Texte écrit par Julia Itzkovitz
Thérèse Hargot est essayiste, thérapeute conjugale et sexologue. Belge vivant à Paris depuis plus d’une décennie, elle intervient en milieu scolaire pour parler d’éducation affective, relationnelle et sexuelle. Dans son dernier livre, Tout le monde en regarde (ou presque), elle nous invite à réfléchir à l’épineux sujet de la pornographie.
Le Verbe : Qu’entendons-nous par « pornographie » ? Est-ce la même chose que l’érotisme ?
Thérèse Hargot : J’aime à dire que si la pornographie est le McDo du sexe, l’érotisme en est la gastronomie. Lorsque le fondateur de McDo a imaginé sa chaîne de restaurant, celui-ci ne s’est pas dit qu’il allait faire en sorte que tout le monde puisse bien manger, mais il s’est plutôt demandé quelle invention allait-il dénicher pour gagner un maximum d’argent. Distribuer des burgers à toute heure du jour ou de la nuit lui a paru une bonne réponse, en ne se souciant guère de notre santé. Bien évidemment, ce n’est pas tant le burger qui est mauvais en soi, mais le fastfood. Et, aujourd’hui, quand je parle de la pornographie, je dénonce ce « fastfood du sexe ».
La pornographie est une industrie qui fabrique des images mettant en scène des fantasmes sexuels, qui, à leur tour, provoquent instantanément l’excitation et la masturbation, et ce, dans l’unique but d’engranger les profits.
On ne regarde pas de la pornographie en prenant une tasse de thé ! En effet, à la différence de l’érotisme, qui est une production artistique visant à éveiller le désir sexuel, ce n’est pas une production cinématographique comme les autres puisqu’un acte sexuel accompagne le visionnage. La pornographie répond donc à la pulsion sexuelle, tandis que l’érotisme, lui, éveille le désir sexuel.
Dans l’érotisme, il peut y avoir des scènes très explicites, mais elles stimulent la créativité et l’imagination. Aujourd’hui, l’industrie pornographique est tellement importante qu’elle a phagocyté l’érotisme. Elle détruit la santé sexuelle, mentale, sociale et relationnelle de ceux qui en consomment.
Vous distinguez le besoin, la pulsion et le désir sexuels. Comment savoir dans quel registre nous sommes, et comment cela se manifeste-t-il ? Par exemple, certaines personnes consomment de la porno pour soulager une tension sexuelle : pourriez-vous nous expliquer ce phénomène ?
La pornographie se présente comme une réponse à la pulsion sexuelle, qui se ressent parfois comme une tension. Cette dernière invite à obtenir un certain soulagement grâce au plaisir sexuel, qui procure un effet de bienêtre. La pulsion sexuelle provient d’un état émotionnel désagréable constitué d’émotions telles que la colère, l’ennui ou la tristesse. Le plaisir sexuel, qui apporte un shoot de dopamine, peut être une manière d’évacuer ces émotions négatives en procurant une grande sensation de bienêtre. C’est un rapport compulsif au produit, comme la surconsommation ou le fait de se jeter sur le pot de Nutella parce qu’on s’est fait larguer.
La pulsion renseigne qu’il y a un état désagréable ou de malêtre, et ce n’est ni le sexe ni les achats compulsifs qui vont répondre à la cause de celui-ci. Par conséquent, cet état va revenir.
La régulation des pulsions s’apprend et elle renvoie au travail éducatif des parents. Par l’instauration de la temporalité ainsi que l’apprentissage de l’expression et de la gestion des émotions, les parents aident leurs enfants à réaliser qu’ils n’ont pas tout, tout de suite, dès qu’ils le veulent ! Le but, c’est que les enfants deviennent des adultes qui ne se comportent pas de façon impulsive, mais réfléchie.
Or, la pornographie maintient la personne au stade pulsionnel du développement psychoaffectif, et celle-ci reste immature. D’ailleurs, la société de consommation fonctionne de cette manière, sur la base de cette pulsion sexuelle, puisque l’acte d’achat ne doit pas être réfléchi, faute de quoi nous consommerions beaucoup moins.
Nous savons que les réseaux sociaux utilisent nos biais cognitifs pour nous manipuler. Par exemple, certains systèmes de notification tels que les mentions « like » de Facebook fonctionnent sur le principe de gratification immédiate, ce qui déclenche la production de dopamine. À ce titre, comment la pornographie rend-elle encore plus dépendant ?
En général, le consommateur ne paie pas pour accéder à toutes les plateformes telles que Facebook, Instagram ou TikTok. Cela dit, ce modèle d’affaires repose sur un phénomène de dépendance : la libération de dopamine maintient l’individu devant l’écran. Et ce temps de captivité est monnayé.
C’est la même chose avec la pornographie. Or, ce qui lui est spécifique, c’est que ce shoot de dopamine est particulièrement fort, car le plaisir sexuel est très puissant. D’ailleurs, des chercheurs ont démontré que, lorsque le plaisir est obtenu par ces images, les zones du cerveau sollicitées sont les mêmes que celles associées à la consommation de cocaïne ou d’héroïne !
