québec. Première femme à recevoir cette prestigieuse bourse à titre d’organiste, elle est aussi, le 11 janvier 1938, la première interprète québécoise à se faire entendre à l’église Notre-Dame de Montréal, dans le cadre de la Société Casavant, un organisme montréalais de concerts d’orgue. À l’époque, cette brillante virtuose attire l’attention des journaux, qui ne manquent jamais de suivre ses prestations, de Gaspé à Ottawa. Mais, à une exception près, elle disparait des médias à compter du mois de juin 1938. Comment expliquer cette disparition? Une jeune vedette qui, comme elle, a déjà acquis une certaine célébrité peut-elle partir à l’étranger ou décéder, sans que les journaux s’en préoccupent?

Le Prix d’Europe est une bourse offerte annuellement, depuis 1911, par l’Académie de musique du Québec. Ce concours est ouvert à tous les instruments, au chant et à la composition. Il permet aux interprètes de poursuivre leur formation dans les grandes institutions européennes pendant deux ans. Avant Georgette Tremblay, huit femmes s’étaient vu décerner le Prix, mais aucune en orgue.

La réponse à ces questions se trouve dans un bref communiqué qui parait un an plus tard, dans le quotidien Le Canada du 21 octobre 1939: «Le 14 octobre, au monastère Sainte-Marie des Deux-Montagnes, Monseigneur Emmanuel Deschamps […] a donné l’habit de l’Ordre bénédictin à Mlle Georgette (sœur Hildegarde) Tremblay, le jeune Prix d’Europe dont les concerts d’orgue de l’année dernière n’ont point passé inaperçus.»

Ses premières années, sa formation

Née le 1er juillet 1911, Georgette Tremblay est la septième et avant-dernière enfant d’Ulysse Tremblay et d’Éva Roy. Cette modeste famille de Beloeil, solidement enracinée dans la foi chrétienne, a vu grandir en son sein non seulement une future moniale bénédictine, mais également un prêtre, Henri, qui a laissé le souvenir d’un généreux pasteur. La notice biographique de Georgette trace ainsi le portrait de sa mère: «Madame Tremblay connait par cœur les textes de saint Paul imprimés dans les missels de l’époque, et nourrit une dévotion spéciale envers le Saint-Esprit. Durant sa dernière maladie, avertie de la fin imminente, elle réunit toutes ses forces pour se glisser hors du lit et mourir à genoux.»

La vie de la famille tourne sans cesse autour de la prière, des lectures spirituelles et de la musique. Georgette ne se souvient pas avoir «commencé» à apprendre le piano, elle croit l’avoir toujours su. Dès l’âge de 11 ans, elle accompagne avec assurance la messe et les vêpres à l’orgue de la paroisse.

Au cours de ses études, au Conservatoire national d’abord, puis à l’Académie de musique, Georgette Tremblay récolte les prix non seulement en orgue, mais aussi en harmonie et en composition. Le Prix d’Europe lui permet de poursuivre sa formation à Paris pendant deux ans. Elle étudie alors auprès de Louis Vierne, organiste titulaire de Notre-Dame de Paris pendant 37 ans. Georgette parle avec la plus grande admiration et la plus touchante affection de ce maitre, un des plus éminents de l’histoire de l’orgue en France: «Il portait […] une attention infinie à ses élèves et, pour eux, se dépensait sans compter. Il s’efforçait avant tout de connaitre leur culture, de comprendre leur tempérament, puis il adaptait son enseignement à ses observations» (Louis Pelland, «Interview avec Mlle Georgette Tremblay», Le Jour, le 9 octobre 1937, 3).

À quelques semaines de son retour au Québec, Georgette vit une expérience bouleversante, qui s’avèrera déterminante. Dans l’après-midi du 2 juin 1937, elle reçoit une leçon de Vierne puis, le soir, assiste au récital qu’il donne à Notre-Dame. Au cours de cette prestation, l’organiste meurt en s’effondrant sur les claviers. «Cet après-midi-là, dit-elle, on eut dit qu’il pressentait sa mort, tant il mit de soin à me donner de précieux conseils.»

