enfant sens
Illustration : Marie-Pier LaRose/Le Verbe

L’enfant dans le sens du monde

Hausse des difficultés d’apprentissage, des troubles de comportement, de l’opposition et de la violence. Dépression. Anxiété. Il y a un an, et à juste titre, La Presse demandait : « Qu’est-ce qui cloche avec nos enfants ? ».

N’en jetez plus, la cour de ces enfants est pleine, voulait-on dire.

« Mais pas de panique » , ont répondu les experts. Il suffit d’agir en amont. Il faut former. Il faut sensibiliser, donner plus de ressources aux parents, aux enseignants, aux enfants eux-mêmes. C’est simplement une question de connaissances, de moyens. Il faut outiller ce pauvre monde. Oui, voilà le bon mot. Les OUTILLER. Dans la bienveillance, bien entendu. 

En dépit de tous les efforts de sensibilisation et de formation bien sentis, pétris de bons sentiments et, du reste, d’ores et déjà bien déployés depuis plusieurs années dans les réseaux de la santé et de l’éducation, le phénomène se poursuit, en apparence inexorable. La jeunesse est de plus en plus vide, triste et en colère. Il semble que, contre toute attente, la joie et l’espérance ne s’apprennent pas comme la trigonométrie ou la gestion de portefeuille. 

L’enfant est un chercheur de sens, un artisan du chaos. Sans arrêt, il manipule le réel pour s’en façonner une représentation cohérente, un univers logique et ordonné.

« Peut-être qu’avec quelques comprimés ? », est aussi tenté d’avancer l’affable pharmacien. « Nous avons d’ailleurs une nouvelle gamme de psychostimulants dont vous me direz des nouvelles ! Seulement de manière préventive et complémentaire à un accompagnement personnalisé, évidemment. Comme d’habitude, bien sûr. Toujours dans la bienveillance, bien entendu. »

Et si, au-delà du déni, le problème de l’enfant était à comprendre ailleurs que dans la matrice des gestionnaires de la santé publique ? Et si la souffrance grandissante du petit homme, certes exacerbée par des éléments externes que l’on pense pouvoir contrôler (temps d’écran, alimentation, sommeil, saines habitudes de vie, etc.) avait les racines plus profondes ? Et si elle était d’abord et avant tout causée par une perte de repères existentiels ? Et si, après tout, c’était surtout une question de sens, ni gros ni bon ?

À la recherche du sens perdu

L’enfant est un chercheur de sens, un artisan du chaos. Sans arrêt, il manipule le réel pour s’en façonner une représentation cohérente, un univers logique et ordonné. Pour mieux interpréter les évènements de sa vie, mais, surtout, pour y trouver sa place singulière, c’est-à-dire son rôle, sa vocation.

Prenons l’image d’un casse-tête qui représente le réel dans son entièreté, le monde devant soi. De son côté, puisque le réel n’a de valeur que dans la mesure où il peut contenir sa petite personne, l’enfant se voit comme une des pièces de ce casse-tête. Cela, il le saisit pratiquement dès sa naissance. Il fait partie d’un tout qui le dépasse. Mais quel tout ? Et quelle partie ? Forcément, les deux sont liés. Il ne peut pas penser ou imaginer l’un sans considérer l’autre.

Une danse s’engage donc toute la vie durant entre ces deux questions : « Quel est ce monde qui s’offre à moi ? » et « Quelle est ma place dans celui-ci ? ». À mesure que son raisonnement se déploie, l’enfant perçoit que le monde est plus complexe et nuancé qu’il ne l’avait envisagé au départ. Ainsi, le casse-tête se reconfigure et se précise, à la manière de cercles concentriques devenant toujours plus englobants.

Tant que la représentation que l’enfant se fait du monde lui permet d’interpréter logiquement les évènements, tout baigne; l’ordre est maintenu, et la vie a un sens. Mais lorsqu’un élément nouveau ou incongru survient (une anomalie dans l’algorithme de sa pensée, une faille dans sa construction du réel), un choix se présente à lui : écarter le tout dans la case des exceptions, des données négligeables, ou accueillir le chaos comme une invitation à revisiter ce réel construit, à tricoter une nouvelle grille d’interprétation des évènements. Autrement dit, faire l’autruche ou plonger dans la vague.  

Sur le plan des apprentissages, cette anomalie, qui prend la forme du conflit cognitif, est à l’origine de l’évolution de la pensée vers des stades opératoires plus avancés. L’enfant y acquiert les notions de conservation des volumes, par exemple.