Quel est le lien entre l’univers de la prostitution et celui de la pornographie ? Que savons-nous du consentement des « travailleurs du sexe » ?
Qui dit pornographie dit prostitution. Cela fait un peu grincer des dents lorsque j’en parle, car on a tendance à oublier cette réalité. Nous ne voulons pas voir que, derrière l’écran, ce sont des personnes réelles qui monnayent les rapports sexuels. C’est effectivement de la prostitution.
La pornographie renvoie à ce débat fondamental et complexe : « pour ou contre la prostitution ». Pouvons-nous faire ce que nous voulons de notre corps ? Le consentement ne suffit-il pas ? À première vue, il y a un débat éthique de fond qui semble irréconciliable entre les « pro » et les « contre ». En revanche, même ceux qui sont favorables à la légalisation de la pornographie font appel à la notion de consentement, et c’est la seule voie qui mène à un terrain d’entente entre les deux camps.
Cette notion est toutefois complexe, car ce n’est pas parce que nous faisons quelque chose que nous y consentons pleinement. En effet, il peut y avoir des pressions économiques, sociales, émotionnelles et psychologiques qui font que nous acceptons de faire une chose qui nous déplait. Le consentement a bon dos, car il permet parfois d’accepter l’inacceptable. Nous ne savons pas pourquoi ces personnes vendent leurs corps, nous ne connaissons pas leur histoire. Il y a toujours des « travailleurs du sexe » qui vont dire à quel point ils sont heureux de faire ce métier, et ces témoignages sont très médiatisés. Néanmoins, cela occulte la réalité de centaines de milliers d’autres personnes exploitées et violentées. Cela demeure une zone de non-droit avec du trafic d’êtres humains.
Qu’est-ce que le phénomène d’accoutumance, et comment en arrivons-nous à visionner des vidéos de plus en plus transgressives ?
Le cerveau est incapable de savoir si le plaisir ressenti est attribuable à un rapport sexuel ou au visionnement d’images de personnes qui en ont eu un. Ces images trompent le cerveau : pour lui, regarder, c’est faire. Et, comme il a fait, l’acte regardé n’est plus transgressif, mais réel, et il va rechercher des images de plus en plus transgressives pour ressentir l’excitation sexuelle. La personne va augmenter les doses, car, au bout d’un moment, ces images ne procurent plus d’excitation. Le cerveau est saturé d’images, et le mécanisme de la récompense n’opère plus. Bref, il en faut toujours plus.
C’est ainsi que nous voyons des personnes envahies de fantasmes sexuels qu’elles n’auraient jamais eus sans l’exposition à des images pornographiques. Cette industrie fabrique des illusions pour satisfaire un consommateur insatiable.
Quel est le positionnement des professionnels de la santé devant la pornographie ?
La majorité des professionnels de la santé, des psychologues et des conseillers conjugaux ne mesurent pas du tout l’ampleur du phénomène, car il est associé à la libération sexuelle. Il y a notamment un problème générationnel. En fait, la génération plus âgée, qui n’a pas grandi avec internet, n’a pas pris la mesure des conséquences de l’exposition aux écrans et à la pornographie. L’un des objectifs de mon livre est d’alerter les professionnels de la santé pour qu’ils comprennent ces enjeux et puissent mieux accompagner ceux qui les sollicitent.
Comment en parler à un enfant ?
En tant que parent, il faut avant tout se renseigner sur ce phénomène pour bien le comprendre. Il faut ensuite protéger son enfant en mettant des filtres sur les ordinateurs et les écrans pour en réguler la consommation. Enfin, il faut en parler pour que l’enfant comprenne l’objectif de cette industrie. Il n’y a pas de remède miracle pour effacer ces images, mais nous pouvons apprendre à les classer pour qu’elles ne reviennent plus envahir notre esprit.
Néanmoins, des solutions existent pour nous défaire de ces images et pour sortir de cette emprise. Nous pouvons choisir d’en sortir, car, comme toute dépendance, cela s’inscrit dans un malêtre initial. Dans la vie, quand nous nous sentons bien et que nous nous sentons aimés, nous n’avons pas un rapport compulsif aux choses. Ce qui est important, c’est de régler cet état émotionnel. C’est pour cela que l’exposition des mineurs à la pornographie est très grave, car un enfant ou un adolescent n’est généralement pas encore bien dans sa peau, il est fragile et vulnérable.
Thérèse Hargot est l’auteure d’Une jeunesse sexuellement libérée (ou presque), paru en 2016, d’Aime et ce que tu veux, fais-le !, en 2018, et de Qu’est-ce qui pourrait sauver l’amour ?, en 2020. Son dernier livre, Tout le monde en regarde (ou presque), paru aux éditions Albin Michel, est sorti le 3 janvier 2024.
Photo: Emma Rodrigues