À sa mort, Vierne laisse en héritage à Georgette à la fois les bases d’une brillante carrière de concertiste et une soif d’absolu qui se traduira, un an plus tard, par une vocation monastique. Avant de rentrer au pays, elle effectue une courte tournée en Bretagne à la demande d’une Québécoise établie à Saint-Brieuc. La presse locale en parle dans les termes les plus élogieux.

Début de carrière

De retour au Québec, à la fin d’aout 1937, Georgette se consacre à la présentation de récitals. Elle considère alors sa formation comme insuffisante pour la carrière qu’elle envisage. Dans l’entrevue déjà citée, elle trace un plan de formation bien arrêté: «Pour l’avenir, Mlle Tremblay nous dit qu’elle entend faire une carrière de concertante et qu’elle ne veut pas accepter de situation qui l’arracherait à ses études. (…) Son désir le plus grand serait de pouvoir étudier la composition et l’improvisation sous la direction de M. Marcel Dupré. ‘‘Deux ans sont insuffisants, nous dit-elle. Pour être une artiste complète, il me faudrait y retourner deux ou trois autres années.’’»

Dès le mois d’octobre, elle inaugure un orgue à Gaspé. En novembre, elle donne deux récitals dans la même journée, l’un à Ottawa et l’autre à Hull. En janvier 1938 a lieu sa prestation à la Société Casavant, dont nous avons déjà parlé. En mars, elle joue à Saint-Mathieu de Beloeil, sa paroisse natale. Le 2 juin 1938, à l’occasion de l’anniversaire du décès de Louis Vierne, elle présente, à l’Institut Nazareth de Montréal, un récital entièrement consacré aux œuvres de son mentor. Ce sera sa dernière prestation publique.

La notice biographique de Georgette révèle le caractère déterminant qu’avait été pour elle la disparition subite de son maitre: «La transcendance de Dieu et le caractère fugace de la vie humaine s’imposent à elle, la confirmant dans son dessein de consacrer sa vie au Seigneur.»

Elle poursuit alors les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, guidée par le jésuite Lucien Teasdale. C’est sans doute dans le cadre de cette démarche qu’elle décide de répondre à l’appel du Seigneur en sollicitant, en octobre, l’admission au monastère Sainte-Marie des Deux-Montagnes, fondé deux ans auparavant.

La vie monastique: deux faisceaux entrelacés

Georgette Tremblay revêt donc l’habit bénédictin le 14 octobre 1939. Elle est alors placée sous la protection de Hildegarde de Bingen.

Hildegarde de Bingen (1098-1179). Dès 1181, cette bénédictine rhénane a été considérée comme sainte par ses biographes. Mais ce n’est que le 7 octobre 2012 qu’elle a été officiellement canonisée par le pape Benoît XVI, qui la proclame alors docteure de l’Église. Mystique aux multiples talents, elle a laissé un important héritage tant sur le plan de la spiritualité que sur celui de la musique.

Dès les débuts, des problèmes de santé viennent troubler la participation de sœur Hildegarde à la vie commune. Percevant en elle une authentique vocation contemplative, Mère Gertrude Adam, fondatrice et prieure du monastère, obtient l’autorisation épiscopale de l’admettre à la profession solennelle, le 15 octobre 1943. Ces années de vie religieuse de sœur Hildegarde tissent deux faisceaux étroitement entrelacés, le service à la communauté par la musique, d’une part, et le cheminement spirituel, d’autre part.

Au service de la musique

Très tôt, avant même sa profession perpétuelle, sœur Hildegarde est nommée maitresse de chœur. Le chant grégorien est au cœur de la vie liturgique du monastère, un art pour lequel Georgette ne dispose pas de formation particulière. Nourrie de son amour de l’Office divin et armée de la rigoureuse discipline acquise auprès de Louis Vierne, elle est bientôt en mesure d’y guider ses consœurs. Elle bénéficie des conseils de l’éminent grégorianiste Dom Georges Mercure, o.s.b., de Saint-Benoît-du-Lac. Le chant devient ainsi le cœur de son engagement au sein de la communauté. Sa contribution ne se limite cependant pas au culte. À l’occasion d’anniversaires importants, elle compose des oratorios de circonstance interprétés par l’ensemble des religieuses.

