Hubert Guindon
Illustration : Gabriel Bisson

Hubert Guindon, penseur hors cadre

Texte écrit par Stéphane Kelly

Il est passé dans l’usage dans le milieu universitaire d’évaluer la contribution intellectuelle d’un scientifique au nombre de ses publications et à la notoriété acquise. De ce point de vue, Hubert Guindon n’est pas considéré comme un sociologue important au Québec. Sur plus de quarante ans de carrière, il n’a publié qu’un seul livre, et environ 25 articles.

Or, si l’on évalue la qualité des travaux d’un auteur sur la lucidité de ses analyses au moment où elles ont été formulées comme sur leur pérennité, Hubert Guindon doit être considéré parmi les grands sociologues de la génération des révolutionnaires tranquilles, au côté de Marcel Rioux, de Fernand Dumont ou de Guy Rocher.

Le fait qu’il soit demeuré à distance de la sphère publique et qu’il ait mené une partie de sa carrière en marge de la communauté scientifique québécoise procure un détachement salutaire à son regard. Ses analyses ont bien vieilli, contrairement à celles d’intellectuels qui ont cédé au prophétisme lors des grands bouleversements sociaux qui ont suivi la «grande noirceur».

Dans les années 1960 et 1970, les réformistes québécois se sentent portés par le vent de l’histoire, qui apporte socialisme, sécularisation et indépendance nationale. Il faut presser les classes populaires, les vieux et les traditionalistes à s’affranchir de leurs vieilles habitudes et de leurs préjugés pour avancer vers un paradis radieux.

Un des mérites des analyses de Guindon, c’est d’avoir échappé au courant de pensée majoritaire de l’intelligentsia de cette époque. Quand vient le temps de comprendre pourquoi les jeunes Québécois sont ambivalents par rapport aux combats menés par leurs parents et leurs grands-parents, les écrits de ce sociologue sont d’une certaine utilité. «Cet univers béatifique dans l’imaginaire des élites de ma génération n’a plus de sens pour celle qui grandit. Son imaginaire à elle [la jeunesse] se contente d’espérer d’éviter le pire dont elle est quotidiennement témoin.»

En effet, les expressions «grande noirceur», «Révolution tranquille» et «lutte des classes» n’enflamment pas la jeunesse à qui j’enseigne, au Cégep de Saint-Jérôme.

L’héritage laissé par l’Église

Hubert Guindon nait en 1929 dans une petite communauté franco-ontarienne. Après des études en sociologie à l’Université de Montréal, il entame un doctorat à l’Université de Chicago. Avant même qu’il ne l’ait terminé, l’université montréalaise lui offre un poste de professeur. Il y enseignera jusqu’à la fin des années 1950, avant de migrer à l’Université Concordia.  Il dit souvent avec humour: «J’enseigne dans une université montréalaise, à l’extérieur du Québec…»

Son parcours intellectuel recoupe deux grandes périodes: de la Révolution tranquille au référendum de 1980, puis des années 1980 jusqu’à sa mort, en 2002. Durant la première période, il évolue surtout dans les cercles sociologiques canadiens-anglais. Il est alors le sociologue canadien-français qui explique le Québec au Canada anglais. Ses rares articles, rédigés à la suite de conférences, font mouche. Habile vulgarisateur, humoriste redoutable, il est ainsi invité dans les universités anglophones aux quatre coins du Canada, et parfois aux États-Unis.

Quand vient le temps de comprendre pourquoi les jeunes Québécois sont ambivalents par rapport aux combats menés par leurs parents et leurs grands-parents, les écrits de ce sociologue
sont d’une certaine utilité.

Dès ses premiers écrits, il propose une analyse nuancée de la contribution de l’Église à l’essor du Canada français. À cette époque, le procès fait à l’Église s’appuie sur deux accusations. D’une part, elle aurait retardé l’industrialisation du Canada français, alors que d’autre part, elle aurait encouragé l’exploitation des prolétaires canadiens-français par les capitalistes étrangers. Ces deux accusations sont pour Hubert Guindon injustes: d’abord parce que la constitution de 1867 donne les leviers économiques à l’État fédéral et à la bourgeoisie anglophone, privant le Canada français de moyens suffisants pour développer ses ressources; ensuite parce que, lorsque l’Église devient le chef de file des Canadiens français, après les rébellions de 1837-1838, ces derniers sont essentiellement des fermiers ruraux.