À l’échelle sociale, l’anomalie se concrétise dans la rencontre de l’Autre, qui, en lui-même, est une contrainte à sa volonté, une faille constante s’ouvrant vers le chaos. Enfin, d’un point de vue moral et spirituel, l’anomalie se présente sous la forme de l’épreuve : une maladie, un déménagement, un deuil. Toutes des occasions forcées de reconsidérer le monde tel qu’il en était venu à le concevoir dans le confort de son esprit.  

Pourquoi le sens est-il si important ?

Ce dialogue avec le réel est au cœur de la recherche de sens de la vie. Ne nous méprenons pas, cette question du sens n’est pas une lubie pour vieux chnoques. Au contraire, elle est au sommet de toute question liée à la santé globale, comme une clé de voute qui tient tout l’édifice. Sans elle, l’édifice s’écroule.

Par ailleurs, tous les sens ne sont pas de valeur équivalente. Certains peuvent laisser un gout amer. Dans ce cas, ces pierres sur lesquelles on tente de faire tenir l’édifice sont friables ou mal ajustées. Plutôt que de tourner l’individu vers plus grand que soi, d’élever son âme au-delà de lui-même, à la manière d’un puits de lumière qui orienterait le regard vers la voute, vers une joie et une espérance qui l’aspire, ces pierres n’arrivent qu’à l’enfermer à l’intérieur de son propre égo, le plongeant dans un aveuglement consenti.

Ainsi en est-il d’une vie orientée autour de la carrière, du profit, du succès ou du plaisir à tout prix. Vanité des vanités ! Cette vie a un sens, mais lequel ? Elle a les traits d’un chien qui court après sa queue. Certes, il a un but, ce fier canidé, mais le seul fruit de son action, à moyen terme, est l’étourdissement et la nausée.

Qui l’aime cet enfant sans bon sens, cette bête bruyante et casse-pied, assez pour l’éduquer avec rigueur, dans la vérité et dans la charité ?

Or, qu’en est-il de l’enfant aujourd’hui ? De cet enfant turbulent qui n’arrive pas à se concentrer, qui est de plus en plus violent et opposant ? Quelle est la clé de sa voute ? Quel monde lui est-il proposé ? Quelle joie de vivre peut-il y puiser ? Quel amour du prochain peut-il y rencontrer ?

D’ailleurs, qui l’aime cet enfant sans bon sens, cette bête bruyante et casse-pied, assez pour l’éduquer avec rigueur, dans la vérité et dans la charité ? Qui sacrifie ses aspirations personnelles pour s’abaisser à prendre soin de lui, à l’écouter ?

Cet enfant semble plutôt rencontrer beaucoup d’adultes qui poursuivent leur ombre, eux-mêmes moroses et éteints, souvent amers et pleins de ressentiments. Des adultes qui, eux-mêmes embourbés dans leurs propres soucis, voient surtout dans les jeunes enfants des êtres dérangeants qu’il faut museler. Et peut-on le leur reprocher ? La voute est fermée et la lumière, éteinte. Quelle espérance y a-t-il en ce monde apeuré qui se referme sur lui-même, puis colmate toute nouvelle brèche de lumière à grand renfort d’enduit, lisse et sans aspérité ?

Ainsi, l’enfant souffre. Le vent se lève et les vagues gonflent. Et que fait l’adulte ?

Scénario 1 : il analyse le tout en bon gestionnaire, calcule en termes d’investissement, de rapport cout-bénéfice, octroie des ressources. Bien droit, debout face à la vague, il s’ancre bien les pieds dans le sable, enfile un gilet de sauvetage et attend.

Scénario 2 : il bâillonne le petit, balaie sa douleur sous le tapis, cache sa tête dans le sable et attend que les bruits s’estompent. Il ferme les yeux, met ses lunettes d’éclipse. La vague n’est plus.

Scénario 3 : il accueille le chaos, laisse entrer le doute, s’entrouvrir la faille, avec ce que cela comporte de risques et d’imprévus. Quitte à reconfigurer son monde pour qu’il soit plus adapté à l’accueil du plus petit, du plus faible. La vague arrive. Il plonge.

Que fait l’adulte ?

Thomas Plouffe

Thomas Plouffe est doctorant en psychopédagogie et chargé de cours à l’Université Laval. Il a huit flèches dans son carquois. Toutes ses bonnes idées lui viennent de sa femme, surtout celle de la laisser écrire son mot de présentation.