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Votre colère est un don

Au tournant du siècle, ma conscience sociale d’ado est informée par les luttes et le son de Rage Against the Machine, groupe de rap métal aux revendications anticapitalistes et antiimpérialistes assumées.

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À cette époque lointaine, non seulement j’avais des cheveux, mais ils étaient longs comme les cordes de ma guitare électrique et insoumis comme mon vieil amplificateur dont la distorsion fonctionnait une fois sur deux.

Aujourd’hui, le morceau Freedom irrigue ma rédaction. Entre deux riffs de guitare bien pesants de Tom Morello, un silence soudain permet au chanteur Zack de la Rocha de chuchoter, très près du micro: «Your anger is a gift.»

Les raisons de la colère

Vingt ans plus tard, le papa chauve que je suis devenu (oui, à force de me les arracher…) constate que, dans notre chaumière, les raisons de la colère varient énormément. De l’absurdité d’un petit orteil meurtri violemment par la table du salon à l’intolérable assaut d’un grand frère qui fonce sur sa petite sœur pour lui reprendre le plus récent numéro des Débrouillards (l’ire de lire!), on voit un peu de tout.

À l’origine, toutefois, une constante: le sentiment viscéral d’avoir été témoin ou même victime d’une injustice.

Dès les premières pages de la Bible, la colère monte chez Caïn, tout débiné parce que le Tout-Puissant n’agrée pas son sacrifice de bines. Envieux, Caïn se rue sur Abel et se lance enfin dans la boucherie, aux dépens de son éleveur de frère. Dieu vient pourtant de lui demander s’il saura dominer le péché, cette bête tapie à la porte de son cœur. Vraisemblablement pas.

Mais apprivoiser la colère n’est pas l’étouffer.

Dans nos sociétés civilisées, démocratiques, bien polies, ce sentiment est associé au tumulte infantile ou adolescent qu’un adulte mature sait réprimer.

On oublie que l’émotion de la colère est un moteur – les deux mots ont la même racine – qui peut et doit être mis au service de la justice, du bien commun. Malheureusement, on en est venu à penser qu’elle n’a que deux issues possibles: la bête tapie doit être mise sous le tapis; sinon elle s’exprimera sous les traits odieux de la masculinité toxique.

Sainte colère

Plus tôt ce printemps, on apprenait que la fermeture «temporaire» du Centre justice et foi (CJF) aurait pour conséquences la mise à pied de la presque totalité des employés et la fin de la publication de la revue Relations qu’il produisait depuis 1941.

J’étais souvent en désaccord avec les prises de position du CJF, mais ses membres avaient le mérite de mettre en lumière des luttes sociales locales et internationales et de produire une revue de fort belle tenue. Ils étaient une écharde au talon de tous les bons chrétiens qui aimeraient croire que la foi peut se passer des œuvres de justice.

Ironiquement, Relations lançait ce printemps un concours d’écriture dont le thème était… la colère. Aux dix employés licenciés du CJF qui se laissaient émouvoir par les injustices d’ici et d’ailleurs et qui les exposaient au jour, je le dis sans ambages: votre colère est un don.

Antoine Malenfant

Animateur de l’émission On n’est pas du monde et directeur des contenus, Antoine Malenfant est au Verbe médias depuis 2013. Diplômé en sociologie et en langues modernes, il carbure aux rencontres fortuites, aux affrontements idéologiques et aux récits bien ficelés.