Au-delà des erreurs commises par l’Église, il faut selon lui souligner un héritage positif. D’abord, elle a contribué à façonner une identité collective chez les Canadiens français en valorisant un attachement à leur langue, à leur culture, à leurs traditions et à leur mémoire collective.

Ensuite, elle a contribué à l’occupation d’un vaste territoire en développant un réseau de paroisses. Elle a ainsi posé les jalons d’un ensemble architectural typique dans les villes et les villages: immeubles en pierres des champs, comprenant églises, presbytères, écoles, couvents, tous ces éléments constituant le foyer de la vie communautaire. Elle a fondé aussi un réseau de maisons charitables, d’hôpitaux, d’orphelinats, d’hospices pour les vieillards ou d’asiles pour les aliénés.

Enfin, sur le plan économique, l’Église a agi en dépit de ressources modestes. Elle a soutenu le développement du mouvement des caisses Desjardins et le coopératisme agricole. Elle a aussi investi le secteur du syndicalisme pour y contrer l’américanisation et encourager un sens de la solidarité fondé sur l’éthique catholique. Enfin, via les réseaux d’action catholique, elle a fourni un solide noyau de militants réformistes qui porteront les réformes des années 1960.

La Révolution tranquille: une explication originale

L’interprétation proposée de la Révolution tranquille par Hubert Guindon est originale et dérangeante, et, pour cette raison, elle reste aujourd’hui contestée.

Dans un article de 1960, le sociologue québécois souligne le rôle d’une classe moyenne salariée, œuvrant au sein de grandes bureaucraties privées et publiques. Après la Seconde Guerre mondiale, elle est antiduplessiste et favorable à l’émergence de l’État-providence canadien. Elle deviendra pourtant très nationaliste au tournant des années 1960, alors que la grande entreprise privée résiste, au Québec, à l’embauche de cadres et de professionnels francophones. Cette lecture, qui pointe vers des intérêts de classe au sein du mouvement indépendantiste, ne plait pas à l’intelligentsia émergente.

Aux yeux de Guindon, la Révolution tranquille est essentiellement bureaucratique: elle uniformise, professionnalise et centralise la gestion de la société. Tous n’en sortent pas gagnants. C’est le cas des classes populaires, plus méfiantes à l’égard du crédo réformiste. Sous Duplessis, elles avaient des interlocuteurs locaux – dans les villages, les petites villes, les paroisses – capables de dégager des ressources au moyen du favoritisme. Ce dernier ne scandalise pas les couches populaires peu scolarisées. Elles y trouvent leur compte, appréciant la proximité avec les notables locaux.

Le sociologue montre aussi que les bureaucrates modernisateurs, à Ottawa comme à Québec, entretiennent une foi naïve dans les solutions administratives. La politique de bilinguisme du gouvernement fédéral de Pierre Elliott Trudeau est, à cet égard, un exemple éloquent. D’un côté, elle ne règle pas la question nationale au Québec, alors que de l’autre, elle ne sauve pas les communautés francophones hors Québec de l’assimilation. Les problèmes politiques et sociaux se règlent rarement à coups de réformes administratives, mais plutôt en mobilisant des communautés locales, en exploitant le «capital social», pour reprendre l’expression de Robert Putnam dans Bowling Alone.

La critique de la bureaucratie de Guindon ne s’adresse pas seulement au gouvernement fédéral. Bien qu’il ait été d’accord avec l’adoption de la loi 101, le sociologue québécois doute que la défense du français soit effectivement assurée par une bureaucratie d’État. Ce sont des citoyens en éveil, écrit-il, et non des bureaucrates, qui doivent veiller étroitement au respect de la loi. À cause de leur nature même, qui est d’exceller dans les tâches routinières, les bureaucraties tendent à s’accommoder du statuquo. Il est parfois pire d’avoir une loi qui n’est pas appliquée que ne pas avoir de loi du tout.

Effets pervers de la rupture révolutionnaire

Au tournant des années 1980, Hubert Guindon commence à être invité dans les activités de la sociologie québécoise francophone. Plusieurs conviennent qu’il a mieux réussi que ses collègues à échapper au prophétisme. Ironiquement, au moment où ses collègues ont tendance à devenir moins militants, lui devient plus engagé. Il va notamment s’employer à décrire et à dénoncer les effets pervers liés à la rupture révolutionnaire commencée en 1960.