L’orgue n’en est pas négligé pour autant, mais la pratique de cet instrument se fait dans les conditions les plus mortifiantes qui soient. Au cours des premières années, c’est sur un antique harmonium à la mécanique bringuebalante qu’elle accompagne le chœur et qu’elle soutient la prière par de modestes interludes. Rien à voir avec les instruments et le répertoire pour lesquels elle avait été formée! En juillet 1956, l’Abbaye de Saint-Benoît-du-Lac fait don à Sainte-Marie d’un véritable petit orgue qui, bien que de taille réduite, représente un progrès considérable. Ce n’est qu’en 1976 que l’Abbaye pourra enfin doter son église d’un instrument adéquat.

L’Abbaye Sainte-Marie des Deux-Montagnes est un monastère féminin de l’ordre de Saint-Benoît, rattaché à la Congrégation de Solesmes. Fondée en 1936, à la demande de l’Archevêque de Montréal, par quatre moniales venues de l’Abbaye de Wisques, elle ne tardera pas à attirer bon nombre de recrues de chez nous. Le monastère poursuit toujours sa mission, qui allie le service de la liturgie, notamment par le chant grégorien, à la contemplation.

Au service de la contemplation

Mais sœur Hildegarde profite peu de ces améliorations. La détérioration de son état de santé l’empêche de plus en plus souvent de remplir sa charge d’organiste et réduit considérablement sa participation à la vie conventuelle. En juillet 1969, elle subit une attaque de paralysie cérébrale. Cet accident l’affecte particulièrement sur le plan de la parole et de la vision. Elle devient totalement dépendante du secours de ses consœurs qui, entre autres, lui font la lecture. Luttant contre ses handicaps, elle réussit à poursuivre des activités intellectuelles et artistiques. Ses intérêts vont de la vie de l’Église à la politique! Tout au long de ces années d’épreuve, elle impressionne vivement son entourage par sa sérénité et même par son humour. Assidue à la prière, elle participe à la vie liturgique par une fenestrelle donnant sur le sanctuaire de la chapelle et par un réseau de sonorisation interne.

La prière devient ainsi sa seule contribution à la mission de l’Abbaye. Sa générosité à accepter cette longue épreuve serait, d’un point de vue simplement humain, inexplicable. Dépendante de son entourage, sœur Hildegarde devient une authentique incarnation de ce pour quoi l’Abbaye existe: cheminer sur la voie de la sainteté avec le soutien de la communauté. Le 3 mars 1983, alors qu’elle tente péniblement d’achever une simple copie musicale, une thrombose la terrasse. Elle entre dans une agonie qui dure trois semaines. Le 27 mars, dimanche des Rameaux, le Seigneur l’accueille dans la Jérusalem céleste.

Une mystique de chez nous

À l’annonce de son décès, Dom Mercure écrit une lettre de condoléances, reproduite dans la notice biographique, dans laquelle il témoigne de son admiration pour elle: «Mère Hildegarde représentait pour moi une valeur peu commune: sensibilité raffinée par une formation musicale achevée, sentimentalité parfaitement équilibrée, jugement rendu pénétrant par une culture profonde et complète, intelligence supérieure et volonté puissante, l’une et l’autre surélevées par les dons de sagesse et de force … Quelle gloire pour Dieu d’avoir obtenu sans violence, mais par le seul souffle attirant de son Esprit, le Fiat prolongé et sans repentance d’une personnalité si accomplie.»

Ce trop bref portrait de Georgette Tremblay / sœur Hildegarde a pour but de faire connaitre une attachante mystique de chez nous. Son exemple illustre bien comment musique et vie spirituelle peuvent se nourrir mutuellement.

Illustrations : Caroline Dostie

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