Le premier effet pervers concerne la sécularisation du Québec. Les réformistes cherchaient peut-être à laïciser les institutions, mais ils ne voulaient pas que la nation abandonne la pratique religieuse. Au fil des générations, l’Église a réussi à donner une cohésion au peuple canadien-français. En un sens, elle a servi de véhicule au mouvement national, ce qui lui manque encore à notre époque. «L’effondrement du rôle civique de l’Église dans la société est lourde de conséquence. La société québécoise est fragilisée du fait qu’elle n’a plus d’enceinte qui lui appartienne en propre, qui puisse constituer un espace public ne réunissant que les siens, où jadis les débats, les décisions, et les mobilisations collectives pouvaient se produire.»

Le deuxième effet pervers a trait à l’effondrement du Canada français. Une double révolution tranquille a traversé le Canada: une a touché le Québec, l’autre, les autres provinces. Le Canada français, comme entité nationale, a éclaté en plusieurs morceaux. Dans le reste du Canada, la Révolution tranquille a affaibli et presque fait disparaitre les institutions qui assuraient la vitalité culturelle des Canadiens français. Au Québec, l’entreprise modernisatrice a assujetti plus fermement nos institutions aux règles du jeu canadiennes, lesquelles réduisent notre autonomie politique.

Le troisième effet pervers touche à l’essoufflement du mouvement national. Comme les autres mouvements sociaux, le mouvement national s’est institutionnalisé. Il est moins question d’unir et de mobiliser ses membres que de le rendre respectable aux yeux des médias, et de protéger la carrière de ses dirigeants. Les couches populaires ne voient plus vraiment de différence entre eux et ceux qui dirigent les autres grandes institutions de la société. En cédant au marketing politique, le mouvement national a démotivé une partie de sa base militante.

Réconciliation avec l’Église

L’un des signes de l’influence d’Hubert Guindon sur la vie intellectuelle québécoise est la popularisation de l’œuvre de Hannah Arendt dans nos universités et nos collèges. À partir des années 1970, déjà, le sociologue trouve son inspiration chez elle. Elle avait même accepté, en 1975, de venir faire un séjour à Montréal, à l’invitation du sociologue. Elle mourut, hélas! avant de pouvoir faire le voyage.

«[Les révolutionnaires tranquilles] ont à rendre compte non seulement de ce qu’ils ont instauré consciemment et intentionnellement, mais également des conséquences inattendues qui ont accompagné les mutations qu’ils ont mises en branle.»
– Hubert Guindon

Le découpage du parcours intellectuel d’Hubert Guindon proposé plus haut est de même utile pour comprendre son cheminement spirituel. Dès la fin des années 1940, il perd la foi, mais la retrouve durant les années 1980. La fréquentation des écrits de Hannah Arendt a d’ailleurs joué un rôle dans sa réconciliation avec l’Église. Dans son grand livre L’antisémitisme, elle montre que les Juifs, en se sécularisant et en s’assimilant à la culture chrétienne européenne, étaient devenus une proie facile pour leurs futurs bourreaux. En tournant le dos à l’Église, les Canadiens français aussi perdaient un pilier fort de leur identité, utile pour maintenir une cohésion communautaire et une unité politique.

La place de la foi gagne en importance dans les dernières années de sa vie. Lors de nos rencontres, chez lui à Saint-Henri, pour discuter de ma thèse de doctorat, il émaille ses propos de remarques sur le phénomène religieux. Il rappelle l’importance de l’Église baptiste pour les Afro-Américains dans leur combat pour l’égalité civique. De même, il souligne le rôle positif de l’Église en Pologne dans le combat contre l’oppression soviétique. Dans ses temps libres, il fabrique du pain pour une communauté de moniales dans les Basses-Laurentides.

La pensée de Guindon est maintenant enseignée et lue dans les collèges et les universités, au côté de celles de Dumont, Rioux, Rocher et Freitag. Son parcours spirituel autant que scientifique est inspirant pour comprendre notre aventure collective. Et c’est au tour de la jeune génération de méditer ses réflexions, et pour évaluer l’héritage de ses prédécesseurs: «[Les révolutionnaires tranquilles] ont à rendre compte non seulement de ce qu’ils ont instauré consciemment et intentionnellement, mais également des conséquences inattendues qui ont accompagné les mutations qu’ils ont mises en branle. Car l’histoire d’une société ne peut se résumer aux intentions de ceux qui l’ont gérée durant une époque: elle doit inclure ce qui s’est produit en marge de leurs intentions. Il appartient aux générations suivantes d’en faire l’analyse et d’en fournir une explication crédible».

Illustration : Gabriel Bisson

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